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de la vue des spectateurs. Une grande pureté de style, de la noblesse dans la versification, des caractères bien tracés et bien soutenus, défendirent cette pièce contre les critiques assez fondées qui en furent faites.

En général, les scènes d'amour qui se trouvent dans Zélonide, sont faiblement rendues : les expressions de galanterie y sont trop prodiguées; et, à l'exception de quelques traits du rôle de Zélonide, toute cette partie de la pièce produit peu d'effet. C'est dans les scènes de politique et dans les récits que l'abbé Genest mérite le plus d'éloges, soit pour la versification, soit pour la force des pensées. Avant de déclarer la guerre à Pyrrhus, Acarate, fils du roi de Sparte, délibère avec les éphores sur le parti qu'il doit prendre le portrait qu'il fait de Pyrrhus est un très-beau morceau de poésie :

Vous le voyez, Pyrrhus cesse de se contraindre :
Vous savez ce qu'il est et ce qu'on en doit craindre;
En d'immenses projets laissant flotter son cœur,
Il ne s'arrête point ni vaincu ni vainqueur;
Avide, entreprenant, sans règle, sans justice,
Il compte le repos pour son plus grand supplice;
Dans ses heureux succès, sans jamais en jouir,
A de nouveaux desseins il se laisse éblouir;
Et, jamais rebuté par les destins contraires,
La honte enflamme encor ses désirs téméraires.
Toujours son vaste espoir dévore l'univers.
Après avoir en vain traversé tant de mers,
Vaincu par les Romains, repoussé dans l'Epire,
D'Antigonus surpris il envahit l'empire;

Et dans la Macédoine encor mal affermi,

Il la quitte, et vers nous marche comme ennemi.

D'un prétexte frivole armant son insolence,

Pour asservir les Grecs c'est par nous qu'il commence ;
Il croit que notre hommage et nos soumissions

Vont disposer au joug les autres nations.

Que deviendrait donc Sparte, en tous lieux célébrée?
Où serait sa vertu, des peuples adorée?
Ah! si le fier Pyrrhus ose nous outrager,
Ne délibérons plus et courons nous venger.
Sans prévoir le succès et sans compter les hommes,
Il s'agit seulement de montrer qui nous sommes ;

Il s'agit de donner, en rejetant des fers,

L'exemple que nos cœurs doivent à l'univers.

Un des éphores vote pour la soumission aux volontés de Pyrrhus; ses collègues s'emportent contre lui, et l'un d'eux s'écrie:

Donc ces trois cents guerriers dont les regards tranquilles
Affrontèrent la mort au pas des Thermopyles,
Qui, nobles compagnons du roi Léonidas,
Soutinrent les assauts d'un million de bras,

Et qui, comblés d'honneurs pour leurs faits magnanimes,
Furent de tous les Grecs volontaires victimes;
Ces héros dont l'exemple à nos yeux vient s'offrir,
Si l'on croit Argésime, eurent tort de mourir.

Le succès de Zélonide encouragea le poète, et deux ans après il donna Pénélope. Ce sujet, qui renferme une grande partie du plan de l'Odyssée, devait paraître un des plus difficiles à traiter. La vertu modeste et tranquiile de Pénélope, la prudence consommée d'Ulysse, l'insolente audace des amants de son épouse, ne semblaient pas offrir à l'art dramatique des ressources suffisantes : l'abbé Genest sut en tirer tout le parti possible. Le grand écueil du sujet était la multitude des amants de Pénélope le poète moderne n'en a présenté qu'un qui n'a aucune vue sur le trône d'Ithaque, mais qui, aimant éperdúment la reine, est capable de tout tenter pour satisfaire sa passion. Il a placé, à côté de cet amant, un ambitieux qui a d'abord adressé ses vœux à Pénélope, mais qui n'ayant conçu aucun espoir n'a plus d'autre dessein que de s'emparer du sceptre d'Ulysse, et qui, pour parvenir à ce but excite l'amant de la reine à consommer son attentat en la conduisant à Samos. Cette combinaison savante contribue beaucoup à rendre le sujet théâtral. Si vous y joignez celle des rôles de Télémaque et d'Eumée, vous remarquerez qu'il devient plus dramatique, et que son ensemble acquiert de l'intérêt et de la régularité.

On a blámé avec raison les trois reconnaissances. Il faut observer qu'à cette époque ce moyen était moins usé qu'actuellement cependant l'abbé Genest aurait pu transporter celle d'Eumée hors des yeux du spectateur; il semble que les recon

naissances avec Télémaque et avec Pénélope auraient eu plus d'effet.

Une grande difficulté était de remplir la scène sans offrir Ulysse aux yeux de Pénélope, jusqu'au moment où le héros se décide à se présenter au peuple. Les derniers actes se ressentent de l'éloignement des deux époux, qui, chacun de leur côté, parlent de leur amour et de leurs regrets, et que l'on brûle de voir réunis. Peut-être l'auteur eût-il rendu sa pièce plus intéressante, en suivant l'exemple d'Homère, qui fait d'abord trouver Ulysse avec Pénélope, sans que celle-ci le reconnaisse, et qui, dans une autre scène, amène la reconnaissance avec une délicatesse et un art que l'on ne saurait assez admirer. Il faut convenir qu'il serait peu vraisemblable que Pénélope ne reconnût pas son époux au premier abord; mais la déesse qui veille sur lui a altéré ses traits, et même, sans que l'on ait besoin de recourir à des moyens surnaturels, n'est-il pas possible que les malheurs, une absence de plusieurs années, la fatigue des voyages, aient changé Ulysse au point de le rendre méconnaissable? D'ailleurs, on doit observer que Pénélope ose à peine lever les yeux sur un autre homme que son époux. On regrettera d'autant plus cette scène, qu'elle est un des morceaux les plus touchants de l'Odyssée. Un étranger qui a connu Ulysse veut s'entretenir de lui avec la reine; admis devant elle, il lui parle de son époux; Pénélope s'attendrit; la fidèle Ericlée, qui a été la nourrice d'Ulysse, veut laver les pieds à l'étranger; une cicatrice, qu'elle a autrefois remarquée, lui annonce qu'elle est aux pieds de son maître : elle reconnait Ulysse. Dans son transport, elle veut parler; Ulysse, étouffant ses soupirs, lui dit à voix basse Garde-toi de parler, et qu'aucun ici n'apprenne de toi mon secret. Mon fils, répond Ericlée, je le garderai au fond de mon cœur, et ce cœur sera plus impénétrable que la roche et le fer. » La scène se prolongea encore; la joie inquiète d'Ericlée, la douleur de Pénélope, la contrainte d'Ulysse, la rendent très-intéressante.

Sans suivre exactement la marche d'Homère, il semble que l'abbé Genest aurait pu profiter de ces beautés, et nourrir ainsi, par une scène touchante, son quatrième acte, qui est un peu

vide. Dans une tragédie il faut, le plus qu'il est possible, mettre en présence l'un de l'autre les principaux personnages; si l'on s'en abstient, l'action devient froide et languissante.

Le rôle de Pénélope est très-bien conçu : quoique sa position ne lui fournisse que des plaintes continuelles, l'auteur a su y mettre de la variété, et surtout répandre sur ce personnage tous les charmes de la douceur, de la décence et de la vertu. Lorsqu'on annonce à Pénélope qu'un étranger se présente dans le palais, et qu'il est pauvre et malheureux, elle s'écrie: Gardons qu'on ne l'outrage;

Sur des bords étrangers, Ulysse, sans appui,
Peut-être au même état se rencontre aujourd'hui.

Ces sentiments sont pleins de naturel, et respirent la plus tendre humanité. Voltaire les a embellis dans Mérope. Cette reine malheureuse dit, en parlant du jeune étranger qui lui est présenté :

Egyste est de son âge;

Peut-être, comme lui, de rivage en rivage,

Inconnu, fugitif, et partout rebuté,

Il souffre le mépris qui suit la pauvreté.

Dans la tragédie de l'abbé Genest, Ulysse est tel que l'a peint Homère; au milieu de ses inquiétudes pour son épouse, de ses témoignages de tendresse pour son fils, il conserve toujours cette sécurité et cette retenue que donne une prudence consommée.

Le style de cette tragédie est en général pur et élégant; mais on pourrait y désirer plus de précision, plus de force et de couleur. Elle eut peu de succès dans la nouveauté : on la remit ensuite au théâtre, où elle fut accueillie, et où elle s'est maintenuc longtemps. On est fondé à croire que, si elle reparaissait, elle plairait au public. On doit d'autant plus désirer qu'elle soit remise, que ce sujet, si beau et si difficile, manque au théâtre, et ne sera probablement jamais mieux traité. Pénélope obtint d'illustres suffrages on assure que Bossuet, après l'avoir lue, dit qu'il ne balancerait pas à approuver les spectacles, si l'on y donnait toujours des pièces aussi épurées. Si cette opinion a été émise par l'évêque de Meaux, elle a dû l'être en d'autres termes; et il y a lieu de croire qu'elle n'avait pour objet que les pièces

de théâtre considérées comme ouvrages de littérature. Bossuet savait, mieux que personne, que les accessoires du spectacle sont presque toujours plus dangereux que les pièces que l'on y représente, et qu'en supposant même qu'elles fussent plus épurées, le théâtre deviendrait difficilement une école de mœurs. Il parait que ce grand homme admirait surtout, dans Pénélope, les beautés simples tirées d'Homère, un plan sage et régulier, et les grâces d'une diction facile et harmonieuse, quoiqu'un peu négligée.

L'abbé Genest composa encore deux tragédies, Polymnestre et Joseph; l'une n'a point été imprimée, l'autre n'a été jouée que dans les colléges.

Les tragédies de l'abbé Genest respirent la morale la plus pure. S'il était possible de donner à l'art dramatique un but vraiment moral, c'est sur les traces de ce poète qu'il faudrait marcher. «Il tirait des spectacles mêmes, dit M. de SaintAulaire, de quoi dédommager les mœurs de ce qu'ils ont de dangereux pour elles Touché des exemples de vertu, il se plut à les montrer dans leur plus beau jour. Sensible au mérite rare, ileut soin de le consacrer par des peintures vives et touchantes, peintures où lui-même est si reconnaissable. »

L'abbé Genest, après avoir achevé l'éducation de mademoiselle de Blois, eut l'abbaye de Saint-Wilmer: il fut en même temps nommé secrétaire des commandements du duc du Maine. Dans la société brillante que la duchesse réunissait à Sceaux, il se fit distinguer par la délicatesse et les charmes de son esprit. Voltaire a peint, avec une sorte d'enthousiasme, cette société que le goût des lettres avait formée, et qu'il avait pu voir dans sa jeunesse; tous les arts étaient réunis pour composer les plaisirs nobles et décents de cette cour. Ce fut là que l'abbé Genest se lia avec Malesieu, grand admirateur des poètes tragiques grecs, et qui avait le rare talent de les traduire sur le champ, à une simple lecture. Ils composèrent ensemble plusieurs pièces de prose et de poésie, qui furent publiées sous le titre de Divertissements de Sceaux.

Les portes de l'Académie française furent ouvertes à l'abbé Genest en 1698 : il remplaça Boyer.

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