moins de quinze jours. A cause aussi de la disette dont on estoit pressé, plusieurs se prindrent à chasser aux rats, taupes et souris (la faim qui les pressoit leur faisant incontinent trouver l'invention de toutes sortes de ratoires); mais surtout vous eussiez veu les pauvres enfans bien aises quand ils pouvoyent avoir quelque souris, lesquels ils faisoyent cuire sur les charbons (le plus souvent sans escorcher ni vuider) et d'une grande avidité les dévoroyent plustost qu'ils ne les mangeoyent; et n'y avoit queue, patte ni peau de rat qui ne fust soudainement recueillie pour servir de nourriture à une grande multitude de pauvres souffreteux. Aucuns trouvoyent les rats rostis merveilleusement bons, mais encor estoyent-ils meilleurs à l'estuvée. Mais quoy? les chiens (chose que je ne croy avoir esté auparavant pratiquée ou pour le moins bien rarement) ne furent pas espargnez, ains sans horreur ni appréhension furent tuez pour manger aussi ordinairement que les moutons en autre saison; et en aon assommé et tué qui ont esté vendus, les uns cent sols, les autres six livres tournois, cela n'estant nouveau d'acheter le quartier de chien vingt et vingt-cinq sols ; la teste et le reste se vendoit de mesmes. Plusieurs affermoyent trouver la chair fort bonne, faisant aussi grand cas des testes, pieds, fressures et ventres, cuits avec espices et herbes, que de testes de veaux, de cabris et d'aigneaux. Les cuisses de lévriers rosties estoyent trouvées tendres et mangées comme rables des lièvres; mais principalement les petits chiens de laict estoyent tenus pour marcassins et petits faons. Toutesfois, pour en dire ce que j'en say et pour en avoir tasté, la chair de chien est fort fade et douceastre. Le second jour de juin, le soldat la Croix revint du pays de Languedoc, où il estoit allé pour deman der secours, lequel rapporta qu'on n'en pouvoit avoir de six sepmaines. Et pource qu'il restoit bien peu de bled dans la ville, on advisa de mettre hors les portes partie du menu peuple, jà fort attenué; et de fait, le soir du mesme jour il en sortit environ septante de leur bon gré. Outre ce, fut résolu au conseil que toute personne, de quelque qualité qu'elle fust, se contenteroit de demie-livre de pain par jour, et que les hostes ne seroyent tenus d'en donner davantage à leurs soldats; ce qui ne fut pratiqué qu'environ huit jours, car ayant conu que c'estoit trop, cela fut réduit à un quarteron ; et ainsi, tousjours en diminuant, on vint à chacun une livre par sepmaine, jusqu'à ce que, sur la fin dudit mois, que le bled et farine du magazin faillirent entièrement, la pluspart n'en eut plus du tout. Sur ce commencement de juillet, restans encor environ vingt chevaux de service, qu'on pensoit espargner pour l'extrémité, le ventre, qui n'a point d'oreilles, et la nécessité, maistresse des arts, en firent aviser aucuns d'essayer si les cuirs de boeufs, de vaches, peaux de moutons et autres (mesmes seichans par les greniers pourroyent suppléer au lieu de la chair et des corps. Et de fait, apres les avoir pelées, bien raclées, lavées, eschaudées et cuites, ils y prindrent tel goust que, si tost que cela fut sceu, quiconque avoit des peaux les acoustroit et apprestoit de ceste façon, ou bien les faisoit rostir sur le gril comme trippes; que si quelqu'uns avoyent de la graisse, ils en faisoyent de la fricassée et du pasté en pot; autres en mettoyent aussi à la vinaigrette. Mais entre les peaux celles de veaux se trouvèrent merveilleusement tendres et délicates, et en ay mangé de si bonnes que, si on ne m'en eust averty, j'eusse estimé avoir mangé de bonnes trippes de mollues. Or, non seulement les cuirs de boeufs, de vaches, et autres peaux des bestes qu'on mange communément, furent ainsi acoustrées, mais les cuirs de chevaux, les peaux de chiens et d'autres animaux inusitez pour manger furent apprestées et mangées comme les précédentes; que s'il se trouvoit des oreilles d'asnes qui fussent demeurées avec la peau, elles estoyent estimées comme tendrons et meilleures qu'oreilles de pourceaux. La façon la meilleure pour acoustrer toutes sortes de peaux n'est pas de les peler et eschauder comme nous avons dit devant, mais les faut clouer et estendre sur un aix, pour brusler et racler le poil plus aisément, ainsi comme on brusle et racle un pourceau ; cela fait, il les faut laisser tremper un jour ou deux et changer souvent l'eau, puis après les apprester et faire cuire selon qu'on veut. La cherté fut si grande en ces cuirs ainsi appareillez (qui se vendoyent sur les bancs comme trippes) qu'un pied en quarré, ou une livre de quelque peau que ce fust, se vendoît douze et quinze sols; et y a eu telle peau qui a esté vendue en détail plus de trente livres tournois. Mais comme ainsi soit que ceux qui ont faim s'avisent de tout, les cuirs et les peaux commençans à faillir et à diminuer, les plus subtils et ingénieux commencèrent à taster et faire essay du parchemin ; ce qu'ayant bien succédé, la presse y fut telle que non-seulement les peaux de parchemin blanc furent mangées, mais aussi les lettres, tiltres, livres imprimez et escrits en main, ne faisant difficulté de manger les plus vieux et anciens de cent à six vingts ans. La façon de les apprester estoit de les faire tremper un jour ou deux (selon que la nécessité le permettoit), les changer souvent d'eau, les bien racler avec un cousteau; puis les faisoit-on bouillir un jour ou demy jour, et jusques à ce qu'ils fussent attendris et amollis, ce qui se conoissoit lorsqu'en les rompant et ti rant avec les doigts on les voyoit glutineux ; et ainsi on les fricassoit comme tripes, ou bien on les apprestoit avec herbes et espices en façon de hochepot; mesmes les soldats par les corps de garde, et autres par la ville, les frottoyent et graissoyent du suif de la chandelle, et, les ayans mis un peu griller sur les charbons, les mangeoyent ainsi. J'en ay aussi veu manger où les caractères imprimez et escrits en main apparoissoyent encor, et pouvoiton lire dans les morceaux qui estoyent au plat tout prests à manger. Les peaux de tabour, les fonds de cribles trouez et percez, les colets de buffles et autres (principalement ceux de cuir blanc), furent descousus, desclouez, lavez et batus comme lexive, cuits, fricassez et mangez. Et pour ne rien omettre de tout ce que gens affamez se peuvent rassasier, les cornes de pied de cheval amassées sur les fumiers, les vieilles cornes de bœuf et de vache, les vieux os recueillis par les rues furent mangez et rongez de plusieurs qui ne laissoyent rien en arrière parmy les ordures, non plus que si les canes et poules y eussent graté et bequeté. Les cornes de lanternes ne furent pas aussi oubliées, ains arrachées, rosties et mangées. Que si les rues et ruettes estoyent ainsi fouillées pour remplir le ventre de ce que les pourceaux et chiens laisseroyent et n'en tiendroyent compte, les maisons estoyent aussi recerchées de tout ce en quoy on se pouvoit adviser avoir substance, humidité et saveur. Et afin que ce que j'ay dit du commencement (qu'on n'a point veu de plus extreme famine) soit mieux vérifié, les licols, poitrals, cropières et tous autres harnois de cheval (principalement de cuir blanc), tant vieux et usez fussent-ils, estoyent coupez par pièces, bouillis, grillez et fricassez; et voyoit-on encores les trous des coustures sur les bancs où ils se vendoyent, bien chèrement et à grand'presse. Les enfans ۱ aussi qui avoyent des ceintures de cuir les mettoyent sur les charbons, et s'en desjunoyent comme d'un boyau de tripes. Les vieux devantiers de peaux, et gras, des savetiers et autres artisans; les nerfs de bœuf et d'autres bestes, ayans servi quatre et cinq ans sur des basts de asnes et de mulets, et à d'autre usage, et ceux où pendoyent les bouteilles à vinaigre de long temps; les pieds de cerfs, de biches et de chevreux, où les clefs estoyent pendues dès les grands pères, furent destachez, cuits et fricassez, et servirent de nourriture à plusieurs. Ce n'est pas tout; car les poitrals faits de vieux cuirs et de vieilles savates, dont les vignerons de la ville se servoyent pour plier les vignes, furent aussi cuits et mangez. Quoy plus? les rongneures d'esguillettes, de bourses, d'escarcelles et autres merceries de peaux n'estoyent pas jettez sur les fumiers, ains fricassées et mangées comme tripes. Et au reste, les peaux de moutons, de chevrotins, d'agneaux, et autres passées en galle, alun ou autrement, comme les mégissiers les accoustrent (quoyqu'elles fussent teintes), estoyent cousues et servoyent à contrefaire saulsisses et autres farces composées de quelque peu d'herbes et de telles rongneures dont on les remplissoit, et les vendoit-on ainsi parmi la ville bien chère ment. On peut recueillir de cecy si tout ce qui pouvoit trouver approchant des choses susdites, ayant quelque humidité, goust ou saveur, estoit laissé en arrière. Quant aux herbes, ceux qui avoyent des jardins les estimoyent plus qu'une bonne mestairie; car outre qu'ils s'en nourrissoyent, apprestans les herbes en toutes les façons qu'ils se pouvoyent adviser, si quelqu'un en avoit à vendre, il en avoit à son mot, et ne se donnoit la feuille de choux à moins de un liard ou quatre deniers; les autres her |