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malgré ses dangers et sa douleur, elle ne lui parle pas même de cet amour dont elle ne peut supporter l'idée; elle ne cherche à l'émouvoir que par la pitié et la générosité. Cette observation des bienséances est le comble de l'art.

Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez.
J'ai vu mon père mort et nos murs embrasés,
J'ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant trainé sur la poussière,
Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils! je respire, je sers.
J'ai fait plus je me suis quelquefois consolée,
Qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'eût exilée;
Qu'heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,
Puisqu'il devait servir fût tombé sous vos lois.
J'ai cru que sa prison deviendrait son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille.
J'attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité :
Je n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un crime;
Malgré lui-même, enfin, je l'ai cru magnanime.
Ah! s'il l'était assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins ;
Et que, finissant là sa haine et nos misères,
Il ne séparat point des dépouilles si chères !

Quelle magie de style! quel charme inexprimable ! Jamais le malheur n'a fait entendre une plainte plus touchante. Pyrrhus en est attendri, et consent encore à sauver Astyanax; mais il renouvelle avec plus de force que jamais la résolution de l'abandonner aux Grecs, si Andromaque ne consent pas à l'épouser. Il est déterminé à le couronner ou à le perdre il lui laisse le choix, et c'est alors que la veuve d'Hector ne trouve qu'un moyen de sauver à la fois son fils et sa gloire : elle épousera Pyrrhus, et, en quittant les autels, elle s'immolera sur le tombeau de son premier époux. Elle recommande son fils à la fidèle Céphise.

Fais connaître à mon fils les héros de sa race;
Autant que tu pourras conduis-le sur leur trace.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été.

Parle-lui tous les jours des vertus de son père,
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.

Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger.
Nous lui laissons un maitre, il le doit ménager.
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste;
Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste;
Et pour ce reste enfin j'ai moi-même, en un jour,
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour!

L'action désespérée d'Oreste et le meurtre de Pyrrhus, égorgé dans le temple au moment où il reçoit la main d'Andromaque, empêche cette princesse d'exécuter son funeste dessein. Son sort et celui d'Astyanax paraissent assurés. Mais quelle catastrophe terrible que celle qui termine la destinée d'Oreste et d'Hermione! Quel moment que celui où cette femme égarée et furieuse lui demande compte du sang qu'elle-même a fait répandre! On a cité cent fois ces vers fameux :

Mais, parle, de son sort qui t'a rendu l'arbitre?

Pourquoi l'assassiner? qu'a-t-il fait? à quel titre?
Qui te l'a dit?

Ce dernier mot est le plus beau peut-être que jamais la passion ait prononcé. Si on osait le comparer au qu'il mourut, ce ne serait pas pour rapprocher des choses très-différentes, ce serait pour faire remarquer, dans l'un le sublime d'un grand sentiment, et dans l'autre le sublime d'une grande passion. L'un est sans doute d'un plus grand effet au théâtre, il transporte quand on l'entend; l'autre étonne et confond quand on y réflé chit. Il fallait avoir deviné bien juste à quel excès d'égarement et d'aliénation l'on peut arriver dans une situation comme celle d'Hermione, pour mettre dans sa bouche une pareille question, après qu'elle a employé une scène entière à déterminer Oreste à cet attentat, et qu'elle même depuis ce moment n'a pas été occupée d'une autre idée; et cependant ce mot est si vrai qu'on en est frappé sans en être surpris. Il a d'ailleurs tous les genres de mérites: il fait partie de la catastrophe, il commence la punition d'Oreste, il achève le caractère d'Hermione: c'est le résultat d'une connaissance approfondie des révolutions du cœur humain.

Des situations si fortes doivent nécessairement finir par faire couler le sang; et ce n'est pas là, suivant l'expression de La Bruyère, du sang répandu pour la forme. Une femme qui a pu faire assassiner son amant doit se tuer elle-même telle est la fin d'Hermione, et Oreste reste en proie aux Furies. Ce dénoùment est digne d'un des sujets les plus éminemment tragiques que l'on ait mis sur la scène.

Mais n'y a-t-il point quelques fautes dans ce chef-d'œuvre dramatique? Il est permis d'en signaler quelques-unes; mais elles sont légères On a hlâmé, dans le rôle de Pyrrhus, deux vers dont le sentiment est vrai, mais au-dessous de la dignité tragique :

Crois-tu, si je l'épouse,

Qu'Andromaque en son cœur n'en sera point jalouse?

un autre vers qui est un abus de mots :

Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,

et dans le rôle d'Oreste, cet endroit où il dit à Hermione :
Prenez une victime,

Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous.

Cette comparaison de la cruauté des Scythes et de celle d'Hermione est dans le goût des exagérations romanesques. Otez ce peu de fautes et quelques autres moins marquantes d'ailleurs, on peut affirmer que l'on vit pour la première fois dans Andromaque une tragédie où chacun des acteurs était continuellement ce qu'il devait être, et disait toujours ce qu'il devait dire. Racine, en étalant sur la scène des peintures si savantes et si expressives de cette inépuisable passion de l'amour, ouvrit une source nouvelle et abondante pour la tragédie française. Cet art que Corneille avait principalement établi sur l'étonnement et l'admiration et sur une nature quelquefois trop idéale, Racine le fonda sur une nature toujours vraie et sur la connaissance du cœur humain. Il fut donc créateur à son tour comme l'avait été Corneille, avec cette différence, que l'édifice qu'avait élevé l'un frappait les yeux par des beautés irrégulières et une pompe informe, au lieu que l'autre attachait les regards par ces belles

proportions et ces formes gracieuses que le goût sait joindre à la majesté du génie. (La Harpe, Cours de littérature.)

>> Les sentiments les plus touchants de l'Andromaque de Racine, dit M. de Châteaubriand, émanent pour la plupart d'un poète chrétien. L'Andromaque de l'Iliade est plus épouse que mère; celle d'Euripide a un caractère à la fois rampant et ambitieux qui détruit le caractère maternel; celle de Virgile est tendre et triste, mais c'est moins encore la mère que l'épouse: la veuve d'Hector ne dit pas Astyanax ubi est? mais: Hector ubi est?

L'Andromaque de Racine est plus sensible, plus intéressante que l'Andromaque antique. Ce vers si simple et si aimable

Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui,

est le mot d'une femme chrétienne : cela n'est point dans le goût des Grecs et encore moins des Romains. L'Andromaque d'Homère gémit sur les malheurs futurs d'Astyanax, mais elle songe à peine à lui dans le présent; la mère, sous notre culte plus tendre, sans être moins prévoyante, oublie quelquefois ses chagrins en donnant un baiser à son fils. Les anciens n'arrétaient pas longtemps les yeux sur l'enfance; il semble qu'ils trouvaient quelque chose de trop naïf dans le langage du berceau. Il n'y a que le Dieu de l'Evangile qui ait osé nommer sans rougir les petits enfants (parvuli), et qui les ait offerts en exemple aux hommes:

« Et accipiens puerum, statuit eum in medio eorum : quem cum complexus esset, ait illis:

> Quisquis unum ex hujusmodi pueris receperit in nomine meo me recipit. »

Et ayant pris un petit enfant, il s'assit au milieu d'eux, et » l'ayant embrassé, il leur dit :

> Quiconque reçoit en mon nom un petit enfant me reçoit. » Lorsque la veuve d'Hector dit à Céphise, dans Racine :

Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste ;

Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste;

qui ne reconnaît la chrétienne? C'est le deposuit potentes de sede. L'antiquité ne parle pas de la sorte; car elle n'imite que les

sentiments naturels : or, les sentiments exprimés dans ces vers de Racine ne sont point purement dans la nature, ils contredisent au contraire la voix du cœur. Hector ne conseille point: à son fils d'avoir de ses aïeux un souvenir modeste : en élevant Astyanax vers le ciel, il s'écrie :

O Jupiter, et vous tous, dieux de l'Olympe, que mon fils règne, comme moi, sur Ilion; faites qu'il obtienne l'empire entre les guerriers; qu'en le voyant revenir chargé des dépouilles de l'ennemi, on s'écrie: Celui-ci est encore plus vaillant que son père! »

» Enée dit à Ascagne :

Et te, animo repetentem exempla tuorum,

Et pater Æneas, et avunculus excitet Hector.

» A la vérité, l'Andromaque moderne s'exprime à peu près comme Virgile sur les aïeux d'Astyanax. Mais après ce vers : Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,

elle ajoute :

Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été.

» Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de l'orgueil on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature évangélique. Cette humilité que le Christianisme a répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le rapport des passions, perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque. Quand la veuve d'Hector, dans l'Iliade, se représente la destinée qui attend son fils, la peinture qu'elle fait de la future misère d'Astyanax a quelque chose de bas et de honteux; l'humilité, dans notre religion, est bien loin d'avoir un pareil langage: elle est aussi noble qu'elle est touchante. Le chrétien se soumet aux conditions les plus dures de la vie; mais on sent qu'il ne cède que par un principe de vertu, qu'il ne s'abaisse que sous la main de Dieu, et non sous celle des hommes; il conserve sa dignité dans les fers; fidèle à son maltre sans lâcheté, il méprise des chaines qu'il ne doit porter qu'un moment, et dont la mort viendra bientôt le délivrer; il n'estime les choses de la vie que comme des songes et supporte

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