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L'ÉMIGRATION

EN AUVERGNE

LES DIVERSES CATÉGORIES D'ÉMIGRANTS

Par M. BAPTISTE BUSSEUIL.

Parmi les Français qui s'éloignent de leur lieu de naissance, plusieurs entrent dans le grand courant d'émigration européenne qui entraîne tant d'individus au delà des mers, principalement dans l'Australie et dans les deux Amériques; quelques-uns passent seulement la frontière, pour gagner la Belgique, l'Espagne, l'Italie, ou quelque autre des États de l'Europe; le plus grand nombre n'ayant aucun goût pour les déplacements à destinations lointaines, n'émigre qu'en passant d'un point de la France à l'autre. C'est l'émigration sous cette dernière forme, c'est-à-dire celle dont tous les mouvements s'accomplissent dans les limites du territoire français que nous allons examiner ici; mais hâtons-nous de dire que notre examen, loin d'être une étude complète de la question, n'en est qu'un des nombreux éléments, puisqu'il ne porte que sur un point de nos montagnes, le canton de Besse en Chandèze.

Nous n'avions ni les données, ni l'expérience qu'il faut pour faire plus; et aurions-nous eu tout ce qui nous manque pour écrire savamment sur les mouvements intérieurs de l'émigration que nous nous y serions préparé, selon la méthode de M. Le Play, en dressant au point de vue des va-et-vient de la population une série de monographies cantonales. Cela nous aurait permis d'envisager à la fois le détail et l'ensemble des faits, d'en dégager les conséquences si diverses et si mêlées, et par là, d'établir avec une exactitude rigoureuse les conclusions définitives de notre travail.

On rencontre partout dans le domaine public quelques indi

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cations plus ou moins vagues sur l'émigration intérieure de la France tout le monde sait, par exemple, que Paris reçoit des cochers de l'Aveyron, des maçons de la Creuse, des porteurs d'eau du Cantal; mais personne ne s'est jamais enquis, d'une manière scientifique, au milieu de quelles circonstances cochers, maçons et porteurs d'eau quittent leur village natal, et si leur absence momentanée ou permanente exerce, en bien ou en mal, une influence décisive sur les habitudes de leur vie privée et sur la destinée sociale de leur famille. Et cependant, s'il n'est pas, comme a dit Arthur Young, de spectacle plus touchant, plus fait pour éveiller toutes les sympathies de notre nature que celui d'une famille vivant sur le petit domaine que son travail met en valeur, qu'il a créé peut-être, n'est-ce point aussi un spectacle saisissant que celui d'un paysan quittant le sol natal dans l'espoir de tirer ailleurs meilleur profit de ses bras et de ses aptitudes; et ce spectacle n'est-il point particulièrement saisissant lorsque c'est une famille entière qui abandonne ses foyers et ses moyens ordinaires d'existence, sans trop savoir le plus souvent ce qui l'attend, et si elle trouvera la gêne ou le bienêtre là où elle va poser sa tente? Il faut le reconnaître, cette expatriation volontaire a aussi son intérêt. Si elle est moins retentissante que celle des condamnés politiques qu'on envoie à Nouméa, elle est marquée par des résultats trop importants pour ne pas attirer l'attention : le développement qu'elle présente, les faits sociaux qui l'accompagnent, la prompte facilité avec laquelle s'y condamne l'habitant des campagnes, les modifications qu'elle fait subir à la vie morale et à la vie matérielle de ceux qui y prennent part, invitent le simple curieux comme l'économiste à la considérer avec soin et rendent véritablement utile un surcroît d'information.

1.

Des onze communes du canton de Besse dans le Puy-deDôme, qui sont par ordre de population: Eglise-Neuve-d'En

traigues, Besse, le Chambon, Compains, Saint-Diéry, Murols, Valbeleix, Saint-Victor, Saint-Pierre - Colamine, Espinchal et Saint-Anastaise, il n'y en a pas une qui ne prenne aujourd'hui une part active à l'émigration. Toute la commune de Murols, et certaines contrées à terres arables de deux ou trois autres communes se tenaient naguère assez en dehors de ce mouvement; mais depuis une vingtaine d'années elles y sont aussi entrées.

Sur une population totale de 11,030 habitants, dans la première moitié du XIXe siècle, on peut estimer le nombre des émigrants à environ 1,600; de 1860 à 1883, sur une population descendue de 11,030 à 10,200, les supputations les plus consciencieuses permettent de le porter à 700. Le chiffre des partants reste, comme on voit, pour l'ensemble du pays qui nous occupe, très-inférieur à ce qu'il était jadis cela vient sans doute un peu de ce qu'il est prélevé sur une population plus clair-semée, mais cela vient surtout de la situation économique de toutes les localités à pâturage.

Il est incontestable que le paysan éleveur est plus favorisé dans sa situation que le paysan laboureur, et la comparaison établie dans le détail des faits par l'homme pratique qui connaît également et l'élevage des bestiaux et la culture des céréales fait voir manifestement qu'il vaut mieux élever du bétail que semer du blé. Absolument parlant, et même relativement aux exigences de notre temps, il y a aujourd'hui chez l'habitant des vallées et des plateaux herbus plus d'argent et partant plus d'aisance qu'autrefois, et c'est certainement la raison pour laquelle il émigre de moins en moins si, au contraire, l'habitant des pays de varenne a plus que jamais en tête l'idée du départ, c'est que la juste proportion de sa dépense avec son revenu a été détruite par la tyrannie des besoins nouveaux et par le bas prix des denrées qu'il peut porter au marché.

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Aussi bien, n'est-ce pas la rigueur de l'hiver, comme on a pu parfois l'entendre dire, qui chasse le montagnard du sol natal: l'homme n'est point comme ces oiseaux de passage qui, selon 'expression de Châteaubriand, suivent de climat en climat

leur mobile patrie. Dans les villages des communes de Besse et du Chambon, il ne fait guère plus chaud, et dans les communes de Murols et de Saint-Diéry pas plus froid qu'au temps passé, et cependant on remarque dans ceux-ci plus d'empressement à partir, et dans ceux-là un ralentissement de plus en plus sensible. C'est encore moins dans des préoccupations politiques et religieuses qu'on peut chercher avec chance de les trouver, les motifs d'une émigration qui ne se transportant pas hors de France subit partout les mêmes lois.

C'est donc l'intérêt économique, qui, nous en sommes parfaitement convaincu, excite ou calme la passion des voyages. C'est l'amour et surtout le besoin du gain qui font que l'on commence à émigrer de quelques villages et que l'on émigre moins de certains autres. Améliorer leur situation matérielle en gagnant de l'argent, voilà encore une fois, le principal mobile de la plupart des partants, car il en est quelques-uns qui n'ont d'autres mobiles que l'horreur du travail.

Des observations de toute sorte, des faits de tout ordre qui se présentent à notre esprit, concourent tous à nous faire établir trois catégories d'émigrants : les émigrants qui se rendent à Paris, et que, pour cette raison, on appelle parisiens: ceux qui ont une destination acquise en province et qu'on ne désigne par aucun nom particulier enfin les émigrants qui errent de côté et d'autre en France, et qui sont vulgairement nommés colleurs ou leveurs.

Bien que toutes les communes du canton participent aujourd'hui à l'émigration, chacune d'elles n'est pas également représentée dans chacun des trois groupes que nous venons d'indiquer. Ainsi Eglise-Neuve, Besse, Espinchal ont la spécialité de fournir presque exclusivement des colleurs: les habitants de Saint-Victor et de Chambon se dirigent surtout vers le Nivernais, l'Orléanais, la Normandie, ou l'Ile-de-France; enfin Murols, Saint-Diéry, et en général, toutes les localités où l'expatriation est plus récente, envoient presque tous leurs émigrants chercher fortune à Paris.

Si nous essayons maintenant de suivre nos divers groupes

d'émigrants, en commençant par ceux qui se dirigent vers Paris, nous constatons que ces derniers sont presque tous établis dans le XVIII arrondissement, au quartier de la Chapelle-Saint-Denis. La plupart sont mariés et ont avec eux femme et enfants. Ce n'est pas un vain caprice qui fait émigrer les familles de notre canton; elles partent, soit parce qu'elles sont dans un état de gêne plus ou moins grand, soit parce qu'elles veulent éteindre une hypothèque ou éviter un emprunt.

Les hommes débutent ordinairement comme hommes de peine ou terrassiers. Dès qu'ils ont amassé la somme nécessaire, ils entreprennent un petit commerce, et deviennent ainsi brocanteurs, marchands de vins, fruitiers. Les femmes aident généralement leur mari. Elles ne reculent d'ailleurs devant aucune fatigue si elles n'ont pas une boutique à tenir, elles s'occupent aux menus travaux de diverses industries, et, au besoin, se font porteuses de pain ou marchandes de lait, au seuil de quelque grande porte cochère.

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Cette catégorie d'émigrants présente à l'observateur des dispositions morales qu'il ne doit pas oublier de signaler. Il se développe parmi eux un sentiment d'émulation qui les excite à amasser, le plus rapidement possible, un petit pécule, et, en même temps, une indifférence telle pour la religion que les femmes mêmes, qui en observaient le plus fidèlement les pratiques dans leur village, ne mettent presque plus le pied dans l'église.

Pour ce qui est de l'esprit de retour, qui anime tout le monde au départ, la jeunesse l'a bientôt perdu. Le chef de famille avait fait ses calculs; il devait revenir dans tant d'années, et voilà qu'au terme fixé par lui, il trouve chez ses enfants une résistance tellement opiniâtre qu'il est très souvent incapable de la surmonter. Au surplus, il se console d'être retenu au delà du temps qu'il s'était proposé, en pensant qu'il s'enrichira davantage et en conservant l'espérance illusoire de revenir plus tard au pays.

Cette émigration a déjà multiplié les baux à ferme, en

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