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LES

POÉSIES DE BEAUMANOIR

Le manuscrit (fr. 7609.2) où sont réunies toutes les œuvres poétiques de Philippe de Remi, sire de Beaumanoir, et qui seul nous les a conservées, avec un texte également unique du roman de Han par Sarrasin, entra, en l'année 1715, dans la bibliothèque du roi (Louis XIV) par un don relaté en ces termes au bas du deuxième feuillet:

Donné à la bibliothèque du Roy par M. Watcans, chanoine de Tournay, le 26 janvier 1715.

On ignore comment l'honorable chanoine avait lui-même acquis l'ouvrage; mais on sait où se trouvait ce dernier vers le commencement du XVIe siècle, car une inscription de cette époque, placée un peu au-dessus de celle qui vient d'être rapportée, le dit en ces termes :

C'est le romant de Hen appartenant à Monseigneur Charles de Croy, prince de Chimay, seigneur d'Aresnes, Waurin, Lilliers. Cette mention de Charles de Croy, prince de Chimay et sire d'Avesnes, s'éclaircit à merveille lorsqu'on la rapproche des renseignements fournis sur ce personnage et sa famille par le père Anselme, au tome v (p. 631-661 et surtout p. 653) de son histoire généalogique de la Maison de France. Croy, dit-il, est une

terre située sous Picquigny, au bord de la Somme, et la famille qui tenait cette seigneurie depuis le XIIe siècle au moins, était représentée au milieu du xve par Philippe de Croy, comte de Chimay, baron de Quiévrain, qui mourut à Bruges en 1482. Son fils aîné, Charles de Croy, avait été armé chevalier en 1479, à la bataille de Guinegate; il fut créé prince de Chimay par l'empereur Maximilien en 1486, et désigné par l'archiduc Philippe pour tenir sur les fonts baptismaux l'enfant qui devait être CharlesQuint; il mourut en 1527, couvert d'honneurs et de richesses. De Philippe de Waurain, son oncle, il avait acheté les terres de Waurain, Lillers et Saint-Venant; enfin il avait épousé, en 1495, Louise d'Albret, sœur du roi de Navarre, vicomtesse de Limoges, dame d'Avesnes et de Landrecies.

Lorsqu'on se rappelle ce qui a été dit ci-dessus (t. vi, p. 64) de Girard de Remi, lorsqu'on songe que ce frère aîné de Beaumanoir tenait par sa femme, Béatrice d'Ypres, à la proche parenté de Baudoin d'Avesnes (1213-1289), fils de Marguerite, comtesse de Flandres et de Hainaut (1), et lorsqu'on retrouve plus tard un riche manuscrit des œuvres littéraires de Beaumanoir entre les mains d'un autre descendant de ces grandes familles picardes et flamandes, lequel était aussi, par sa femme, seigneur d'Avesnes, il est superflu de développer l'idée qui surgit et d'insister sur la supposition qui naît d'elle-même à savoir que ce manuscrit était un héritage de famille tombé de manière ou d'autre, par succession, en la possession de Charles de Croy. La remarque est importante non seulement pour la curiosité du fait, mais parce qu'il en résulte nécessairement pour ce volume, généreusement donné par le chanoine Watcans, un droit de plus à l'attention et au respect. Il a été exécuté sinon sous les yeux de l'auteur, du moins par les ordres de quelqu'un qui lui était attaché de fort près.

Il est, en effet, décoré avec un assez grand luxe et contient, outre la miniature, plus grande que les autres, placée en tête, trente autres miniatures plus petites, savoir quinze disséminées dans le texte de la Manekine, six dans le texte de Jean et Blonde,

(1) Sur la chronique écrite par Baudoin d'Avesnes ou plutôt par son ordre et sous son nom, voy. l'Hist. littér de la France, t. xxi, p. 753-764.

et le reste de façon à ce que les petites pièces aient chacune au moins une image. Le roman du Han, au contraire, n'en a aucune. Ces petites peintures, tracées rapidement au pinceau, et reprises à l'encre par-dessus la couleur au moyen d'une plume extrêmement fine, étaient de pur gothique, maigre et grimaçant, agréable toutefois par les gestes, les costumes et par les intentions marquées de l'artiste; mais elles ont beaucoup souffert du temps, et leur état de détérioration, souvent même d'effacement, annonce à lui seul que le volume a été beaucoup feuilleté par des amateurs de vers et beaucoup lu. D'autres indices l'annoncent aussi : principalement certaines corrections ajoutées entre les lignes, des annotations mises sur les marges et au fo 96 vo, une copie de quelques vers du roman de Renart. Le tout atteste un grand nombre de lecteurs vivement intéressés. On y trouve aussi ces deux notes, la première tout à fait en tête du volume :

Le le Manekine l'un des boins c'on sache.

Et la seconde tout à la fin

Euxplicit le roumant du Han (1), a sauoir un des estoires achi en cest roumant. Il i est proumiers li romans de le Mankine et dou conte de Damartin.

Le scribe, auquel est dû notre manuscrit, était picard, comme le prouvent les formes de son dialecte, principalement la permutation de la en le, et de ce ou que en che; il avait la main belle, facile et claire, quoi qu'il se soit un peu trop hâté par endroits; mais il était ignorant ou léger, il écrivait trop vite et il a fait beaucoup de fautes. Ainsi, pour en donner quelques exemples recueillis dans un intervalle de très-peu de pages, il écrit pranieistes pour prameistes (v. 563), ce qu'ils ne voudront faire faire pour ce qu'ils me (v. 604), riquete pour riquece (v. 619), son point destre au lieu de point senestre (v. 722), etc. Ce n'est ainsi qu'un copiste, et peu attentif, à qui nous devons cette transcription; il ne faut donc pas en imputer les défectuosités à l'auteur.

1) Sur le roman du Han, voyez l'Histoire littéraire de la France,

XXIII,

469.

T. VIII.

6

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Du dernier Salut d'amour on n'a que les premiers vers, et la fin de l'œuvre poétique de Beaumanoir nous échappe ainsi malheureusement, parce qu'entre les feuillets 114 et 115 existe une lacune qui nous a privés également du début de l'œuvre de Sarrasin, le roman de Han.

En revanche, le premier feuillet de garde du volume, coté fo 1, est couvert d'une fine écriture du XIIIe siècle, plus ancienne par conséquent que celle du manuscrit lui-même, et contenant deux pièces de vers, dont la première et la plus longue, intitulée La riuhote ou ruihote, c'est-à-dire la La riote (ou querelle) del monde, est une complainte sur la difficulté de satisfaire aux exigences du monde et aux embarras ou Rixes (1) qu'il nous suscite à chaque instant de la vie. M. Francisque Michel a publié cette petite moralité dans la préface de son édition de la Manekine. Il a omis et dédaigné la seconde pièce de vers inscrite sur la garde du manuscrit 7609.2, non sans raison, car c'est un insipide assemblage de jeux de mots sur les tristes idées de chair morte, d'ossements et de charnier. Mais pourquoi négliger l'occasion de la recueillir quand elle a si bien son caractère? C'est de la poésie chrétienne du moyen-âge, toute pure, et d'ailleurs il est probable que l'auteur pouvait invoquer une circonstance atté

1 Rica et rixatio; riotta.

nuante c'est qu'il n'avait pas agencé ces pauvres rimes pour l'amour seul de l'art, mais pour une inscription qu'il fallait graver à l'entrée de quelque cimetière. Voici la pièce :

Chius qui le mieus se char encharne (1)
Mire soi, con mors char descharne !

Si con, darriens, sunt descharné

Tout chil qui furent de char né ;

Que mors si a fait descharna[tz]

Que su les os cuir ne char n'a.
Che voit on entrant maint charniers.
Hée! Mors de descharne char n'i ers (2)?

Ja lase! S'auras décharnée

Toute riens d'umaine char née !

Trop nous despis et escharnis,

Tous et toutes de cui char nis,

Char de l'un en l'autre rencharnes

Pour descharner, et tout descharnes ;

Et de si vix descharneure

Qui n'est si bele charneure

D'onme ne de fenme charnel

K'après ton cors si encharne el
Que li ver qui de le char naissent
De chil je n..is p(ar) descharnaissent
Autre ver n'entraissent eschars

Ne des larges ne des es chars

Qui vaurroit contre mort charnins

Ne encontre les vers charnins

En escapil hons de char nus
Nennil voir maigres ne charnus

Ne femme maigre ne charnue

Que mors tant ne morge : char nue

Qui trestout descharne de char

Ne mesroient cent mille char.

Le char que mors a descharnée

Contre mort n'est chars si charnée

(1) Celui dont la chair est le mieux façonnée, qu'il se regarde (ici) et qu'il voye combien

la mort défigure. Comme à la fin sont décharnés tous ceux qui sont nés de la chair.

(2) Hé mort! squelette toi-même, que n'est-tu aussi dans le tombeau?

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