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SUR LA VIE ET LES OUVRAGES

DE RACINE.

JEAN RACINE naquit à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639 : il apprit le latin au collège de Beauvais, et le grec sous Claude Lancelot, sacristain de Port-Royal. Ce savant homme, auteur de plusieurs ouvrages utiles, le mit, dit-on, en moins d'un an, en état d'entendre Euripide et Sophocle. L'expérience prouve qu'il n'y a aucune langue, ni même aucune science, dans laquelle, avec de l'application, de l'aptitude, et, ce qui est plus rare encore, de bons maîtres, on ne puisse faire des progrès assez rapides: mais la langue grecque est si étendue, si abondante; ses formes sont si variées, si hardies; et la plupart des mots qui la composent ont des nuances si délica. tes, si fugitives, et cependant si distinctes pour qui sait les saisir, qu'on persuadera difficilement à ceux qui ont fait une étude approfondie de cette langue que neuf ou dix mois, un an même, si l'on veut, aient suffi à Racine pour bien entendre Euripide, et surtout Sophocle,' dont les chœurs ne sont pas sans obscurités, même pour les meilleurs critiques.

Racine montra dès ses premières années un goût très-vif pour la poésie. Son plus grand plaisir était d'aller s'enfoncer dans les bois, dont le vaste silence est si favorable à la méditation, et semble même y inviter. C'est là que, solitaire, il lisait sans cesse les tragiques grecs, qu'il savait presque par cœur, et dont il a osé le premier transporter dans sa langue les tours, les expressions et les images.

Ayant trouvé le roman grec des amours de Théagène et de Chariclée, il le lisait avidement, lorsque Claude Lancelot son maître, animé de ce zèle indiscret et peu réfléchi qui fait passer le but lorsqu'il ne faudrait que l'atteindre, lui arracha ce livre et le jeta au feu. Un second exemplaire ayant eu le même sort, le jeune homme en acheta un troisième; et après l'avoir appris par cœur, il le porta à Lancelot, en lui disant : « Vous pouvez brûler encore celui-ci comme les autres. »

Ses premiers essais de poésie latine et française ne furent pas heureux; mais il est si difficile d'écrire, même médiocrement, dans une langue morte, qu'on pardonne sans peine à Racine

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d'avoir fait de mauvais vers latins. Horace et Virgile peuvent nous consoler du peu de succès des modernes dans ce genre d'écrire, et devraient même les dispenser de s'y exercer. Un homme de génie se plaît un moment à consacrer dans un beau vers latin la mémoire de deux événements qui font époque, l'un dans l'histoire des sciences, l'autre dans celle des empires; mais il n'entreprendra pas de faire une ode, une épître, un poëme, dans une langue qu'on ne parle plus il aura surtout le bon esprit de préférer le mérite si nécessaire et si rare d'écrire dans sa langue avec pureté, élégance et précision, au vain plaisir de faire de barbares et d'insipides centons dans une langue que les artisans, je dirais presque les porte-faix de Rome, entendaient, écrivaient et parlaient mieux que nous.

:

A peine Racine eut-il achevé sa philosophie, qu'il se fit connaître assez avantageusement par son ode intitulée LA NYMPHE DE LA SEINE. Cette pièce, qu'il publia en 1660 à l'occasion du mariage du roi, fut jugée la meilleure de toutes celles qui parurent sur le même sujet. Chapelain, alors arbitre souverain du Parnasse, et que le jeune Racine avait consulté sur son ode, parla si favorablement à Colbert et de l'ode et du poëte, que ce ministre lui envoya cent louis de la part du roi, et le mit peu de temps après sur l'état pour une pension de 600 livres. Si les vers de Chapelain ne font pas beaucoup d'honneur à son esprit, ce procédé en fait beaucoup à son discernement et à son caractère; et le philosophe célèbre qui a soutenu, par des raisons aussi solides qu'éloquentes, qu'une belle page était plus difficile à faire qu'une belle action, pouvait citer cet exemple comme une nouvelle preuve de la vérité de son opinion.

Ce premier succès, dans un âge où il n'y en a point d'indifférent, ne fit qu'accroître la passion de Racine pour la poésie, et le détermina à s'y livrer entièrement. L'étude épineuse de la jurisprudence, celle de la théologie, ces deux sciences dans lesquelles il est si difficile, même avec de grands talents, de fixer sur soi les regards du public et de se faire une réputation durable, contrariaient trop son goût dominant, pour qu'il pût se résoudre à suivre l'une ou l'autre carrière, comme ses amis et ses parents le désiraient. Cependant, par déférence pour un oncle qui voulait lui résigner son bénéfice, Racine s'appliqua à la théologie, mais sans négliger ses occu

pations chéries : « Je passe mon temps, écrivait-il à la Fontaine, avec mon oncle, saint Thomas, Virgile, et l'Arioste. »> Il faisait des extraits des poëtes grecs, lisait Plutarque et Platon, étudiait surtout sa langue, qu'il a parlée depuis si purement, et à laquelle il a su donner, par un choix, une propriété d'expressions qui étonne, et par des associations de mots aussi heureuses que neuves et hardies, une richesse, une énergie, un mouvement qu'elle n'avait point eus jusqu'alors. De retour à Paris en 1664, il y fit connaissance avec Molière, ce poëte si philosophe qui a eu tant de successeurs et pas un rival, et que Boileau regardait comme le génie le plus rare du siècle de Louis XIV. Une circonstance assez délicate, dans laquelle Racine se conduisit avec une légèreté que son åge rend excusable, causa entre Molière et lui un refroidisseinent qui dura toujours: mais ils ne cessèrent jamais de s'estimer, et de se rendre mutuellement la justice qu'ils se devaient.

Racine se lia la même année avec Boileau, qui se vantait de lui avoir appris à faire difficilement des vers faciles. Dès ce moment il s'é ablit entre eux un commerce d'amitié qui a duré sans interruption jusqu'à la mort de Racine, et dont la douceur n'a même été altérée par aucun de ces troubles intestins et passagers qui s'élèvent quelquefois parmi les amis les plus étroitement unis.

ALEXANDRE fut joué en 1665. Corneille, à qui Racine l'avait lu, lui dit «< qu'il avait un grand talent pour la poésie, mais qu'il n'en avait point pour la tragédie. » Ce jugement nous paraît étrange, parce qu'il se lie dans notre esprit avec cette estime habituelle et sentie que nous avons pour Racine, et surtout avec l'admiration profonde que la lecture ou la représentation de ses pièces nous inspire. Mais si l'on fait réflexion que ce n'est point à l'auteur d'IPIGÉNIE, de PHÈDRE et de BRITANNICUs que Corneille a tenu ce discours, mais au jeune poëte qui avait fait LA THÉBAÏDE et ALEXANDRE, on ne doutera pas que Corneille ne fût de bonne foi : on dira seulement qu'il s'est trompé; et que ce qu'il a dit avec raison d'ALEXANDRE, il ne l'eût certainement pas dit d'ANDROMAQUE, qui fut jouée deux ans après, et que les premières tragédies de Racine ne pouvaient pas faire espérer. En effet, lorsqu'on mesure l'intervalle immense qui sépare ces deux pièces, on applique à Racine ces beaux vers d'Homère si bien traduits par Boileau :

1.

Autant qu'un homme assis au rivage des mers

Voit d'un roc élevé d'espace dans les airs,

Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissent d'un saut.

ANDROMAQUE, « pièce admirable, à quelques scènes de coquetterie près ('), » excita le même enthousiasme que LE CID, et ne le méritait pas moins. Les applaudissements que Racine reçut à cette occasion étaient d'autant plus flatteurs, que de nouveaux succès dans une carrière que Corneille avait parcourue avec tant de gloire étaient nécessairement plus difficiles à obtenir. Lorsqu'un art ou une science a déjà fait de grands progrès chez un peuple, il faut plus de sagacité, plus de génie, pour reculer d'un pas les limites de cet art ou de cette science, qu'il n'en fallait aux premiers inventeurs pour porter l'un ou l'autre au point où ils l'ont laissé.

Un fait assez singulier, c'est que dans le privilége d'ANDROMAQUE on donne à Racine le titre de Prieur de l'Epinay : mais il n'en jouit pas longtemps; le bénéfice lui fut disputé, et il n'en retira pour tout fruit qu'un procès que ni lui ni ses juges n'entendirent jamais, comme il le dit dans la préface des PLAIDEURS, dont ce procès fut en partie l'occasion ou le prétexte.

BRITANNICUS Suivit de près ANDROMAQUE; mais sa destinée ne fut pas aussi heureuse. Soit que les amis de Corneille, trop exclusifs sans doute, et par une suite de cette intolérance qui domine plus ou moins dans toutes les opinions quel qu'en soit l'objet, aient étouffé par leurs critiques maligues et insidieuses la voix presque toujours faible et timide de la louange; soit plutôt que les beautés dont la pièce de Racine étincelle eussent un caractère trop sévère, trop antique pour le temps où elle parut, et qu'il en soit en littérature comme en politique, où, même pour les meilleures choses, il est nécessaire que les esprits soient préparés; il est certain qu'on ne sentit pas d'abord le mérite de BRITANNICUS. Cette pièce, un des plus estimables ouvrages de Racine, « où l'on trouve, dit Voltaire, toute l'énergie de Tacite exprimée dans des vers dignes de Virgile, fut reçue très froidement, et ne réussit même que dans un temps où ce succès trop attendu devait peu le flatter, et ne pouvait presque rien ajouter à sa réputation.

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Il avoue dans sa préface, avec cette candeur et cette modes(1) C'est le jugement que Voltaire en porte.

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tie qu'on ne trouve que dans les hommes d'un talent supérieur, qu'il doit beaucoup à Tacite, qu'il appelle même le plus grand peintre de l'antiquité. On voit avec plaisir un juge aussi éclairé, et d'un goût aussi correct, aussi pur que Racine, rendre cette justice à Tacite. Mais ce qui fait seul l'éloge de cet excellent historien, c'est que partout où Racine s'est proposé de l'imiter, il est resté au-dessous de lui, et que ces imitations, souvent aussi heureuses que le génie si différent des deux langues le comporte, et qu'une traduction en vers le permet, sont peut-être les plus beaux endroits de BRITANNICUs, où, comme Racine le remarque, « il n'y a presque pas un trait éclatant dont Tacite ne lui ait donné l'idée. »

Je n'entrerai dans aucun détail sur les autres pièces de Racine: il suffit d'observer en général qu'elles eurent le sort de tous les bons ouvrages, c'est-à-dire qu'elles furent critiquées avec autant de fiel que d'ignorance par les Zoïles du temps, et justement admirées des vrais connaisseurs, les seuls hommes dont le suffrage entraîne tot ou tard celui de la nation, et dont la voix se fasse entendre dans l'avenir.

Après avoir donné en six ans cinq tragédies, dont la plus faible est écrite avec une élégance, un charme qui fait presque disparaître ou pardonner la langueur et la monotonie du seul sentiment qui y règne, Racine renonça à la poésie, et termina en 1677 sa carrière dramatique par la tragédie de PHÈDRE. Il avait pour cette pièce une prédilection fondée sur d'assez fortes raisons: il disait même que s'il avait produit quelque chose de parfait, c'était PHÈDRE. Pour moi, il me semble que cette perfection qu'il cherchait, et dont personne n'a plus approché que lui, se trouve d'une manière plus sensible et plus frappanté dans IPHIGÉNIE, quoique le caractère de Phèdre, que Voltaire appelle « le chef-d'œuvre de l'esprit humain, et le modèle éternel, mais inimitable, de quiconque voudra jamais écrire en vers,» soit incontestablement le plus tragique et le plus sublime qu'il y ait au théâtre.

Racine fut reçu à l'Académie française en 1673, et y remplaça la Mothe le Vayer. Quelques années après, il fut nommé avec Boileau historiographe du roi. M. de Valincour prétend avec beaucoup de vraisemblance « qu'après avoir longtemps essayé ce travail, ils sentirent qu'il était tout à fait opposé à leur génie. » C'est que pour bien écrire l'histoire il ne suffit pas d'être bon poëte, il faut un talent peut-être aussi rare, et que

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