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être le prévenir l'espérance n'abandonne jamais l'amour. Mais Pyrrhus parait insensible à cette prière. Elle ne veut qu'un jour, et il le refuse; il ne reste que le désespoir :

Vous ne répondez point?... Perfide, je le voi,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi.
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'une autre l'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux....
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux.
Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée :
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.

Porte aux pieds des autels ce cœur qui m'abandonne,
Va, cours: mais crains encor d'y trouver Hermione.

L'amour et la fureur réunis ensemble n'ont jamais eu un accent plus vrai et plus effrayant. Il serait infini de détailler tout ce qu'il y a dans ce morceau. L'analyse de cinq ou six rôles des pièces de Racine, faite dans cet esprit, serait une histoire complète de l'amour jamais on ne l'a ni mieux connu ni mieux peint. Quelle vérité dans ce vers :

Tu comptes les moments que tu perds avec moi !

Comme cette observation est juste! Rien n'échappe à la vue perçante d'une femme qui aime, même dans le trouble de la colère. Elle ne peut se cacher que ses reproches, dès qu'ils sont inutiles, ne font que la rendre importune, et que celui qui en est l'objet compare involontairement ces moments si tristes et si insupportables avec ceux qui l'attendent auprès d'une autre. Et cette expression, ta Troyenne! qu'il y a de haine et de dé nigrement dans ce mot' Ce ne sont, si l'on veut, que des nuances; mais c'est la réunion des circonstances, même légères, qui fonde l'illusion de l'ensemble: rien n'est petit dans la peinture des passions. Cette autre expression, tu lui parles du cœur, qu'elle est heureuse et neuve ! c'est encore la passion qui en trouve de pareilles. Sauve-toi de ces lieux pourrait ailleurs être familier : il est relevé par ce qu'il y a de cruel dans l'empressement de quitter Hermione. Ainsi donc l'amour est vraiment

tragique dans Pyrrhus, dans Oreste, dans Hermione; il l'est différemment dans tous les trois, et prend la teinte de leurs différents caractères : ardent et impétueux dans Pyrrhus, sombre et désespéré dans Oreste, altier et furieux dans Hermione. Jamais dans Corneille il n'avait eu aucun de ses caractères. Aussi les effets qu'il produit ici sont en proportion de son énergie; et, ce qui est de l'essence du drame, les changements de situation qui se succèdent dans la pièce, naissent de cette fluctation naturelle aux âmes passionnées, et produisent de ces coups de théâtre qui ne tiennent pas à des événements étrangers ou accidentels, mais dont les ressorts, sont dans le cœur des personnages. Pyrrhus, croyant que le péril d'un fils doit résoudre Andromaque à lui donner sa main, refuse Astyanax aux Grecs. Hermione offensée a promis de partir avec Oreste. Celui-ci s'abandonne à la joie; mais dans l'intervalle du premier au second acte, Andromaque a rejeté les offres de Pyrrhus, et dans le moment où Oreste se croit sûr de sa conquête, arrive Pyrrhus.

Je vous cherchais, seigneur un peu de violence,
M'a fait de vos raisous combattre la puissance,

Je l'avoue, et depuis que je vous ai quitté,
J'en ai senti la force et connu l'équité.

J'ai songé, comme vous, qu'à la Grèce, à mon père
A moi-même, en un mot, je devenais contraire;
Que je relevais Troie, et rendais imparfait,
Tout ce qu'a fait Achille et tout ce que j'ai fait.
Je ne condamne plus un courroux légitime.

Et l'on vous va, Seigneur, livrer votre victime.

Oreste demeure frappé de consternation, et le spectateur avec lui. Voilà un coup de théâtre; il est d'un maître. L'intérêt croit avec le péril des principaux personnages, et le nœud capital est la résolution que prendra Andromaque. La conduite de Pyrrhus en dépend; celle d'Hermione dépend de Pyrrhus; et celle d'Oreste d'Hermione. Cette dépendance mutuelle est si distincte, qu'elle ne forme point de complication, et le différent degré d'intérêt qu'inspire chaque personnage ne nuit point à l'unité d'objet, parce que tout est subordonné à ce premier intérêt attaché au péril d'Andromaque et de son fils; car il faut soi

gneusement distinguer au théâtre deux sortes d'intérêt le premier consiste à désirer le bonheur ou le salut d'un personnage principal; le second, à partager ses malheurs ou excuser ses passions en raison de leur violence. C'est le premier qui fait ici le fond de la pièce: il tient à la personne d'Andromaque, au péril de son fils, qui est sa 'dernière consolation, à ce grand sentiment de l'amour maternel peint des couleurs les plus touchantes ce qu'on désire le plus, c'est que son fils soit sauvé. Mais comment pourra-t-elle sauver ce fils, s'il faut que la veuve d'Hector épouse le fils d'Achille? Voilà d'où naît la suspension et l'incertitude, voilà l'intérêt principal. Celui qu'on peut prendre aux passions de Pyrrhus, d'Hermione, et d'Oreste, est d'une autre espèce : il ne va qu'à les plaindre ou les excuser plus ou moins, et à se prêter à un certain point à tous leurs mouvements, parce qu'ils sont naturels et vrais; mais on ne désire point que leur amour soit heureux. C'est une règle générale au théâtre, que ce désir n'existe dans le spectateur que lorsque l'amour qu'on lui représente est réciproque, ou qu'il l'a été, parce qu'alors il peut faire le bonheur des deux amants, comme on l'a vu dans le Cid. Ici donc tous les vœux sont pour Andromaque et pour son fils; et il est temps de parler en détail de ce rôle, qui forme un contraste si admirable avec toutes les passions orageuses dont il est environné.

Remarquons d'abord l'avantage des sujets connus Les noms de Troie, d'Hector, de sa veuve, de son fils, commencent par disposer l'âme à l'attendrissement : ce sont de grandes et mémorables infortunes, dont nous avons été occupés dès notre enfance, et que les ouvrages d'Homère et de Virgile nous ont rendues familières. Mais il faut que le poète sache conserver à ces sujets si connus la couleur qui leur est propre. Et qui jamais y a mieux réussi que Racine? Quel modèle que ce rôle d'Andromaque! Comme il est grec! comme il est antique! Quelle aimable simplicité! quelle modestie noble et douce ! quelle tendresse d'épouse et de mère! quelle douleur à la fois majestueuse et ingénue! Comme ses regrets sont touchants et ne sont jamais fastueux! comme dans ses reproches et dans ses refus elle

garde cette modération et cette retenue qui sied si bien à son sexe et au malheur ! comme tout ce rôle est plein de nuances délicates que personne n'avait connues jusqu'alors, plein d'un pathétique pénétrant dont il n'y avait aucun exemple! Qui est-ce qui n'est pas délicieusement ému de ces vers simples, qui descendent si avant dans le cœur, et font couler les larmes de la pitié?

Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils,
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie.
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui,
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui.

PYRRHUS.

Ah! Madame, les Grecs, si j'en crois leurs alarmes,
Vous donneront bientôt d'autres sujets de larmes.

ANDROMAQUE.

Et quelle est cette peur dont le cœur est frappé?
Seigneur, quelque Troyen vous est-il échappé?

PYRRHUS.

Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte.
Ils redoutent son fils.

ANDROMAQUE.

Digne objet de leur crainte!

Un enfant malheureux qui ne sait pas encor

Que Pyrrhus est son maitre et qu'il est fils d'Hector. On peut comprendre tout ce que peut sur elle l'intérêt de cet enfant. Lorsque Pyrrhus, las d'être rebuté, revient à l'hymen d'Hermione et a promis de livrer Astyanax, Andromaque ne craint pas de s'abaisser aux pieds d'une rivale qui doit la détester, elle ne craint pas de s'exposer à son orgueil et à ses mépris. L'amour maternel peut tout supposer et tout ennoblir. Où fuyez vous, Madame? N'est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux Que la veuve d'Hector pleurante à vos genoux? Je ne viens point ici par de jalouses larmes, Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes. Par une main cruelle, hélas! j'ai vu percer Le seul où mes regards prétendaient s'adresser.

Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée;
Mais il me reste un fils.... Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu'où va notre amour!
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
Lorsque, de tant de biens qui pouvaient nous flatter,
C'est le seul qui nous reste et qu'on veut nous l'ôter.
Hélas! lorsque, lassés de dix ans de misère,
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
J'ai su de mon Hector lui procurer l'appui,
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j'ai pu sur lui.
Que craint-on d'un enfant qui survit à sa perte?
Laissez-moi le cacher en quelque ile déserte.
Sur les soins de sa mère on peut s'en assurer,
Et mon fils avec moi, n'apprendra qu'à pleurer.

Hermione la quitte avec dédain. Pyrrhus entre sur la scène. Céphise exhorte sa maîtresse à tâcher de le fléchir. Andromaque en désespère; elle n'ose même jeter les yeux sur lui. Pyrrhus qui n'attend qu'un regard et ne l'obtient pas, dit avec empor

tement:

Allons aux Grecs livrer le fils d'Hector,

A ce mot elle tombe à ses pieds. Il lui reproche son inflexibilité.

Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée;
Mais vous ne l'avez pas seulement demandée,
C'en est fait.

ANDROMAQUE.

Ah! seigneur, vous entendiez assez
Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés.
Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune,
Ce reste de fierté qui craint d'être importune.
Vous ne l'ignorez pas : Andromaque, sans vous,
N'aurait jamais d'un maître embrassé les genoux.

Ce qu'il y a de plus beau dans cette réponse, c'est qu'on sait bien que ce n'est point par fierté qu'elle ne s'est pas abaissée devant Pyrrhus. Celle qui a pu supplier Hermione n'aurait pas été plus fière avec lui; mais elle tremble d'implorer un homme qui met à ses bienfaits un prix dont elle est épouvantée. Aussi,

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