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un refroidissement qui dura toujours; mais ils ne cessèrent jamais de s'estimer, et de se rendre mutuellement la justice qu'ils se devoient.

Racine se lia la même année avec Boileau, qui se vantoit de lui avoir appris à faire difficilement des vers faciles. Dès ce moment il s'établit entre eux un commerce d'amitié qui a duré sans interruption jusqu'à la mort de Racine, et dont la douceur n'a même été altérée par aucun de ces troubles intestins et passagers qui s'élèvent quelquefois parmi les amis les plus étroitement unis.

Alexandre fut joué en 1665. Corneille, à qui Racine l'avoit lu, lui dit qu'il avoit un grand talent pour la poésie, mais qu'il n'en avoit point pour la tragédie. Ce jugement nous paroît étrange, parce qu'il se lie dans notre esprit avec cette estime habituelle et sentie que nous avons pour Racine, et surtout avec l'admiration profonde que la lecture ou la représentation de ses pièces nous inspire; mais si l'on fait réflexion que ce n'est point à l'auteur d'Iphigénie, de Phèdre et de Britannicus que Corneille a tenu ce discours, mais au jeune poète qui avoit fait la Thébaïde et Alexandre, on ne doutera pas que Corneille ne fût de bonne foi: on dira seulement qu'il s'est trompé, et que ce qu'il a dit avec raison d'Alexandre, il ne l'eût certainement pas dit d'Andromaque, qui fut jouée deux ans après, et que les premières tragédies de Racine ne pouvoient pas faire espérer. En effet, lorsqu'on

mesure l'intervalle immense qui sépare ces deux pièces, on applique à Racine ces beaux vers d'Homère, si bien traduits par Boileau :

Autant qu'un homme assis au rivage des mers
Voit d'un roc élevé d'espace dans les airs,
Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissent d'un saut.

Andromaque, pièce admirable, à quelques scènes de coquetterie près, excita le même enthousiasme que le Cid, et ne le méritoit pas moins. Les applaudissements que Racine reçut à cette occasion étoient d'autant plus flatteurs, que de nouveaux succès dans une carrière que Corneille avoit parcourue avec tant de gloire, étoient nécessairement plus difficiles à obtenir. Lorsqu'un art ou une science a déjà fait de grands progrès chez un peuple, il faut plus de sagacité, plus de génie pour reculer d'un pas les limites de cet art ou de cette science, qu'il n'en falloit aux premiers inventeurs pour porter l'un ou l'autre au point où ils l'ont laissé.

Un fait assez singulier, c'est que, dans le privilége d'Andromaque, on donne à Racine le titre de prieur de l'Epinay; mais il n'en jouit pas longtemps: le bénéfice lui fut disputé, et il n'en retira pour tout fruit qu'un procès que ni lui ni ses juges n'entendirent jamais, comme il le dit dans la préface des Plaideurs, dont ce procès fut en partie l'occasion ou le prétexte.

'C'est le jugement que Voltaire en porte.

Britannicus suivit de près Andromaque, mais sa destinée ne fut pas aussi heureuse. Soit que les amis de Corneille, trop exclusifs sans doute, et par une suite de cette intolérance qui domine plus ou moins dans toutes les opinions, quel qu'en soit l'objet, aient étouffé par leurs critiques malignes et insidieuses la voix presque toujours foible et timide de la louange; soit plutôt que les beautés dont la pièce de Racine étincelle eussent un caractère trop sévère, trop antique pour le temps où elle parut, et qu'il en soit en littérature comme en politique, où même pour les meilleures choses'il est nécessaire que les esprits soient préparés ; il est certain qu'on ne sentit pas d'abord le mérite de Britannicus. Cette pièce, un des plus estimables ouvrages de Racine; « où l'on trouve, dit Voltaire, << toute l'énergie de Tacite exprimée dans des vers « dignes de Virgile», fut reçue très-froidement, et ne réussit même que dans un temps où ce succès trop attendu devoit peu le flatter, et ne pouvoit presque rien ajouter à sa réputation.

Il avoue dans sa préface, avec cette candeur et cette modestie qu'on ne trouve que dans les hommes d'un talent supérieur, qu'il doit beaucoup à Tacite, qu'il appelle même le plus grand peintre de l'antiquité. On voit avec plaisir un juge aussi éclairé, et d'un goût aussi correct, aussi pur que Racine, rendre cette justice à Tacite. Mais ce qui fait seul l'éloge de cet excellent historien, c'est que partout

où Racine s'est proposé de l'imiter, il est resté audessous de lui, et que ses imitations, souvent aussi heureuses que le génie si différent des deux langues le comporte, et qu'une traduction en vers le permet, sont peut-être les plus beaux endroits de Britannicus, où, comme Racine le remarque, «< il n'y << a presque pas un trait éclatant dont Tacite ne lui << ait donné l'idée ».

Je n'entrerai dans aucun détail sur les autres pièces de Racine: il suffit d'observer en général qu'elles eurent le sort de tous les bons ouvrages, c'est-à-dire qu'elles furent critiquées avec autant de fiel que d'ignorance par les Zoïles du temps, et justement admirées des vrais connoisseurs, les seuls hommes dont le suffrage entraîne tôt ou tard celui de la nation, et dont la voix se fasse entendre dans l'avenir.

Après avoir donné en six ans cinq tragédies, dont la plus foible est écrite avec une élégance, un charme qui fait presque disparoître ou pardonner la langueur et la monotonie du seul sentiment qui y règne, Racine renonça à la poésie, et termina en 1677 sa carrière dramatique par la tragédie de Phèdre. Il avoit pour cette pièce une prédilection fondée sur d'assez fortes raisons; il disoit même que s'il avoit produit quelque chose de parfait, c'étoit Phedre. Pour moi, il me semble que cette perfection qu'il cherchoit, et dont personne n'a plus approché que lui, se trouve d'une manière

plus sensible et plus frappante dans Iphigénie, quoique le caractère de Phèdre, que Voltaire appelle «le chef-d'oeuvre de l'esprit humain, et le « modèle éternel, mais inimitable, de quiconque << voudra jamais écrire en vers», soit incontestablement le plus tragique et le plus sublime qu'il y ait au théâtre.

Racine fut reçu à l'académie françoise en 1673, et y remplaça La Mothe le Vayer. Quelques années après il fut nommé, avec Boileau, historiographe du roi. M. de Valincourt prétend avec beaucoup de vraisemblance, « qu'après avoir long-temps essayé <«< ce travail, ils sentirent qu'il étoit tout-à-fait op« posé à leur génie ». C'est que, pour bien écrire l'histoire, il ne suffit pas d'être bon poète : il faut un talent peut-être aussi rare, et que le premier ne suppose pas celui de bien écrire en prose: il faut de plus une grande connoissance des hommes, qui ne s'acquiert point dans le silence de la retraite ; une longue expérience que rien ne peut suppléer, et qui tient à un courant subtil des choses de la vie bien observées, un grand fonds d'idées, d'instruction, de raison, de philosophie; avantages qui se trouvent rarement réunis : en un mot, il faut avoir le mérite de Tacite ou de Voltaire, qui, dans deux genres très - distincts, et en prenant chacun une route aussi diverse que le caractère de leur esprit et la nature des objets dont ils se sont occupés, ont laissé à la postérité les deux plus beaux modèles

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