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DE LA

LITTÉRATURE

ANCIENNE ET MODERNE.

QUESTION. Toute discussion philosophique ou oratoire suppose un doute à éclaircir, et l'objet du doute est la question, le point de la question. Toutes nos idées viennent-elles des sens? La pensée peut-elle être un mode de la matière? Voilà des questions métaphysiques. Est-ce dans le vide ou dans un fluide que les corps célestes se meuvent? et agissent-ils l'un sur l'autre par un milieu ou sans milieu ? Voilà des questions de physique. Le vice n'est-il pas toujours un faux calcul de l'amour-propre? Y a-t-il rien de plus intéressant pour l'homme en société, que d'étre juste et bon? Voilà des questions de morale.

On voit que les questions philosophiques sont communément générales elles le sont toujours dans leur principe et dans leur résultat, lors même que la discussion roule sur un objet particulier, comme de savoir, par exemple, si Socrate n'eût pas mieux fait, en s'échappant de sa prison, d'évi

XXIII.

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ter à ses juges le crime de sa mort; si Caton d'Utique n'eût pas mieux fait d'imiter Solon et de survivre à la liberté, pour tâcher d'être encore utile à sa patrie, en inspirant quelque pudeur à l'ambition de César.

Les questions oratoires sont aussi générales dans ce que les rhéteurs appellent le genre indéfini, c'est-à-dire le genre philosophique, orné de formes oratoires. Mais, comme je l'ai dit ailleurs, toutes les fois que la question n'en est pas réductible à des espèces particulières, l'éloquence est perdue; son objet doit être usuel, et quelque essor que prenne la spéculation, son but doit être la pratique. L'épervier s'élève jusqu'aux nues, mais c'est pour fondre sur sa proie avec plus de rapidité : c'est l'image de l'éloquence qui attaque les vices et les abus, et singulièrement de l'éloquence de la chaire.

Dans le genre délibératif, où il s'agit d'une résolution à prendre, il est évident que la question est particulière; elle l'est de même dans le genre de controverse où il s'agit d'un jugement à prononcer. Mais dans l'un et l'autre, il est rare qu'elle ne tienne point à quelque principe général.

Rien ne semble plus isolé qu'une question de fait; elle ne laisse pas de conduire souvent à la solution d'un problème comme de savoir, par exemple, à quel degré de certitude peuvent s'élever les probabilités, ou quelles sont les forces respectives des témoignages et des indices.

Lorsque l'existence du fait ou de la chose est décidée, et que l'on ne dispute que de la qualité,

la solution dépend toujours d'un principe qui peut lui-même être reçu ou contesté entre les deux parties.

Milon a-t-il tué Clodius? Voilà un fait que Cicéron conteste, mais faiblement, et ce n'est pas l'endroit où il prétend se retrancher. Mais lequel des deux, de Clodius ou de Milon, a eu dessein d'attaquer l'autre et lui a tendu des embúches? C'est ici le point capital. Ce n'est donc plus de l'existence, mais de la qualité de l'action qu'il s'agit : si elle est attaque ou défense, si elle est comprise dans ce principe, qu'un citoyen qui tue un citoyen est coupable et digne de mort; ou exceptée par celui-ci, que tout homme a le droit de conserver et de défendre sa propre vie. C'est là ce qu'on appelle l'état de la question.

Le principe n'est pas plus contesté dans le procès qu'Eschine intente à Démosthène : ils conviennent tous les deux qu'un mauvais citoyen, un homme corrompu, un orateur pernicieux est indigne des honneurs destinés au mérite et à la vertu. Mais que Démosthène ait été ce mauvais citoyen, ou que son zèle, son dévoûment, la noblesse de ses conseils et les services signalés qu'il a rendus à sa patrie lui aient mérité la couronne d'or que Ctésiphon lui a décernée, c'est le problème de cette grande cause où Démosthène a déployé toute la vigueur de cette dialectique qui est le nerf de son éloquence.

Lorsque c'est le principe même qui est en question, l'éloquence et la philosophie s'y déploient en liberté, et ce sont les plus belles causes. Telle fut

celle de Marc-Antoine, lorsque, forcé d'avouer que Norbanus avait soulevé le peuple contre Copion, il osa faire l'apologic d'une sédition populaire. Toute sédition est criminelle. Cela est faux, disait Antoine, toute sédition est un malheur sans doute, mais quelquefois un malheur nécessaire, et c'est alors une action légitime souvenons-nous que c'est à des séditions que Rome a dú sa liberté.

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Quand l'orateur a réfuté le principe de l'adversaire, et qu'il a établi le sien, il lui reste encore le plus souvent à faire voir que la question agitée tient au principe qu'il a posé, et que ses conclusions en sont les conséquences. La cause a donc alors deux points de controverse : d'abord le principe de droit, et puis l'espèce et le rapport de la cause avec ce principe. Alors Cicéron recommande de se tenir, le plus qu'on peut, dans la question générale, parce qu'elle offre un champ plus vaste à l'éloquence, et que l'orateur y est placé comme dans un poste éminent d'où il domine sur la cause. Il me semble pourtant que l'attention de l'orateur, comme celle du général d'armée, doit se porter sur le point le plus faible, et que le principe une fois solidement prouvé, si c'est le fait qui demeure équivoque, c'est vers l'endroit qui périclite que l'éloquence doit se hâter de réunir tous ses efforts. Voyez PREUVE.

MARMONTEL, Éléments de Littérature.

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