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Sen. Lib. Virllet 10-1-45

PRÉFACE.

Depuis vingt ans bientôt sont annoncées ces recherches biographiques sur Beaumanoir, que je laisse publier aujourd'hui (1), mais que j'aurais dû, pour leur bien, garder longtemps encore. Ce regret qui m'échappe en commençant, est peut-être présomptueux; il est surtout sincère. Jadis il n'y avait guère de préface où l'auteur ne se confondit en excuses pour assurer que s'il faisait gémir la presse, c'était uniquement pour complaire à ses amis, pour céder aux instances d'un public impatient, et que, bien malgré lui, affrontait-il le soleil de la publicité. Une vérité maligne me range à la suite de ces faux modestes du XVIe siècle.

En 1850, j'avais annoncé, dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, un travail, que je me croyais alors tout près d'achever,

(1) Elles ont paru d'abord sous les auspices de la Société Académique de l'Oise, au t. vii de ses Mémoires (1868).

sur le grand jurisconsulte du XIe siècle. J'eus l'occasion peu après d'en parler dans l'Athenæum français (1833, p. 932), puis d'en communiquer verbalement les résultats au vénérable M. Victor Leclerc, qui voulut bien en dire quelques mots dans l'Histoire littéraire de la France (t. xxIII, p. 680); la Société des Antiquaires de Picardie inséra ensuite dans son Bulletin de l'année 1855 (p. 396) une note contenant l'esquisse du sujet, lequel par les lieux où les faits se sont passés, appartient plus spécialement à l'histoire du Beauvaisis.

Le profit que j'avais tiré déjà d'un retard de quelques années, l'accroissement qui s'en était fait sentir dans ma gerbe de documents, me persuadèrent de prolonger le délai afin de laisser le fascicule mûrir et grossir davantage. J'ai donc différé jusqu'à présent, et durant ce long intervalle, on m'a souvent rappelé, jusqu'en Allemagne (1), l'engagement que j'avais pris.

:

Une raison nouvelle m'invitait cependant à différer encore. Beaumanoir avait épousé, en secondes noces, la dernière héritiêre directe d'une race de très-grands seigneurs les sires de Bove, branche cadette de la maison des comtes d'Amiens. Il y a peu d'années on pouvait voir à Boves, à une lieue d'Amiens, les archives de la seigneurie du lieu. Elles avaient longtemps été conservées dans le château; mais ce château ayant été vendu (pendant la Restauration, je crois), elles avaient été transportées dans ce qu'on appelle le Prieuré, petit édifice à tourelles gothiques, placé sur la lisière des bois qui dominent l'habitation principale, et qui était resté, avec les bois eux-mêmes, entre les mains des anciens propriétaires. Le Prieuré n'était plus alors qu'un bâtiment de dépendance servant de demeure au régisseur du domaine; on dût l'aménager en partie pour qu'il pût offrir asile aux vieilles archives dont je parle; c'est assez dire qu'elles

1) M. Ad. Mussafia, par exemple, dans le Jahrbuch für romanische und englische Literatur.....; Leipzig, 1863, p. 351.

avaient de l'importance. Les antiquaires Amiennois désiraient vivement réunir à leurs archives départementales ou à celles de la commune de Sains près Boves, ces documents précieux pour l'histoire du pays; mais ils échouèrent dans leurs projets, et le dernier représentant des anciens maîtres de la terre de Boves, M. le comte de Béarn, les possède aujourd'hui dans son hôtel à Paris. Plus loin on verra que le sire et la dame de Beaumanoir avaient rédigé conjointement de pieuses dispositions. testamentaires, qui eurent pour conséquence la fondation d'une somptueuse abbaye royale; il est presque impossible qu'on ne retrouve pas dans leurs archives au moins une copie de leur testament; peut-être n'est-ce pas une pure illusion non plus d'espérer que la veuve d'un homme éminent qui avait tant écrit, aura recueilli et nous aura sauvé quelque chose de ses ouvrages, de ses cahiers, de ses notes. Il est doux de penser à l'ouverture d'une mine historique où l'on peut supposer à l'avance de telles richesses. M. le comte de Béarn, détourné par de plus graves affaires et plus urgentes, a bien voulu me dire que, jusqu'à ce jour, il n'avait pas encore mis dans cette quantité de titres, où de modernes papiers de famille sont confondus avec les anciennes chartes, l'ordre nécessaire pour qu'un simple curieux ait la faculté d'y puiser à loisir, mais je tiens de son obligeante courtoisie l'espoir d'y jeter quelques regards dans un délai peu éloigné. Toutefois, j'ai cru ne devoir pas ajouter ce retard de plus aux autres, et j'ai préféré m'exposer, dussé-je m'en repentir un jour, au futur et dangereux contrôle d'une source d'informations encore vierge. D'ailleurs, la Société Académique de l'Oise, ayant accueilli mon travail, dès l'an dernier, avec une très-grande indulgence, et désirant le publier sans plus longue demeure, j'ai dù déférer à

ce vœu.

En regardant de près les riantes et vertes campagnes qui s'étendent autour de la ville de Beauvais, on est étonné de la quantité d'esprits littéraires qu'elles ont nourris pendant le moyen-âge : le chroniqueur Raoul de Flay, Yves de Chartres et Guibert de Nogent,

Arnoul évêque de Rochester, le poëte Hélinaud, Vincent de Beauvais, Pierre de Fontaines, Pierre de Cugnières, Richard de Fournival, Simon de Dargies, Garnier de Pont-Sainte-Maxence, Jean de Venette, Jean Michel, Raoul de Houdenc, Beaumanoir enfin, digne d'être compté au premier rang. Le traité de jurisprudence, composé par Beaumanoir sur les coutumes du Beauvaisis, a reçu les éloges de tous les jurisconsultes modernes; mais on n'a presque rien su jusqu'ici de celui qui l'a composé, de sa vie, de sa famille, de ses actes comme Bailli du roi, fonctions qu'il a remplies pendant les quinze dernières années de sa vie; on ne sait pas davantage quand il est mort; on ne savait même pas son vrai nom, et il y a parmi les trouvères du XIIIe siècle un certain poëte qui a rimé deux longs romans de près de vingt mille vers, publiés tous deux en Angleterre, et qui ont valu à leur auteur, en qualité de trouvère anglo-normand, des notices biographiques en anglais et en français, tandis que ce personnage est un Beauvaisin, c'est-à-dire Beaumanoir lui-même qu'on n'avait pas

reconnu.

Ces faits, et bien d'autres, dont la réalité s'est révélée par l'examen des documents, m'ont paru mériter d'être recueillis comme étant de nature à former le fond d'un utile mémoire sur la vie et les ouvrages de cet homme qui fut assez riche pour fournir si longtemps à l'histoire l'étoffe de deux personnages complétement différents.

Voici d'ailleurs les renseignements précis que j'avais soumis sur ce sujet, en 1855, à la Société des Antiquaires de Picardie et qui ont paru (sauf deux ou trois rectifications que j'ai dû y introduire depuis) dans son Bulletin.

« Un manuscrit de la grande bibliothèque de Paris (7,6092 fonds fr.), en écriture du XIIIe siècle, contient les pièces suivantes dont on ne connaît pas d'autre copie :

1o Le roman de la Manekine (8,590 vers), par Philippe de Reim. 2o Le roman de Jean de Dammartin et Blonde d'Oxford (7,145 vers), par le même.

3o Le salut d'amour, par Philippe de Beaumanoir.

4° La complainte d'amour, par le même.

5o Le dit de folle largesse, par le même.

6o En grand éveil suis, pièce de vers sans nom d'auteur. 7° Ave Maria, idem.

8° Chansons d'amour, idem.

9o Le chant d'une raine, idem.

10° Autre Salut d'amour (non terminé).

11o Le roman de Ham (sans commencement), par Jean Sarrasin. « Les pièces 3, 4 et 5, signées de Beaumanoir, ont été remarquées et citées par la plupart de ses biographes. Quant à ce Philippe de Reim, qui commence le volume 76092 (1), ses deux romans ont été publiés en Angleterre, et il a obtenu diverses biographies: 1o de ses éditeurs; 2o de l'abbé de La Rue, dans ses Trouvères anglo-normands; 3o de M. Thomas Wright, dans sa Biographia britannica litteraria; 4o des auteurs de l'Histoire liltéraire de la France (t. xx1). Tous ces auteurs s'accordent à dire que c'est un poète anglo-normand, dont on ne connaît rien autre que les deux ouvrages qu'il a composés. Quelques-uns le rattachent à une famille de Rames, célèbre en Angleterre.

<< Or, plusieurs chartes provenant de l'abbaye de Saint-Denys, et d'autres documents, constatent que cette abbaye comptait parmi ses vassaux du Beauvaisis une famille seigneuriale qui portait le nom du village de Remy ou plutôt Remin, près Compiègne, et que pendant presque tout le cours du XIIIe siècle, cette famille fit hommage à l'abbé de Saint-Denys pour le fief de

(1) Dans une refonte générale de tous les numéros des manuscrits latins et français de la grande Bibliothèque de Paris, opération récente, dont le but est, dit-on, de donner plus de commodités au service intérieur de l'établissement, mais dont le résultat ne devrait pas être de supprimer et de détruire les anciens numéros sous lesquels ces précieux manuscrits sont connus et cités depuis des siècles, l'on a donné pour compagnon au n° fr. 76092 le chiffre d'ordre 1588. Je cite toujours les numéros anciens.

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