enfin le premier évêque de Coire, où le martyre couronna ses travaux. Tel est le récit consigné dans un ancien proprium de l'église de Coire, sous le 3 décembre, et dans les écrits publiés par Murer, Bucelin, Lang, etc. Ce narré ne soutient pas l'examen; il ne se trouve dans aucun historien ancien. Beda et Adon font mention du roi Lucius; mais, dans leurs écrits non interpolés, ne disent rien de son voyage dans la Rhétie. Notker, qui, au neuvième siècle, rédigea son martyrologe dans le voisinage de Coire, ne savait si Lucius honoré dans cette ville était le même que le roi Lucius. Dans un très-ancien martyrologe de S. Gall, S. Lucius de Coire est dit simplement confesseur 1. Il en est de même dans le propre du bréviaire d'Augsbourg et dans le calendrier joint au propre de Constance. Jean Aventinus, qui vécut au quinzième et au seizième siècle, prétendit que S. Lucius, patron de Coire, était non le roi Breton, mais Lucius de Cyrène, mentionné dans les actes des apôtres 3. La saine critique rejette ce qui est ici fabuleux et distingue deux Lucius, qui ont existé réellement, mais que l'ignorance a confondus. L'un, roi dans une contrée des îles britanniques, vivait dans le second siècle. Les Anglais disent qu'il s'occupa à rendre le christianisme florissant dans ses Etats; que, dans cette vue, il eut des relations avec le pape Eleuthère et que son tombeau est à Glocester. L'autre Lucius parut dans le pays des Grisons, au quatrième ou plutôt au cinquième siècle, et se rendit recommandable par la sainteté de sa vie, probablement aussi par la prédication de l'évangile. Il mourut à Coire, où son culte est ancien et solennel, car une église sous son invocation y était déjà bâtie au sixième siècle. Mais il est certain que ce Lucius ne fut ni roi, ni évêque, ni martyr. La légende donne au roi Lucius une sœur nommée Emerita, qui se serait associée aux travaux de son frère dans la Rhétie. Nous croyons qu'une sainte Emerita exista. Nous lui contestons la qualité de sœur du roi. Du reste, aucun document ne nous fait connaître avec certitude son époque. Mais son culte paraît être ancien à Coire 4. 1 Ce qui exclut la qualité de martyr. 2 Aventin., Annal. boic., 1. II, f. 129. 3 Act., XIII, v. I. 4 Propr. Sanct. Curiens. Eichhorn. : Les traditions dont nous avons dévoilé la fausseté, nous conduisent à une observation qui ne doit pas paraître déplacée. Lorsque, dans nos contrées, l'histoire était peu cultivée et la critique inconnue, il suffisait que le culte d'un saint fût ancien et célébré avec quelque solennité, surtout si l'on possédait de ses reliques, pour que l'ignorance réunie à la vanité lui attribuât la qualité d'apôtre et de premier évêque de la ville ou du pays. C'est ce qui est arrivé à l'occasion des saints Béat, Nazaire, Lucius, Pantalus, etc. Pour servir à l'histoire de la réforme de la Trappe, etc., par UN RELIGIEUX QUI A VÉCU PENDANT QUINZE ANS DANS LA RÉFORME (Nicolas-Claude Dargniés.) (Suite.) Douzième lettre. VOYAGE DE LA VALSAINTE A SAINT-URBAIN. « Il étoit environ dix heures du matin, le 10 février 1798, lorsque nous sortîmes du monastère. Vous sçavez, Monsieur, que c'est l'époque où l'hiver fait sentir toutes ses rigueurs dans nos montagnes. Il n'y avoit eu cette année que fort peu de neige, convertie alors en glace par des dégels imparfaits. En qualité de chirurgien je restai à l'arrière-garde, étant obligé de surveiller quelques infirmes, étendus sur des traîneaux et plus encore à cause de mes infirmités; car, quelque lentement que s'avançât la caravane, obligé de la suivre à pieds, j'avois bien de la peine de le faire a longe. Heureusement je n'étois pas le seul; trois ou quatre de mes frères, non moins infirmes que moi, me servirent de consolation, et, tout en nous entretenant de notre malheur, nous arrivâmes, non sans peine, à l'auberge du Mouret, vers les cinq heures du soir. Notre troupe étoit composée de 30 à 40 personnes, sans compter les voituriers, et il n'y avoit que l'auberge pour nous héberger, encore étoit-elle pleine de buveurs. Fort peu en peine des religieux et des enfants bien portants, je bornai mes soins à mes infirmes, que je plaçai le mieux qu'il me fut possible. Après leur avoir fait donner quelque chose, puis sans rien prendre moi-même, je me jetai sur un banc dans la chambre du cabaret, au milieu de tous les ivrognes, et là j'attendis, sans fermer l'œil, que le jour vînt nous donner le signal du départ. Un voyage commencé sous de si heureux auspices ne m'auguroit pas fortune, au moins pour ce monde. >>> << A peine le cellérier, conducteur de notre caravane, vit-il poindre l'aurore qu'il éveilla tout son monde. Comme nous n'avions rien déchargé, il n'y eut qu'à atteler et, par le plus épais brouillard, accompagné d'un givre piquant, nous prîmes la route de Fribourg. Après avoir disposé mes malades sur leurs traîneaux, n'ayant point à craindre de m'égarer, je pris seul les devants. Je marchois ainsi triste et enfoncé dans les plus sinistres pensées, lorsqu'à la descente du bois de Marly, à quelques pas de la carrière, j'aperçus le R. P. abbé, monté sur son cheval. Les inquiétudes que l'on avoit cherché à nous inspirer sur son compte me rendirent sa rencontre doublement précieuse. Je m'empressai de lui en témoigner ma joie; il m'accueillit avec bonté, s'informa de mes frères, etc. Je lui dis que sous peu il alloit les voir paraître; mais m'engageant à suivre tranquillement ma route, il piqua son cheval et s'empressa d'avancer à leur rencontre. Je le vis bientôt repasser ventre à terre pour nous devancer jusqu'au pont de Marly, où des chevaux et des voitures nous attendoient déjà depuis le grand matin. Les chevaux étoient attelés quand nous y arrivâmes; on ne prit que le temps nécessaire pour décharger et recharger, chacun monta sur la voiture qui lui fut assignée par le R. P.; ceux qui étoient en état continuèrent la route à pieds, et nous partîmes en prenant des chemins détournés pour gagner la grande route de Berne, sans être obligés de passer par Fribourg. » << Avant, Monsieur, d'entrer dans le détail des particularités que ma mémoire me fournira sur notre voyage, vous ne serez peut-être pas fàché d'avoir une idée de l'ordre que nous avons observé pendant notre route et de la manière dont nous accordions l'austérité de notre règle avec la circonstance où nous nous trouvions. Nous logions ou dans les auberges ou dans les monastères; on se couchoit vers dix ou onze heures, selon que le soleil se levoit plus ou moins vite, parce que c'étoit son lever qui nous donnoit le signal du réveil et que nous ne dormions jamais plus de six à sept heures: chacun étoit pourvu de sa couche, qui consistoit en une couverture de laine et un traversin rempli de hardes de change; ainsi il n'y avoit nulle part d'embarras pour les lits, car le plancher nous offroit partout la facilité de nous étendre. Quand nous rencontrions des granges avec de la paille ou du foin, nous en profitions. L'on partoit toujours au point du jour, sans rien prendre, à l'exception des enfants et des infirmes que l'on faisoit déjeûner. Tous ceux qui se portoient bien et croyoient en avoir la force alloient à pieds en gardant le plus grand silence; il n'étoit pas même permis de répondre aux interrogations d'un étranger. Nous marchions jusqu'à midi; alors on s'arrêtait dans quelque auberge pour faire dîner les enfants et les infirmes et rafraîchir les chevaux. Après environ deux heures de halte que les religieux employoient à réciter leurs offices, on se remettoit en route jusqu'à la chute du jour. On s'arrêtoit alors pour passer la nuit. Pendant qu'on préparoit le déjeûner, le dîner et le souper, car ces trois ouvrages, malgré les fatigues du voyage, étoient reliés en un seul volume, les religieux récitoient leurs offices, puis on se mettoit à table pour manger la première fois de la journée; il étoit souvent huit ou neuf heures du soir. Si c'étoit dans une auberge, on avoit bien soin de ne rien demander qui ne fût conforme à la règle; aussi tout le repas consistait en une soupe et un seul plat de légumes, si l'on pouvoit en avoir, ou le plus souvent en pâtes cuites ou frites, et de l'eau pour toute boisson. On avoit soin de recommander à l'aubergiste de faire d'amples portions; mais les gens peu accoutumés à servir des Trappistes ne donnoient souvent aux pauvres religieux que la moitié de leur soûl; ce qui les contristoit fort et les forçoit de se rejeter sur le pain, au risque souvent de s'incommoder. C'étoit bien pis lorsque nous mangions dans quelque monastère: nous avions alors une nourriture plus choisie et mieux préparée, mais elle étoit si modique pour des gens affamés que la plupart mouroient de faim en sortant de table, et surtout ceux qui, se tenant strictement à la lettre du réglement, refusoient de manger plus d'un seul mets après la |