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RECHERCHES HISTORIQUES

SUR LA LANGUE CATALANE,

Par M. FR. JAUBERT DE PASSA, Correspondant de l'Institut et de la Société Royale des Antiquaires de France.

UN siècle après l'invasion de l'Espagne par les Goths et par les Vandales, la civilisation romaine avait disparu. Le peuple, intimidé par les guerres, exposé à tous, les excès, par l'absence d'un gouvernement régulier, privé des écoles publiques et de tout moyen d'instruction, fut désormais étranger à la pratique des arts et à l'étude des sciences et des lettres. Vainqueurs et vaincus, réunis par une profonde ignorance, ne formèrent plus qu'une nation soumise aux mêmes vicissitudes, exposée aux caprices d'un maître, et aux malheurs trop fréquens des guerres civiles. L'anarchie féodale jeta dès lors de profondes racines (1). Les grands, entrainés par l'esprit du siècle, ne savaient ni lire ni écrire, et les prêtres étaient habiles quand ils comprenaient leur bréviaire et qu'ils sa

(1) Luitprandt: Murat. script. ital., vol. 2, pars 1, p. 481. Procope de B. G., l. 3, c. 10.

:

Jornandes de Reb. Get., p. 671.

Isidore de Séville: Historia, p. 732. Ibid., Chronicon. Idace: Chron., vol. 7, p. 1233, édit. I udg. 1677.

Olao Magno: Hist. Goth, Cap. 6.

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vaient rédiger, tant bien que mal, quelques actes publics. Les lois romaines furent proscrites, et le nom même de Romain devint une insulte dans la bouche des Goths et des Vandales (2)

Le latin avait été jusqu'alors la langue vulgaire (3): Rome l'imposa toujours aux provinces conquises; et pour mériter ses faveurs, pour conserver les priviléges et les droits de citoyen Romain, il fallait avoir cultivé les muses latines. Mais la langue d'un peuple vieilli dans la pratique des arts et dans les vices de la civilisation, ne pouvait plus convenir à des hordes barbares qu'enivrait l'esprit de conquête et la soif du pillage. Elles devaient surtout rester étrangères à cette langue particulière que les lettres créent et s'approprient dans tous les climats, et dont l'histoire n'est elle-même que l'histoire du peuple qui l'a adoptéc.

La langue gothique, née dans les forêts du Nord, dans des contrées marécageuses et sous un ciel rigoureux, se ressentait de l'âpreté du climat. Ce n'est point dans les vastes solitudes de la Germanie, ni dans le tumulte des camps, qu'elle avait pu se perfectionner : seulement en traversant des contrées inconnues, elle avait emprunté à des nations barbares, non moins inconnues, quelques mots nouveaux, destinés à faciliter aux guerriers conteurs le récit de leurs dangers et

(2) Fuero Juzgo: lib. 2, Lit. 1, leg., nullus 10.

Elle

prononce une amende de 30 livres contre ceux qui citent des lois Romaines.

(3) Capmany: t. 1, p. 3.

de leurs exploits. C'est ainsi qu'elle 'parvint jusqu'en Espagne, d'où la repoussaient une vieille civilisation et l'horreur qu'inspirait un vainqueur implacable.

Le latin et la langue gothique furent donc les langues que parlèrent, dans le 5° siècle, les peuples qui occupaient l'Espagne, comme vaincus ou comme vainqueurs. Une troisième langue (4), particulière à l'ancienne province Tarragonaise, et qui depuis plusieurs siècles n'était plus parlée que par les cultivateurs éloignés des côtes et par les montagnards, avait survécu aux désastres politiques. C'était la langue Celtibère. Elle avait fait, dans des siècles reculés, l'adoption d'un grand nombre de mots empruntés aux Rhodiens, aux Phéniciens, aux Grecs et aux Carthaginois, à mesure que le commerce conduisit ces peuples sur les côtes de la riche Ibérie. Il s'établit donc une lutte entre les trois langues latine, gothique et celtibère; et si le vainqueur, las de subjuguer et subjugué lui-même par le climat, toléra, par des édits, l'emploi de la langue latine, celle-ci désormais parlée par des peuples plongés dans l'ignorance, sans professeurs pour l'enseigner, sans écrivains pour en conserver le souvenir, s'altéra, se corrompit avec rapidité, et de ce mélange de langues étrangères les unes aux autres par l'origine, la construction, la règle grammaticale des mots, il naquit une quatrième langue, qui devint commune aux peuples de la Celtibérie. Elle emprunta à la latine, la majeure partie des mots et quelques-unes de ses cons

(4) Bosch: lib. 1, §. 7.

tructions; à la gothique, l'emploi jusqu'alors inconnu de l'article, invention heureuse, qui l'affranchissait de la servitude des cas; à la celtibère, la dénomination des lieux et de quelques travaux agricoles. L'existence de cette quatrième langue est constatée dans les plus anciens historiens Catalans et Espagnols (5). Elle porta, dès son origine, le nom de romance ou romang, c'està-dire de latine, parce qu'elle n'était réellement alors qu'un dialecte de la langue de Rome. Mais ce dialecte, d'après les historiens Français, fut commun aux peuples de la Provence, de l'Occitanie et des provinces voisines. Il est facile de concilier cette contradiction apparente, si l'on se rapporte aux temps de barbarie, que rappelle l'origine du romang.

Tous les peuples de la Gaule et de l'Espagne, pour lesquels la langue latine avait été, pendant plusieurs siècles, la langue vulgaire et écrite, en passant sous des dominations différentes, conservèrent cependant des traces apparentes de l'association politique dont ils avaient long-temps fait partie; et les dialectes qu'ils adoptèrent, ou plutôt qui naquirent de la conquête et de la barbarie, conservèrent long-temps encore une physionomie commune. On les confondit sous la dénomination de romance ou de romang, bien que chaque contrée, désormais isolée par le caractère particulier du peuple conquérant auquel elle était échue

4

(5) Escolano: hist. de Val., p. 1, lib. 1, c. 14, n. 1. Luitprandt, lib. 4, cap. 21.

en partage, dût offrir dans son langage des différences qui de jour en jour devenaient plus notables. L'histoire de tous ces dialectes présenterait aujourd'hui trop de difficultés et pas assez de résultats utiles pour qu'ils pussent être considérés isolément; mais plusieurs d'entre eux étant devenus, par la suite des temps, des langues régulières et écrites, les recherches acquièrent dans ce cas un intérêt particulier. Il ne peut donc être question ici que de la langue romance, telle qu'elle se forma du mélange des trois langues parlées par les divers peuples voisins de l'Ebre, et non de la langue romance, telle qu'elle pouvait exister à la même époque dans le midi et le centre de la France.

Le besoin, ce premier et le plus habile des maîtres, donna bientôt à la langue romance tous les caractères essentiels et les formes grammaticales nécessaires à une langue destinée à exprimer tous les besoins et tous les sentimens. Son usage devint si général et si absolu, que les érudits seuls, c'est-à-dire quelques membres du clergé, savaient rédiger en latin les actes publics; et souvent même embarrassés dans leur rédaction, ils étaient forcés de recourir à la langue Romance, pour rendre leur rédaction plus claire et plus complète (6).

Pendant que l'Espagne, favorisée par un beau ciel et par les débris de la civilisation romaine, s'é

(6) Diago: Hist. des Comtes de Barcel. lib. 2, cap. 44, 50, 52, 70..

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