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RAPPORT

PRÉSENTÉ

AU NOM DE LA SECTION DES LETTRES

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE

PAR

M. CHARLES DES GUERROIS

MEMBRE RÉSIDANT

MESSIEURS,

La Section des Lettres m'a fait l'honneur de me confier la tâche de vous présenter le rapport sur le Concours de poésie, tâche toujours délicate, mais dans la circonstance, tâche pénible, particulièrement pour un poète qui aime la poésie et les poètes, et qui se voit dans la nécessité de vous apporter, au nom de votre Commission, un jugement sévère pour tous, sans l'adoucissement qui résulterait d'une récompense décernée à un seul.

Quinze pièces nous ont été envoyées. Quoi! pas un épi dans cette gerbe? Nous verrons bien. Tout d'abord, un certain nombre de morceaux doivent être mis à l'écart, par la raison qu'ils sont publiés dès à présent par leurs auteurs. Je trouve en effet deux des pièces qui nous ont été envoyées,

dans un volume de M. Emile Predl; elles ont pour titre : Au Roi de Prusse, et Rêverie d'Antan, Sextine. Vous pouvez les lire dans un petit volume publié par l'auteur en 1874, sous le titre de Sonnets misanthropiques.

Le Pardon, sous le titre d'Episode, a été honoré d'une médaille d'argent par la Société Académique de Nantes et publié dans ses Mémoires, 1873, p. LVI. Cette pièce est de M. Achille Millien, ainsi qu'une autre qui l'accompagne. Je ne veux pas laisser passer le Pardon sans un juste mot d'éloge pour son auteur, qui nous appartient, je crois, à titre de membre correspondant. Il y a certainement dans cette pièce, surtout dans la première partie, celle qui nous présente le tableau sombre d'une nuit d'orage pendant l'invasion et la bataille, une intention, une beauté poétique qu'on ne saurait méconnaître le canon gronde au loin, et la tristesse est dans la pauvre chaumière de paysans à laquelle on nous intéresse le fils de ses habitants est absent et il ne reviendra pas. Il a péri dès les premiers combats. Le père a décroché son vieux fusil et s'en est allé vers la mêlée. Qu'estil devenu? La mère sort pour s'enquérir. Elle est sur le champ de bataille de tantôt, retournant les morts, visitant les blessés. Dans cette sombre recherche, elle rencontre un enfant, un tout petit enfant abandonné, voué à la mort dans cette solitude. Ils sont pauvres, ces paysans; mue de pitié cependant, elle oublie sa pauvreté, elle rapporte l'innocent au logis. Mais malheur! voilà que cet enfant, cette épave du combat est un petit Prussien. Le paysan alors il est rentré dans l'intervalle — résiste à l'adoption. Sa femme insiste, et finit par l'emporter. Voilà en quatre mots la pièce que nous aurions sans doute jugée digne de notre attention, si la Société Académique de Nantes ne nous avait prévenus. Peut-être cependant, même en la distinguant à cause de son mérite poétique, aurions-nous dû faire quelque réserve sur le fond. Quoi donc, ô poète, aurions-nous pu dire à l'auteur, où placez-vous l'action de votre drame? Est-ce autour

de Châteaudun? Est-ce auprès de Bazeilles et de Carignan? Est-ce dans les environs de Strasbourg en flammes? Est-ce dans le voisinage de Saint-Cloud dont ils n'ont laissé que le sol? Oui certes, dirai-je, il est beau de pratiquer cette charité que vous glorifiez, même envers ceux qui ne la pratiquent guère; mais c'est tout, il faut la pratiquer, il ne faut pas la prêcher. Tel est du moins mon sentiment particulier. Soyons humains envers ceux qui ont renoncé à l'humanité, ayons de la pitié envers ceux qui sont impitoyables; mais de grâce, soyons humains, soyons pitoyables en silence, ne prêchons pas tout haut cette pitié, cette charité nécessaire. Prêcher, cela suppose un devoir strict, dont l'inobservation est une faute or je ne crois pas qu'il faille aller jusqu'à cette affirmation. Sous le bénéfice de cette observation, le mérite poétique de l'œuvre récompensée à Nantes subsiste tout entier.

Enfin, pour terminer la liste des pièces qui nous échappent, la Légende du Charbonnier a été envoyée à la Société Académique de Saint-Quentin et jugée discrètement, mais peu favorablement par le rapporteur de la Commission pour le prix de poésie (Mémoires de cette Société, 3° série, t. xi, p. 49). Je crois que nous aurions pu, sans être trop indulgents, nous montrer moins sévères. Nous aurions dû tout au moins remarquer la première partie de ce petit poème, chasse dans la forêt, pleine de mouvement et de vérité.

Je viens aux pièces qui restent soumises à notre jugement. Un certain nombre ont été écartées d'une main sévèrement juste par votre Commission: ce sont surtout des pièces longues et faibles, sans un éclair, sans un trait, sans rien de ce qui fait pardonner, sinon accepter de longues suites de vers où se complut la faiblesse amoureuse de l'esprit de leurs

auteurs.

Ces éliminations faites, bien petit est le nombre des morceaux retenus. Voici deux pièces qui paraissent être de la

même plume, l'une intitulée Fatalisme, hymne à « la stupide indolence, » à l'abaissement de la volonté, à « la somnolence,» appel malsain d'une poésie peu virile en un temps où il faut tendre virilement toutes les forces de l'âme. La orme d'ailleurs ne rachète pas l'inacceptable donnée. L'autre pièce, sous le titre de Triolets, nous a paru mériter plus d'attention; là, en effet, il y a un sentiment d'art; mais la pièce est en elle-même d'une facture bien légère : l'auteur semble appartenir à cette école aujourd'hui dominante qui met tout dans des rimes bien étoffées, dans des vers d'une facture riche, sinon solide, dans des strophes bien agencées. Cela est beaucoup pour nous, cela n'est pas tout, et avec une forme riche - s'il se peut nous voulons un fond résistant, un fond solide. Jamais nous ne consentirons à faire de la poésie un simple jeu, un amusement d'esprits oisifs et vides.

1

Sur deux Dessins d'Emile Bayard. Une pièce pour chaque dessin, une pour la gaieté du printemps avant la guerre, pour les enfants « joyeux, partis à tire d'aile, » cueillant des fleurs et les portant à celui qui sourit : « Père, à toi ces fleurs que nous cueillons! » Une autre pièce pour la tristesse de l'hiver après la guerre, pour la veuve en deuil conduisant à une tombe des enfants en deuil. Il y a de fort jolis vers, surtout dans la première pièce, ceux-ci par exemple :

C'est l'été, c'est le bois au frémissant feuillage,
Au loin sort du fouillis une blanche maison
Gaie à l'œil, attirante autant que la saison
Des nids ou qu'une belle inconnue en voyage.
Le jour est clair, paisible, un lumineux soleil
Pétille, accroche à tout le sourire et la vie.

là une

Il est dommage que je ne puisse pas aller plus loin; vous vous récrieriez dès le vers suivant : Il est sûr qu'il y a trop grande inégalité d'exécution.

Nous ne saurions adresser le même reproche à la pièce intitulée le Vieux Braconnier du temps jadis. Ici l'exécution se soutient, le poète nous intéresse à son vieux braconnier dont il retrouvera un jour, au pied d'un vieil arbre, le crâne dur et luisant. Moins heureux que le chêne aux nœuds de fer, dont les ans ne brisent point la force, dont le cœur est plein encore de sève, il est, lui, l'homme de la forêt, brisé par l'âge ;

Son œil est sans regards et son oreille est sourde
Au bruit des pas du daim.

Votre Commission, en saluant au passage des vers bien frappés, celui-ci par exemple :

On entend devant lui (le cerf) craquer les jeunes branches, votre Commission n'a pourtant pas cru pouvoir décerner le prix à l'auteur de ce morceau, qui, en somme, ne fait toute l'impression que pourrait faire attendre la donnée heu

reuse.

pas

Une pièce seule a paru à la section des Lettres mériter une sérieuse attention; c'est le poème intitulé le Crâne, avec cette épigraphe: Poesia, Pazzia (Poésie, folie).

Voici l'idée de cette pièce :

Le poète erre dans un antique cimetière; ce cimetière est peint en quelques traits, de main de maître, j'ose le dire:

Fraîchement sillonné de profondes entailles

Un cimetière ancien, comme un ventre entr'ouvert,
Epanchait au dehors ses horribles entrailles,
Et tachait d'os blanchis sa peau de gazon vert.

La pioche au fer luisant n'est pas encor posée;
L'inflexible rail-way passera lå demain;
Et mai sans regarder prodigue sa rosée
Au bouton d'or en fleur, au tibia romain.

Près du maigre fémur fait comme une étamine
La stupide mâchoire au ciel bleu grince ou rit;
Les membres sont nombreux, mais le crâne domine :
Dieu le fait avec soin ce cachot de l'esprit !

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