« Le R. P. me rendit dans une grande et vaste abbaye d'Allemagne, dont l'abbé est souverain, située au milieu des bois, que j'ai entendu nommer Kaiserau. Un grand nombre de nos frères s'y trouvoient déjà réunis; pour être logés dans de grands et beaux appartements, ils n'en étoient pas mieux pour cela. Comme on les voyoit avec peine dans la maison, on ne leur donnoit que ce qui étoit indispensablement nécessaire pour vivre; le pain d'ailleurs y étoit mauvais. Mais, après tout, on n'avoit pas le droit de se plaindre : rien ne nous étoit dû; quel droit avions-nous pour mettre les gens à contribution pendant des semaines entières? Lorsque mes frères me virent arriver dans le pitoyable état où j'étois, ils me regardèrent tous comme perdu. Cependant Dieu pourvut à mon rétablissement, que je dus surtout aux soins du P. Louis de Gonzague, l'hermite de la forêt de Senard, qui remplissoit les fonctions de supérieur. Ce parfait religieux m'a toujours édifié par son désintéressement et sa charité et surtout par son attention à soulager les malades. Il étoit extrêmement mortifié, et quoiqu'il ne fût pas prêtre, tout le monde le respectoit et lui obéissoit à cause de ses vertus. Il a été dans cette circonstance très-utile en tenant les religieux dans la soumission et l'obéissance. Il mit en œuvre toutes les ressources de la plus tendre et de la plus ardente charité pour mon soulagement; il se privoit de tout pour moi. En deux ou trois jours je me vis capable de me lever et de me traîner dans les appartements pour visiter plusieurs de nos frères malades. >>> « Il arrivoit chaque jour quelques-uns de nos frères, soit en bandes, soit séparément; et nous trouvant bientôt tous réunis, le départ fut décidé. Le R. P. abbé arriva pour nous y disposer: il divisa tout son monde en deux bandes, et comme il avoit reçu de l'argent, probablement de la Valsainte pour les effets que l'on avoit vendus, et qu'il ne devoit pas venir avec nous, il partagea aussi cet argent et donna à chaque chef de bande cent louis, avec ordre de n'y toucher que dans la plus grande nécessité; on devoit faire ensorte de vivre partout aux dépens du public. Cela fait et les jours de nos départs respectifs étant fixés, il disparut pour aller lui-même à sa destination. J'aurois bien désiré pouvoir l'accompagner partout, pendant tout ce voyage, et être mis dans la confidence de tous ses projets et du but de toutes ses démarches: je ne crois pas qu'il y ait eu de général d'armée qui ait employé plus d'adresse et d'industrie, qui ait fait jouer plus de ressorts pour conduire et faire subsister ses troupes que le R. P. abbé pour l'entretien de sa communauté, qui, composée de plus de deux cents personnes, n'a eu pendant près de trois ans d'autre ressource que son industrie à solliciter les secours du public. Aussi, une histoire détaillée de sa vie formeroit-elle un tableau des plus intéressants. On y reconnoîtroit, et c'est une justice que l'on doit rendre à dom Augustin de Lestrange, que tout ce qu'il a fait et entrepris n'a eu d'autre principe que le désir de procurer la gloire de Dieu. Il a pu se tromper dans les moyens qu'il a pris pour y parvenir, mais son but a toujours été pur et désintéressé. » (La suite prochainement.) 1 Ce lai se trouve dans un livre d'heures manuscrit, qui date probablement de la seconde moitié du XVe siècle. Ce volume, très-petit in-8°, en papier, a été écrit à Fribourg, ou dans le voisinage, comme le prouvent une prose en l'honneur de St. Nicolas, dans laquelle il est parlé de cette ville, et deux mots de notre patois, écrits sur une page en blanc : vire foylliet. Nous reproduisons cette pièce sans y changer une seule lettre; nous faisons seulement la distinction de l'i et du j, duvet de l'u, et introduisons l'apostrophe, les accents et la ponctuation; ce qui ne se trouve pas dans le manuscrit. |