Imágenes de páginas
PDF
EPUB

que c'est à deux cardinaux que nous devons la tragédie et l'opéra. Il nous fait redevables de la tragédie à la protection que Richelieu accorda au grand Corneille; mais n'est-ce pas faire à ce ministre un peu trop d'honneur, et lui devons-nous la tragédie parce qu'il donnait une petite pension à Corneille, et qu'il le faisait travailler aux pièces des cinq auteurs, et qu'il fit censurer le Cid par l'Académie? On faisait des tragédies en France depuis plus d'un siècle, mauvaises à la vérité; mais enfin la théorie de l'art était connue : et si l'auteur des Horaces et de Cinna sut porter cet art à un très haut degré, s'il nous apprit le premier ce que c'était que la tragédie, c'est à lui que nous le devons, ce me semble, et non pas à Richelieu, comme ce n'est pas à Richelieu, qu'il dut son génie, mais uniquement à la nature.

A l'égard de l'opéra, il est sûr que Mazarin nous donna la première idée de ce spectacle, jusqu'alors absolument inconnu en France; et quoique ses efforts pour l'y faire adopter n'eussent aucunement réussi, quoique les trois opéra qu'il fit représenter au Louvre, à différentes époques, par des musiciens et des décorateurs de son pays, n'eussent produit d'autre effet que d'ennuyer à grands frais la cour et la ville, et de valoir au cardinal quelques épigrammes de plus, c'était pourtant nous faire connaître une nouveauté; et ses tentatives, toutes malheureuses qu'elles furent, renouvelées après lui sans avoir beaucoup de succès, étaient en effet les premiers fondements de l'édifice élevé depuis par Lulli et Quinault.

Nous avons vu à l'article de la Toison d'Or, de Corneille, que le marquis de Sourdeac fit représenter cette pièce, d'un genre extraordinaire, dans son château de Neubourg en Normandie. Ce n'était pas encore un opéra; mais du moins il y avait déjà dans ce drame un peu de musique et des machines. C'est ce marquis de Sourdeac qui se mit en tête de naturaliser l'opéra en France. Il s'était associé avec un abbé Perrin, qui faisait de mauvais vers, et un violon nommé Cambert, qui faisait de mauvaise musique pour lui, il s'était chargé de la partie des décorations. Le privilège d'une Académie royale de musique fut expédié à l'abbé Perrin, et l'on représenta sur le théâtre de la rue Guénégaud, Pomone, et les Peines et les Plaisirs de l'Amour, avec assez de succès pour donner l'idée d'un spectacle qui pouvait être agréable. Mais comme toute entreprise de cette espèce est, dans ses commencements, plus coûteuse que lucrative, les entrepreneurs s'y ruinérent, et finirent-par céder leur privilège à Lulli, surintendant de la musique du roi, qui joua d'abord dans un jeu de paume, et peu après sur le théâtre du Palais-Royal, devenu vacant après la mort de Molière. Lulli eut le bonheur de s'associer avec Quinault, et cette association fit bientôt la fortune du musicien et la gloire du poète après sa mort.

Remarquons, en passant, qu'un des grands obstacles qui s'opposèrent d'abord à ce nouvel établissement, ne fut pas seulement l'ennui qu'on avait éprouvé à l'opéra italien, mais la persua

sion générale que notre langue n'était pas faite pour la musique. On voit que ce n'était pas une chose nouvelle, que le paradoxe qui fit tant de bruit il y a trente ans, quand Rousseau nous dit : Les Français n'auront jamais de musique; et s'ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. Son grand argument était que la prosodie de notre langue est moins musicale que celle des Italiens : c'est comme si l'on disait que les Français n'auront jamais de poésie, parce que leur langue est moins harmonieuse et moins maniable que celle des Grecs et des Latins. Mais ce qu'on ne peut dissimuler, c'est que ce fut un étranger qui nous fit croire pendant long-temps que nous avions de la musique à l'opéra français, et qu'à ce même opéra ce sont encore des étrangers qui nous ont enfin apporté la bonne musique.

Avant de parler de Quinault et de ceux qui l'ont suivi, je crois devoir commencer par quelques notions générales sur ce genre de drame, dont il a été parmi nous le véritable créateur.

Quoique l'on ait comparé notre opéra à la tragédie grecque, et qu'il y ait effectivement entre eux ce rapport génériqne, que l'un et l'autre est un drame chanté, cependant il y a d'ailleurs bien des différences essentielles. La première et la plus considérable, c'est que la musique, sur le théâtre des Grecs, n'était évidemment qu'accessoire, et que, sur celui de l'opéra français, elle est nécessairement le principal, surtout en y joignant la danse qu'elle mène à sa suite, comme étant de son domaine. L'ancienne mélopée, qui ne gênait en

rien le dialogue tragique, et qui se prêtait aux développements les plus étendus, au raisonnement, à la discussion, à la longueur des récits, aux détails de la narration, régnait d'un bout à l'autre de la pièce, et n'était interrompue que dans les entr'actes, lorsque le chant du choeur, différent de celui de la scène, était accompagné d'une marche cadencée et religieuse, faite pour imiter celle qu'on avait coutume d'exécuter autour des autels; et qu'on appelait suivant les diverses positions des figurants, la strophe, l'antistrophe, l'épode, etc. Ces mouvements réguliers étaient constamment les mêmes; et lorsque le choeur se mêlait au dialogue, il n'employait que la déclamation notée pour la scène. Il y a loin de cette uniformité de procédés à la variété qui caractérise notre opéra, aux choeurs de toute espèce, mis en action de toutes les manières, et changés souvent d'acte en acte, tandis que celui des Anciens n'était qu'un personnage toujours le même, toujours passif et moral; à la musique plus ou moins brillante de nos duo, inconnus dans les pièces grecques; à nos fêtes, aux ballets formant une espèce de scènes à part, liées seulement au sujet par un rapport quelconque ; enfin, à ce merveilleux de nos métamorphoses, dont il n'y a nulle trace dans les tragiques grecs. Je ne parle pas des airs d'expression, qui sont aujourd'hui l'une des plus grande beautés de notre opéra c'est une richesse nouvelle que Lulli ne connaissait pas, puisqu'il ne demandait point de ces airs à Quinault; mais tous ces accessoires que je viens de détailler étaient absolument étrangers

à la tragédie grecque, et sont la snbstance de notre opéra. La raison de cette diversité se retrouve dans le fait que j'ai d'abord établi, que la musique n'était qu'un ornement du seul spectacle dramatique qu'ait eu la Grèce, et qu'elle est devenue le fond du nouveau spectacle, ajouté, sous le nom d'opéra, à celui que nous offrait le théâtre français.

De cette différence de principe a dû naître celle des effets. Les Grecs, se bornant à noter la parole, ont eu la véritable tragédie chantée, et, en la déclamant en mesure, lui ont laissé d'ailleurs tout ce qui lui appartient, n'ont restreint ni l'étendue de ses attributs, ni la liberté du poète. Au contraire l'opéra, quoique nous l'appelions tragédie lyrique, est tellement un genre particulier, très distinct de la tragédie chantée, que, lorsqu'on a imaginé de transporter sur le théâtre de l'opéra les ouvrages de nos tragiques français, il a fallu commencer par les dénaturer au point de les rendre méconnaissables; en conservant le sujet, il a fallu une autre marche, un autre dialogue, une autre forme de versification. Nous n'avons certainement point de compositeur qui voulût se charger de mettre en musique Iphigénie et Phèdre, telles que Racine les a faites; et les musiciens d'Athènes prirent la Phedre et l'Iphigénie des mains d'Euripide, telles qu'il lui avait plu de les faire.

Lorsque, arrivé à l'époque du dix-huitième siècle, je rencontrerai sur mon passage la révolution produite sur le théâtre de l'opéra par celle que la musique a tout récemment éprouvée, il sera

« AnteriorContinuar »