farines, fut à la Bastille et demanda à y voir les crocs, cette tour et cette chambre où avait été renfermé un de ses ancêtres. Le cardinal de Richelieu était trop jaloux du pouvoir souverain pour partager avec les courtisans et les mignons de cour le droit d'emprisonnement ou de liberté qu'il exerçait au nom de Louis XIII. Ennemi du roi ou de Richelieu, c'était tout un, et à aucun autre titre que ce fùt, on ne pouvait mériter la Bastille pendant le règne du ministre-prêtre. Quand Bassompierre, poursuivi par un vague pressentiment de la captivité, se leva devant le jour comme il est dit dans ses mémoires, et brûla plus de six mille lettres d'amour qu'il avait autrefois reçues de diverses femmes, il savait bien qu'il n'avait à redouter aucun ennemi de cour, et que son dévouement au parti de la reine mère pouvait seul le mettre en péril, si le moment n'était pas opportun pour le faire paraître. Quand il alla trouver le roi pour savoir ce qu'il devait avoir à craindre, et que le roi lui eût répondu, Comment, Bastien, aurais-tu la pensée que je voulusse te faire emprisonner? tu sais bien que je t'aime, Bassompierre eût bien voulu qu'une autre voix fit écho à la parole de Louis XIII, il eût été bien certain alors de ne pas faire, pour le moment du moins, connaissance avec la Bastille; mais une voix manquait, et Richelieu se taisant, Bassompierre ne fut pas étonné d'entendre le lieutenant des gardes de service lui dire: «Monsieur, c'est avec la larme à l'œil et le cœur qui me saigne, que moi, qui depuis vingt ans suis votre soldat et ai toujours été sous vous, sois obligé de vous dire que le roi m'a commandé de vous arrêter. >>> Richelieu sachant les paroles royales qui promettaient à Bassompierre la liberté, sut les concilier parfaitement avec l'ordre de l'arrestation; il envoya Dutremblay à la Bastille, dire au prisonnier, de la part du roi, qu'il ne l'avait point fait arrêter pour aucune faute qu'il eût faite, et qu'il le tenait son bon serviteur, mais de peur qu'on le portât à mal faire. Bassompierre resta douze ans à la Bastille. Il est dit dans ses mémoires qu'il fut six nuits sans fermer l'œil, et toujours dans une agonie qui fut pire que la mort même. En plusieurs circonstances, Louis XIV put appeler la grande prison ma Bastille. Dans l'affaire de Fouquet, elle servit la jalousie de l'amant de La Vallière plus que la justice du roi de France. Si le surintendant des finances se fût contenté de puiser dans les caisses de l'État pour subvenir à ses goûts princiers, le roi eût eu pitié de cet amour de la grandeur qui était un hommage rendu, quoique par des moyens peu licites, à son culte pour le faste, mais Fouquet voulut éblouir La Vallière, et dirigea imprudemment vers elle un des rayons de sa magnificence, et bientôt il fut relégué à la Bastille, où il eut le triste honneur de passer, aux yeux de quelques historiens, pour le prisonnier au masque de fer. Le masque de fer... à ce nom se rattache le souvenir d'un grand drame politique, où le moi de Louis XIV joua un des rôles principaux. Malgré le mystère qui a couvert cet épisode romanesque, la réunion de toutes les circonstances prouve en faveur d'une supposition. Des faits racontés et discutés par Voltaire, Lagrange-Chancel, le père Griffet, Saint-Foix et autres, la solution logique est que l'homme au masque de fer était le fruit d'une liaison adultère entre la reine Anne d'Autriche et un amant dont le nom est resté inconnu, s'il n'est pas Buckingham. L'homme au masque de fer devait être l'aîné de Louis XIV; il avait droit à la couronne de France, malgré son illégitimité apparente. Voilà, dit l'auteur de la Bastille dévoilée, voilà la vérité, qui était terrible dans tous les temps, que Voltaire n'a osé dire, que le grand monarque a cherché à ensevelir dans la nuit du silence par toutes les voies imaginables, même les plus iniques. Le premier écrivain qui parla en France de l'homme au masque de fer est l'auteur des Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse (de France) publiés à l'étranger avant la première édition du Siècle de Louis XIV. Voltaire s'est flatté à tort d'avoir, avant tous, éveillé l'attention publique sur le prisonnier mystérieux. Pendant vingt années, l'homme au masque de fer fut sous la surveillance du même gouverneur, de Saint-Mars, d'abord aux îles Marguerites, puis à la Bastille. Le gouverneur servait lui-même son prisonnier; il prenait les plats à la porte de la chambre, des mains des domestiques, dont aucun n'a jamais vu le visage du captif. Lagrange-Chancel1 dit que le gouverneur de la forteresse des îles Marguerites avait les plus grands égards pour ce prisonnier; qu'il le servait en vaisselle d'argent, et lui fournissait des habits aussi riches qu'il paraissait le désirer; que dans les maladies où il avait besoin de médecin ou de chirurgien, il était obligé, sous peine de vie, de ne paraître en leur présence qu'avec son masque de fer ou de velours 2. Voltaire raconte que le marquis de Louvois alla voir le prisonnier aux îles Sainte-Marguerite, et lui parla debout avec une considération qui tenait du respect. Un barbier aperçut un jour sous la fenêtre du prisonnier quelque chose de blanc qui flottait sur l'eau ; il l'alla prendre et l'apporta au gouverneur : c'était une chemise très-fine pliée avec assez de négligence, et sur laquelle le prisonnier avait écrit. De Saint-Mars, après l'avoir dépliée et avoir lu quelques lignes, demanda au barbier, d'un air fort embarrassé, s'il n'avait pas eu la curiosité de prendre connaissance des choses écrites sur ce linge. Celui-ci protesta plusieurs fois qu'il n'avait rien lu; mais deux jours après il fut trouvé mort dans son lit. Un jour de Saint-Mars s'entretenait avec le captif; en se tenant hors de la chambre, dans une espèce de corridor, pour voir de loin ceux qui viendraient, le fils d'un de ses amis arrive, et s'avance vers l'endroit où il entend du bruit : le gouverneur, qui l'aperçoit, ferme aussitôt la porte de la chambre, court précipitamment au-devant du jeune homme, et, d'un air troublé, il lui demande s'il a entendu quelque chose. Dès qu'il fut assuré du contraire, il le fit repartir le jour même, et écrivit à son ami que peu s'en était fallu que cette aventure coûtât cher à son fils, et qu'il le lui renvoie de peur de quelque autre imprudence. Une autre fois le prisonnier grava son nom sur le dos d'un plat d'argent, avec la pointe d'un couteau. Un valet crut faire sa cour au gouverneur en lui reportant le plat. Ce malheureux fut trompé dans son espoir, on se défit de lui sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet homme un secret d'une si grande importance. Voltaire a brodé ce fait et l'a paré d'une teinte romanesque. 1 Lettres de Lagrange-Chancel à Fréron au sujet de l'homme au masque de fer. Le masque qui cachait la figure du prisonnier était monté sur des bandes d'acier légères et flexibles, et garni entièrement de velours. L'aventure du plat d'argent se passa, selon quelques historiens, au château de Palteau, près Villeneuve-le-Roi, où le masque de fer fit une halte quand Saint-Mars, en 1698, passa du gouvernement des îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille. A la halte au Palteau, le seigneur de cette terre assista à l'arrivée de l'homme au masque de fer, et il a recueilli et publié quelques circonstances du voyage de l'illustre prisonnier; il ne fait pas mention de l'anecdote du plat d'argent. Il dit que Saint-Mars mangea avec son prisonnier, que le captif avait été placé le dos tourné aux croisées de la salle à manger qui donnaient sur la cour, qu'on ne put voir s'il mangeait avec son masque, mais on remarqua que de Saint-Mars, qui était à table vis-à-vis de lui, avait deux pistolets à côté de son assiette. Lorsque le prisonnier traversait la cour il avait toujours son masque noir sur le visage. De Saint-Mars coucha dans un lit qu'on avait dressé auprès de celui du prisonnier. A la Bastille, le gouverneur servait lui-même l'homme au masque de fer et lui enlevait son linge. Quand il allait à la messe, le captif avait les défenses les plus expresses de parler et de montrer sa figure. L'ordre était donné aux invalides de tirer sur lui en cas de désobéissance. Un ministre écrivait au gouverneur de la Bastille : « Quand vous aurez quelque chose à me mander du prisonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans, je vous prie d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand vous écriviez à M. de Louvois. >>> Tous les historiens s'accordent à dire que ce fut sous le ministère Louvois que s'accomplit ce grand acte d'iniquité. Le journal de la Bastille, tenu par de Junca, gouverneur en 1703, porte à la date du 19 novembre de cette année : « Le prisonnier inconnu, toujours masqué d'un masque de velours noir, que M. de Saint-Mars avait amené avec lui venant des îles Sainte-Marguerite, et qu'il gardait depuis longtemps, s'étant trouvé hier un peu plus mal en sortant de la messe, est mort aujourd'hui sur les dix heures du soir, sans avoir eu une grande maladie ; M. Girault, notre aumônier, le confessa hier; surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses sacrements, et notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir. Il fut enterré le mardi 20 novembre, à quatre heures après midi, dans le cimetière de Saint-Paul notre paroisse; son enterrement coûta quarante livres.» L'homme au masque de fer fut inhumé sous le nom de Machiali. Saint-Foix rapporte qu'après la mort de cette victime de la cruauté politique, il y eut ordre de brûler généralement tout ce qui avait été à son usage, comme linge, habits, matelas, couvertures, etc.; que l'on fit regratter et blanchir les murailles de la chambre où il avait été logé; et qu'on poussa même les précautions au point d'en défaire les carreaux, dans la crainte, sans doute, qu'il n'eût caché quelque billet ou fait quelque marque qui eût pu aider à faire connaître qui il était. Le lendemain de son enterrement, une personne ayant engagé le fossoyeur à le déterrer et à le lui laisser voir, on trouva un gros caillou à la place de la tête. Il y avait à la Bastille une grande pièce remplie d'armoires très-vastes distribuées par cases, étiquetées des numéros de tous les appartements du château. Les effets de chaque prisonnier étaient déposés dans la case correspondante au numéro de sa chambre. Lors de l'arrivée de chaque prisonnier, on inscrivait sur un livre ses noms et qualités, le numéro de l'appartement qu'il allait occuper, et la liste de ses effets déposés dans la case du même numéro. On présentait ensuite ce livre à la signature du prisonnier. Un troisième livre en feuilles contenait les noms de tous les prisonniers et le tarif de leur dépense; le relevé de ce livre passait tous les mois sous les yeux du ministre. Le quatrième livre était un in-folio immense, ou plutôt une suite de cahiers grossissant chaque jour. Ces feuilles, distribuées en colonnes, portaient des titres imprimés à chacune. Première colonne, noms et qualités des prison |