diverses raisons à l'appui de sa thèse. Sans aller aussi loin que le premier historien de l'Ordre, nous ne sommes pas sans apercevoir, nous aussi, des liens mystérieux entre les fils de Gui et ceux de Benezet. Si nous demeurons impuissant à les définir clairement, du moins nous espérons apporter quelques documents, qui permettront à des historiens mieux placés de résoudre définitivement le problème. Dans le courant du XII° siècle, l'Italie avait vu naître, dans la ville de Lucques, un ordre religieux destiné à faciliter aux voyageurs le passage des rivières, par l'établissement de bacs et de ponts. On l'appelait l'ordre de Saint-Jacques du Haut-Pas'. A la même époque, la France était, elle aussi, en possession d'un ordre de Pontifes. La fondation des deux ordres de but identique fut-elle indépendante, ou bien l'un n'était-il qu'une branche de l'autre1? Il est probable qu'on ne le saura jamais au juste. Quoiqu'il en soit, voici comment les traditions locales rapportent l'établissement des frères Pontifes français. Un simple. berger, Benezet, originaire soit de Millau', soit d'Hauvillar en Vivarais', s'offrit, sous l'inspiration de Dieu, à construire un pont sur le Rhône à Avignon. Après avoir triomphé par ses miracles de toutes les résistances, il se mit à l'œuvre, en 1177. Il mourut, dit-on, avant l'achèvement de son entreprise; mais ses disciples la menèrent heureusement à terme. Peu après l'achèvement du pont d'Avignon, ils entreprenaient, sous la conduite d'un frère nommé Etienne, « la 'L'hôpital de Saint-Jacques du Haut-Pas, bâti par Philippe-le-Bel à Paris, appartenait à cet ordre, selon Du Breul et d'autres historiens. Voy. Du Breul, Théâtre des antiq. de Paris, liv. II, p. 579; Hélyot, t. II, p. 278-281. Le P. Hélyot et l'abbé Grégoire font des Pontifes français une branche de ceux de Lucques. - Abbé Grégoire, Recherches histor. sur les frères Pontifes, 1818, p. 16-25. Saulnier, p. 65. L'abbé Grégoire, op. cit., p. 11. Théoph. Raynaud, Opera, t. VIII, p. 148, dans Helyot, t. II, p. 283. 2 fabrique du pont du Rhône », à Lyon'. Puis les villes de Vienne et de Saint-Saturnin-du-Port' reçurent le même bienfait, et les frères construisirent le pont de la Durance, au lieu appelé depuis Bonpas. Il est à croire que là ne se bornèrent pas leurs travaux et que bien d'autres pays leur durent des communications plus faciles, bien que les historiens n'en fassent pas expressément mention. Les frères Pontifes ne se contentaient pas de construire des ponts; ils avaient soin d'élever, tout auprès, des hôpitaux, où ils recevaient les passants. Ainsi les cinq ponts cités plus haut jouissaient de cet utile complément. Or, chose remarquable, trois de ces hôpitaux au moins sur cinq, ont appartenu à l'ordre du Saint-Esprit, comme il nous sera facile de l'établir. D'abord, en ce qui concerne Avignon, on sait que l'hôpital du pont, ainsi que sa chapelle, étaient dédiés au Saint-Esprit et que la fête de la Pentecôte y était célébrée avec un grand concours de peuple. Il est certain d'autre part que l'ordre du Saint-Esprit possédait à Avignon, dès le XIII siècle, un hôpital du même vocable. Comment deux maisons de même nom auraient-elles pu se fonder en même temps dans la même ville? Ajoutons que les Papes attribuaient à l'Ordre tous les hôpitaux dédiés au Saint-Esprit. De plus, Pierre Saulnier rapporte qu'on 'Bulle de Lucius III, 1183. — Guigue, Notre-Dame de Lyon. Recherches sur l'origine du pont de la Guillotière et du grand Hôtel-Dieu (Mém. de la Soc. Littéraire de Lyon, 1877, p. 201). * Leblanc, Pont du Rhône entre Vienne et Sainte-Colombe (Congrès Archéol. de France, 1879, p. 96. P. Hélyot, t. II, p. 286. Les enfants assistés au Pont-Saint-Esprit. (Bull. de la Soc. Dép. d'Archéologie, t. XVII, 1885, p. 320-323). 'Abbé Grégoire, Op. cit., p. 25. Saulnier, p. 65. • Bulle de Sixte IV, 1470: Nos.... omnia et singula alia hospitalia dicti ordinis, et sub vocabulo Sancti Spiritus intitulata, ab ipso nostro Hospitali in Saxia dependere, mullique alio monasterio, hospitali,.... etiam si longeva consuetudo aut submissio alia repugnarent.... decernimus pariter et declaramus (Diplom., I, p. 96). voyait encore de son temps la double croix sculptée sur la porte d'une grange de Malossène, appartenant à l'hôpital d'Avignon '. S'il est difficile de refuser à l'ordre du Saint-Esprit la possession de l'hôpital du pont d'Avignon, il y aurait plus de difficulté encore s'il s'agissait de celui de Lyon. Il existait à Lyon un hôpital du Saint-Esprit appartenant à l'Ordre, car on lit dans l'acte de visite de frère Jean Monette, visiteur général en 1288, les lignes suivantes : « Selon l'invitation qui nous en a été faite par le précepteur lui-même, nous avons vu et visité la maison hospitalière du Saint-Esprit de Lyon, de la collation de Dijon. Pendant notre séjour, nous avons constaté, d'après les registres des propriétés et les comptes des dépenses, que les Statuts de l'Ordre n'y sont pas observés assez religieusement, tant au spirituel qu'au temporel..... » Mais Lyon possédait au moyen-âge trois hôpitaux: lequel des trois. appartenait à l'Ordre ? Il est incontestable que ce fut celui des frères Pontifes, bâti à la tête du pont de la Guillotière, c'est-à-dire, sur l'emplacement actuel de l'Hôtel-Dieu. 2 Nous en trouvons la preuve dans un mémoire fort étudié de M. Guigue père. On y voit en effet que la chapelle de l'hôpital du pont était dédiée au S. Esprit '; — que le pont, de même que celui de Saint-Saturnin-du-Port, s'appelait quelquefois le pont du Saint-Esprit ; — que tout auprès était un bâtiment, appelé l'Aumônerie du Saint-Esprit du Pont du Rhône. C'était l'entrepôt «< où se centralisaient et se répartissaient les offrandes faites à * Secundum invitationem ab ipso Præceptore nobis factam, vidimus ac visitavimus domum hospitalariam Sancti Spiritus de Lugduno, collationis de Divione, in qua commorati fuimus; cujus ac pertinentiarum suarum nobis impensæ rationibus relatis, recognovimus statuta ordinis in illa non satis religiose observari, tam pro temporali, quam pro spirituali..... (Diplom., II, p. 372). Guigue, Notre-Dame de Lyon, p. 208. l'œuvre du pont et de l'hôpital'. » Le savant érudit se demande ensuite quels étaient les administrateurs de l'œuvre du pont et de l'hôpital et conclut, sur des témoignages précis, que ce soin revenait à la confrérie du Saint-Esprit, qui fonctionnait à Lyon au XIII° siècle, sans, dit-il, qu'on en connût l'origine. Si M. Guigue avait connu l'acte de visite de frère Monette et l'existence d'un hôpital du Saint-Esprit à Lyon, il eut été bien plus affirmatif encore, et l'origine de la confrérie ne l'eut pas embarrassé, comme il avoue l'avoir été 3.. 3 Quant à l'hôpital du pont jeté par les frères Pontifes entre Vienne et Sainte-Colombe, nous ne saurions affirmer, en l'absence de témoignages précis, que le Saint-Esprit en ait joui. Il n'y aurait là cependant rien d'invraisemblable; ce qui est certain, c'est que notre ordre possédait un hôpital à Vienne au XIIIe siècle et que la confrérie était alors florissante dans tout le voisinage'. La ville de Saint-Saturnin-du-Port fit construire, elle aussi, un pont par les frères Pontifes, qui le dédièrent au S. Esprit de là vient à la ville son nom actuel de PontSaint-Esprit 3. L'hôpital de ce pont a appartenu à l'ordre du Saint-Esprit, comme ceux d'Avignon et de Lyon, et même il est resté plus longtemps sous sa dépendance. Sans parler des nombreux témoignages qui trouveront place dans la notice particulière de cette maison, citons seulement une bulle de Nicolas V (1448), ratifiant les indulgences accordées par les Pères du Concile de Bâle « en faveur de 'Ibid., p. 209, 215. Ibid., p. 217. En 1309, l'archevêque Pierre de Savoie enleva aux frères du Saint-Esprit la direction de l'hôpital et de l'œuvre du pont, pour la confier aux religieux d'Hautecombe; les consuls la rendirent à la confrérie vers la fin du même siècle. Mais à ce moment, la confrérie restaurée paraît avoir été indépendante de l'ordre du Saint-Esprit. - Voy. à la III' partie la notice sur l'hôpital de Lyon. • Visite de frère J. Monette, Diplom., II, p. 372. P. Hélyot, II, p. 286. l'hôpital, chapelle et pont du Saint-Esprit '. » On voit par ce document que toutes les œuvres des hôpitaux de Gui de Montpellier étaient florissantes dans celui de Pont-SaintEsprit. Il rapporte d'abord la légende d'Avignon, qu'il applique à Saint-Saturnin, puis il continue ainsi : « Là sont reçus les étrangers, nourris les pauvres et soignés les malades; là viennent faire leurs couches les femmes indigentes; là sont allaités par des nourrices à gages les enfants exposés la nuit en secret...... » L'hôpital avait aussi fondé dans la ville et dans les environs de nombreuses confréries du Saint-Esprit, qui se maintinrent longtemps dans un état prospère. Il est temps de tirer une conclusion de tout ce qui précède. Si le lecteur a prêté quelque attention aux faits rapportés plus haut, il aura dû être frappé comme nous-même de la coïncidence qui mit les frères du Saint-Esprit en présence des Pontifes partout où la tradition place des ouvrages de ces derniers. Il est difficile d'admettre que cette coïncidence ait été purement fortuite, puisqu'il est certain que, dans trois villes au moins sur cinq à Avignon, à Lyon et å Pont-Saint-Esprit, les hospitaliers prirent la place des Pontifes. Mais comment l'expliquer ? Remarquons d'abord que saint Benezet naquit non loin de Montpellier et qu'il fut contemporain de Gui'. Les deux vénérables personnages se connurent certainement ; Benezet fut témoin des œuvres magnifiques opérées dans les premières maisons de l'Ordre ; peut-être y puisa-t-il la première idée de son institut, destiné au secours des voyageurs. Les frères Pontifes auraient-ils été une branche de l'ordre du Saint-Esprit, adonnée à une vocation plus spéciale? Il n'est pas déraisonnable de le penser, avec Pierre Saulnier. Si l'on ne veut point aller jusque-là, il ' Les Enfants assistés au Pont-Saint-Esprit, p. 321. P. Saulnier, p. 65. * Ibid., p. 64. |