Imágenes de páginas
PDF
EPUB

sous la versification monotone de ses deux romans avait dû nécessairement leur échapper.

Que Blonde et la Manekine aient été composés par un trouvère quelconque, ce sont alors deux ouvrages de fantaisie, deux fables d'une faiblesse égale à tous les contes rimés du même temps et que l'Histoire littéraire de la France jettera avec raison parmi la foule des romans d'aventures (1). Mais il en est bien autrement si l'on sait d'avance que l'auteur et sa famille appartiennent au comté de Clermont en Beauvaisis, que son père était attaché aux comtes de Boulogne et d'Artois, el que lui-même était un serviteur du comte Robert. Alors on comprend que cette Manekine, fille du roi de Hongrie, et que cette blonde anglaise, séduite par un jeune français nommé Jean comte de Dammartin, ne sont pas les évocations d'une fantaisie fortuite, mais bien les reflets de personnages historiques encore présents du temps de l'auteur dans les souvenirs Beauvaisins.

L'on se rappelle alors, ou bien l'on est conduit à reconnaître, que plusieurs grandes familles de ce pays avaient la prétention d'être alliées aux rois de Hongrie (2); que Renaud de Dammartin, l'adversaire de Philippe Auguste, avait épousé Ida, fille de Marie d'Angleterre, qui était petite-fille elle-même d'une autre reine d'Angleterre, Mahaut de Boulogne, et que la fille unique, issue de ce mariage de Renaud avec Ida, épousa à son tour Philippe de France, comte de Clermont.

Beaumanoir, dans ses deux poëmes, n'a donc pas rimé de pures fables; il a chanté la famille de ses maîtres et les souvenirs poétiques du sol natal; il a écrit l'épopée de la comté de Clermont. Seulement ses poëmes sont des chansons de geste fort en raccourci, comme sont les petits événements qu'il raconte auprès des exploits de Charlemagne.

(1) Voyez Histoire littéraire, t. XXI.

2)« La ressemblance des armes de la maison de Croy avec celles « de Hongrie a donné lieu, à beaucoup d'auteurs, de chercher dans la << maison royale de Hongrie des ancêtres à celle de Croy; mais sans << aller si loin chercher une origine incertaine, on peut en trouver une << véritable dans les anciens seigneurs de Croy, près d'Amiens, en Picardie, « que l'on peut remonter fort haut » Dom Grenier, vol. XLVI, fol. 20.

On croirait impossible, retrouvant tout d'un coup vingt milfe vers sortis de la plume de Beaumanoir, qu'il n'y ait pas là une mine abondante de renseignements sur notre jurisconsulte, sur sa vie, sur ses intimes pensées. Il en est ainsi cependant, et quelque longue que soit son œuvre, l'auteur n'y dit absolument rien de lui-même et n'en laisse deviner que peu de chose. Un seul fait, d'une certaine importance, me semble en ressortir: c'est qu'il avait visité dans sa jeunesse l'Angleterre et l'Ecosse.

:

Je confesse d'abord que c'est une pure conjecture, mais une conjecture à laquelle Blonde d'Oxford et la Manekine conduisent naturellement leur lecteur. Le moyen-âge, comme on sait, n'était pas savant en géographie, et dès qu'un pays était éloigné de l'écrivain qui en parlait, il fallait qu'il l'eût vu de ses yeux pour en dire quelque chose de raisonnable. L'histoire de la Manekine tombe dans cette faute dès le début. L'héroïne s'embarque sur les rivages de la Hongrie, en batelet, et elle arrive en peu de jours sur la côte orientale de l'Ecosse, comme si la Hongrie cût été bordée de son temps par la Baltique ou la mer du Nord. Plus tard, elle part de l'Ecosse et son bateau la conduit jusque dans Rome en douze jours. Quatre vers suffisent à décrire ces longues traversées là où le poëte ne sait rien, sa muse est muette, car c'est une déesse d'esprit peu inventif. Mais pour la Flandre, le nord de la France comme aussi pour l'Ecosse et l'Angleterre, il est prodigue de tous les détails. C'est à Berwick, sur le sable blanc du rivage, que Joye de Kongrie, la Manekine, vient aborder; on la conduit au roi d'Ecosse à Dundee; la reine mère fait sa résidence à Perth, à sept lieues de Dundee, ce qui est fort exact, et se retire au château d'Evoline, qui lui est assigné pour douaire. Le roi se rend à Berwick pour passer sur le continent et prendre part aux fêtes guerrières qu'on donne souvent en France. Il fait donc voile vers la France et débarque au Dam (1), près Bruges. De là, voulant se diriger vers la petite ville de Ressons, située à une lieue de Remy (2), tout près du fief de Beaumanoir, afin d'as

'1) Aujourd'hui à plusieurs lieues dans les terres.

(2) Ressons-sur-Matz. C'est le plus important des trois lieux de ce nom que l'on trouve dans les départements de l'Oise et de l'Aisne. Cependant, Ressons-le-Long, sur l'Aisne, pourrait être également le lieu désigné pour

sister à un tournoi qu'on y prépare, il traverse successivement Gand et Lille; puis laissant à sa droite l'Artois, dit l'auteur, il entre dans le Vermandois, passe à Corbie, et vient se loger à Ressons, dans le château. Pendant que ce roi d'Ecosse, Angleterre, Irlande et Cornouaille tournoie en Beauvaisis, ses gens lui dépêchent un messager qui part de Dundee, s'embarque à Berwick, mais au lieu de suivre plus outre le chemin que son maître avait pris, il aborde à Gravelines, traverse Saint-Omer et se rend en droiture à Creil, où il s'acquitte de sa commission; puis, par un véritable raffinement de savoir local, Beaumanoir le fait retourner dans le Nord suivant un troisième chemin : Arras, Lens, Bruges, le Dam, enfin Berwick et Dundee.

Le sujet de Blonde d'Oxford est bien plus remarquable encore comme dénotant une certaine connaissance de l'Angleterre. C'est dans ce pays que la plus grande partie de la scène se passe. Beaumanoir y montre qu'il savait le chemin de Londres et s'arrête volontiers aux détails. La complaisance avec laquelle il s'abandonne longtemps à imiter le langage ridicule de ceux des seigneurs anglo-normands qui affectaient le bel air en parlant français, est encore plus caractéristique. La pensée que l'auteur de ces deux compositions avait vécu dans les Iles-Britanniques est tellement naturelle, que les savants amenés à parler de lui, sans savoir qui il était, n'ont pas hésité à en faire un anglo-normand. C'est ce qu'a fait, par exemple, l'abbé de La Rue qui même, portant un peu loin ses conjectures, avance que « ce poëte appartenait sans doute à une des familles anglaises connues sous le nom de Reimes, Raimes ou Rames, laquelle avait de grandes possessions au XIIe siècle dans l'Ecosse, le Norfolk et le Suffolk. » Un écrivain anglais, M. Thomas Wright, rapporte cette supposition de M. de La Rue dans la notice qu'il a consacrée à Philippe de Reimes parmi les auteurs anglo-normands (1), mais en ajoutant avec une sage réserve qu'il n'a découvert aucun renseignement authentique qui lui permit d'en reconnaître la justesse.

[ocr errors]

N

ce tournois imaginaire; il est aussi près de Compiègne, à l'est, que l'autre Ressons, au nord; c'est-à-dire à deux petites lieues.

(1) Biographia brit. litt., 2 vol. in-8°; London, 1842-46; t. 11, p. 343.

Beaumanoir enfin, dans le prologue du roman de Blonde d'Oxford, commence par proposer pour modèle à tous les jeunes gentilshomines la résolution de Jean de Dammartin qui s'expatrie au début de sa carrière, et va chercher à l'étranger honneur et fortune. Il gourmande ceux que le manque d'audace rend inutiles à eux-mêmes et onéreux à leur famille :

Vous avez maint homme véu,

S'il ne se fuissent esméü

Hors de leur lieu, que jà ne fussent

Si honorés, ne tant n'éüssent

De sens, de richesse, d'avoir;

Car chascun montre son savoir

Mieux en autre pays qu'el sien.

Ce sont ses propres sentiments que Beaumanoir exprime ainsi, et ce passage de son roman devient intéressant lorsqu'on s'aperçoit que l'auteur s'y est esquissé lui-même.

Tout un ordre de raisons complémentaires se présente en outre pour porter à croire que Beaumanoir visita les Iles britanniques et pour préciser le but du voyage qu'il y fit.

La puissante maison des comtes de Monfort, dont l'un des plus illustres représentants, Simon de Montfort comte de Leiceister, passa une partie de sa vie en Angleterre et périt le 4 août 1265, à Eveshan, en combattant le roi Henri III, avait des biens en Picardie et à Remi même (1). Elle était apparentée aux comtes de Clermont (2). Dans la lutte terrible que le comte Simon soutint contre Henri III, il fut contraint plusieurs fois de revenir en France pour échapper à des situations périlleuses et proba

(1) Charte de l'an 1198, par laquelle Simon de Montfort accorde une exemption de certaines charges à l'abbaye d'Ourscamps. 1234, Amaury de Montfort confirme à l'abbaye d'Ourscamps les donations de ses ancêtres. (Cartulaire d'Ourscamps, n° CCLXXVII.) Charte de l'an 1190, par laquelle Simon de Montfort fait don à l'abbaye de Saint-Denys de certains droits sur Remin; confirmée, en 1230, par Amaury. Hommage fait à Raoul de Clermont, sire de Neesle, par Amaury de Montfort, trésorier de Rouen, 1286. (Catal. des manusc. du bibliop. Jacob.) - Cf. ci-dessus p. 20, n. 1

(2) Voyez entr'autres les Olim, édition Beugnot, 1, 419. n° vi.

blement aussi pour aller recruter des secours (1). Son dernier séjour sur le continent dura depuis le commencement de l'année 1261 jusqu'au mois d'avril 1263. A peine débarqué sur la côte anglaise, il battit de nouveau les troupes royales, puis devint presque le maître du trône par la victoire de Lewes, le 14 mai 1264.

Au mois de janvier suivant, saint Louis prononça comme arbitre entre les deux partis, en pays Picard, à Amiens, une sentence qui devait servir de base à la paix entre les royalistes anglais et les partisans de Montfort (2). Mais la décision ne fut pas acceptée par ces derniers auxquels elle était défavorable et la guerre continua jusqu'à la bataille d'Evesham où le comte perdit la vie.

Dans l'intervalle des années 1261 à 1265, Beaumanoir était un jeune garçon de quinze à dix-neuf ans. C'était justement l'âge où il pouvait aller servir en qualité de page pour apprendre la vie élégante et le métier des armes.

On se rappelle que précisément au mois de novembre 1262, son père, en traitant avec l'abbaye de Saint-Denis, était obligé d'ajourner à plusieurs mois la ratification de ses enfants, vraisemblablement parce que ceux-ci, ou quelqu'un d'eux, étaient loin du pays.

Il serait possible que Beaumanolr fût parti pour l'Angleterre à la suite du comte de Montfort ou de quelqu'un de ses officiers. Si ce n'est là qu'une pure supposition suggérée par le poëme de Blonde d'Oxford et par les réflexions placées au début de ce roman lorsque l'auteur fait l'éloge des jeunes gentilshommes qui « pour preu et honneur conquerre » passent hardiment

Outre mer ou en la Morée

Ou en mainte estrange contrée,

(1) Voyez dans Rymer (Fodera 1, 396) une lettre de Henri III, se plaignant à saint Louis, en 1260, de ce que le comte de Leycester fait passer de France en Angleterre des chevaux et des armes; une autre, du 18 mai 1261 (p. 406), « de depellendo omnes extraneos à regno quos Simon de M. nititur introducere. >>

(2) Voy. diverses poésies contemporaines relatives à cet arbitrage dans la France litt., t. xxIII, p. 451.

« AnteriorContinuar »