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la seconde pose à la première des limites variables dans le temps et dans l'espace, mais toujours également inflexibles. Ne voir dans le développement des forces organiques que les effets naturels de la loi vitale, ou que le résultat d'un concours particulier de circonstances extérieures, c'est n'apercevoir qu'un des côtés d'un problème complexe le monde extérieur est nécessaire à l'être vivant, bien que ce qui le fait vivre gise en lui-même; il y a une réaction perpétuelle entre deux éléments, l'un actif, l'autre passif, et c'est de leur concours ou de leur opposition que dépendent tous les phénomènes de la vie, de la maladie, de la mort, aussi bien pour les espèces que pour les individus, pour les genres que pour les espèces; c'est là, ce nous semble, une façon très-philosophique d'envisager les phénomènes complexes que la nature animée nous présente. On peut reconnaître dans cette solution une application du grand principe des contradictions posé par la philosophie hégélienne : l'opposition éternelle entre la nature organique et la nature inorganique est en effet regardée par M. Bronn comme l'explication suprême des phénomènes à l'étude desquels il a consacré tant de soins et d'efforts; là où tant d'autres n'ont aperçu que confusion et chaos, il a pu faire pénétrer, à la lumière de son principe, un ordre rigoureux : il nous conduit d'une main sûre dans un dédale où on risque si facilement de s'égarer. La paléontologie a, dans l'ouvrage de M. Bronn, une réponse à présenter à ceux qui n'y voient encore, et il faut bien dire que trop d'auteurs rendent une pareille illusion facile, qu'un fatras désordonné de noms, une science également pauvre en principes et en conclusions, dénuée de méthode et par conséquent d'autorité.

AUGUSTE LAUGEL.

NICOLAS LENAU'.

2

Nicolas-François-Niembsch de Strehlenau est né en Hongrie, à Csatad, près de Temeswar, le 13 août 1802. Son père, après un rapide service dans la cavalerie autrichienne, avait obtenu une place dans les finances royales. Sa mère, Thérèse Maigraber, appartenait à une famille bourgeoise fort considérée dans le pays, et possédant aux environs d'Ofen, où elle résidait, d'importantes propriétés en vignobles. Les parents de Lenau se marièrent très-jeunes et par inclination. Le bonheur cependant ne s'installa pas à leur foyer. L'ancien officier de cavalerie n'offrait pas, à ce qu'il paraît, le modèle des vertus conjugales. « Du milieu de la vie moitié oisive des garnisons, nous dit Anastasius Grun, François de Niembsch avait apporté le penchant qui lui était naturel vers l'existence indépendante du soldat; délivré des rigoureuses chaînes de la discipline, il ne lui convint pas de comprendre et d'accepter les chaînes moins apparentes, mais doublement saintes, d'une discipline volontaire des âmes, qui seule conserve pure et non affaiblie la flamme de l'union matrimoniale. » La mère de Lenau souffrit beaucoup, on l'imagine, de cette frivolité volage; d'autant plus qu'elle souffrit en silence, toujours attachée à celui qui empoisonnait ses jours. Faut-il penser, avec le biographe : « que le poëte avait reçu déjà dans le sein maternel la première empreinte de cette profonde mélancolie dont il porta le sceau marqué durant toute sa vie sur son noble front? »

1 Nous avons suivi dans ce travail, comme fil conducteur, la remarquable introduction biographique placée en tête des œuvres complètes de Lenau, par son émule et son ami Anastasius Grun, comte d'Auersperg.

2 Le poëte ne conserva de son nom de famille que les deux dernières syllabes, et il n'est connu du public qu'avec cette abréviation.

On se plaît à fouiller l'enfance des hommes que le talent et le sort ont fait sortir de la foule. Curiosité naturelle, qui sait toujours se satisfaire en donnant un sens rétrospectif à des actes ou à des incidents que l'on ne relèverait pas s'ils se rattachaient à une existence méprisée par la renommée. Dirons-nous de notre héros qu'il se prit d'un goût trèsvif pour le violon, délaissé bientôt pour la guitare, dont l'enfant tirait, à la grande admiration de l'assemblée de famille, les plus touchantes mélodies? Si le jeune ménestrel aimait déjà la musique en poëte, il se plaisait également à vaguer seul dans la campagne, où il poursuivait avec une incomparable ardeur les nids d'oiseaux. Un jour aussi le cœur du poëte devait être dévasté, et la jeune et insouciante couvée des premières croyances devait fuir éperdue, sans asile et sans retour, devant l'implacable curiosité de l'homme. Si nous en croyons un parent de Lenau, il était dans son jeune âge extraordinairement pieux, et récitait avec ardeur sa prière soir et matin. Un de ses plus grands bonheurs était de lire la messe, grimpé sur un siége qu'il plaçait devant l'autel, et assisté, dans ce simulacre des choses saintes, par sa sœur Thérèse, son aînée d'un an et demi. Parvenu à l'âge viril, Niembsch parlait encore avec ravissement de la félicité qui avait inondé son âme lorsque la première fois il sortit du confessionnal « pur comme un ange ». N'est-ce pas chez l'enfance que la maturité devrait aller à confesse? Mais il en est souvent ainsi que de fois le naïf miroir d'un cœur d'enfant a servi de confesseur involontaire et muet à l'homme dont la pensée, formée par l'âge et l'expérience, s'est flétrie au contact de la vanité, de l'envie et de la haine? Dans les enfants, ce que nous aimons tant, c'est ce que nous n'avons plus : la confiance et l'abandon, le jeu naturel d'une âme qui ignore son propre dédain.

Le sentiment religieux subsista toujours profondément dans l'âme du poëte, ses plus importantes productions en témoignent; mais cette aspiration vers l'infini, si essentielle à sa nature, devint son plus grand tourment, car il chercha en vain à la concilier avec le monde, avec la société et avec lui-même sur ce champ de la conscience moderne, où deux mondes opposés luttent pour la suprématie. Cette tension continue de son âme, en l'absence de toute énergie pratique capable de l'en distraire au moins par intervalles, a été certainement la fatalité dominante dans une destinée si tristement achevée.

Le père de Lenau était mort, laissant trois jeunes enfants à sa veuve. Niembsch grandissait sous les effluves caressantes de la tendresse maternelle. En de pareilles circonstances, la sensibilité et l'imagination, qui sont le côté féminin de la nature humaine, et combien le poëte

touche de près à la femme! devaient se développer avec excès aux dépens de la volonté; tout tendait à favoriser exclusivement, dans une nature trop disposée déjà à ne s'épanouir qu'aux doux rayons du cœur maternel, la contemplation rêveuse, et à augmenter, jusqu'aux limites où elle devient maladive, l'exquise sensibilité qui fait le privilége en même temps que la torture des natures poétiques. L'élément masculin a manqué à cette enfance; ce fut un premier malheur, que l'avenir ne sut pas réparer. Remariée à un médecin, Thérèse Maigraber s'était rendue à Tokay avec son nouvel époux. Niembsch, qui passa dans ces belles contrées sa quinzième et sa seizième année, parla toujours de ce temps comme du plus heureux de sa vie. L'adolescence se levait en lui avec son ravissant cortége de pressentiments confus; elle commençait à découvrir aux yeux intérieurs les perspectives infinies que l'imagination peint alors de ses matinales couleurs, qu'elle revêt de ses songes, et qui ressemblent au lointain vaporeux des montagnes doré par l'aurore à travers les voiles de l'atmosphère et la sérénité bleue des premiers désirs: les sommets attirent avec un charme irrésistible et doux; de près, apparaissent les sentiers escarpés, et les fatigues, les précipices, les périls de tout genre s'offrent au voyageur déçu. Mais combien le rêve a été suave, et comme plus tard, dans les cœurs lassés, l'écho de ces espoirs trompés résonne encore sous les voix discordantes, pareil au murmure argentin de la source s'échappant à travers la mousse et les rochers. Ces impressions du réveil, Lenau a dû les connaître à un degré peu ordinaire. On les sent vibrer sous les vers qui évoquent le souvenir des lieux où s'écoula sa jeunesse :

Dans le pays des Madgyars,

Où du Bodrog les ondes pures

Se marient avec un joyeux tumulte

Aux eaux vertes et claires

De la Tissa,

Où sur des coteaux s'épanouissant au soleil

Rit la vigne du Tokay.

Mais le temps était venu où la nonchalance rêveuse, si attrayante au milieu des beaux paysages de la Hongrie, devait faire place aux études méthodiques. C'est à travers le prisme épais de l'intelligence humaine que l'esprit de Lenau allait chercher maintenant à recueillir quelques rayons épars et affaiblis de cette même nature à laquelle s'était mariée sans peine, et dans un commerce immédiat, l'ardente fantaisie de son cœur. La réflexion et la logique s'interposant entre la nature et lui, allait armer le poëte contre lui-même. En vain désormais il cherchera

jusqu'à la fin une réconciliation durable entre son sentiment et sa pensée. Pour réaliser cet accord, il eût fallu une âme plus virile que la sienne et capable de s'imposer à elle-même, en présence des problèmes insolubles de l'esprit, l'inévitable limite du renoncement. Cette hygiène morale que Goethe pratiqua avec un si rare discernement, et dont le poëte surtout ne saurait se passer, Lenau en comprit peut-être l'importance, mais l'énergie lui fit défaut pour l'appliquer. Ses études universitaires offrirent un miroir anticipé de toute son existence. L'irrésolution s'y réfléchit déjà à un degré inquiétant. Après avoir soutenu de brillants examens au gymnase d'Ujhely, le jeune homme se rendit à Vienne, dans l'automne de 1819, pour se consacrer aux études philosophiques. Ces études achevées, deux ans plus tard, il se voua à l'étude de la jurisprudence, selon le vœu de ses grands parents, qui l'avaient pris sous leur patronage spécial, et désiraient le voir entrer au service de l'État. Mais dès 1822, le futur poëte se rendait, suivi de sa mère, à l'école agricole fondée par l'archiduc Charles sur ses domaines de Hongrie, à Oltenbourg.

C'est vers cette époque que remontent ses premiers essais poétiques. L'agronomie, pas plus que la philosophie et la jurisprudence, ne sut fixer Lenau. Le démon du changement, qui plus tard devait le porter d'une résidence à l'autre héritage paternel, selon M. Grün, ne laissait point de repos à cet esprit, qui demeura nomade à travers les domaines de la science. De retour à Vienne vers la fin de 1823, toujours accompagné de sa mère, il reprit la jurisprudence; puis, à l'issue de ses examens, il passa brusquement à la médecine et suivit les cours durant quatre années consécutives, mais sans beaucoup de zèle, à l'école supérieure de Vienne. Lenau devait rester étudiant toute sa vie. Choisir une carrière et s'établir dans une profession n'était point son fait. Il eût fallu qu'une nécessité du dehors, une pression des circonstances l'y contraignît, et les circonstances ne furent jamais assez pressantes pour lui rien imposer. Une position de fortune médiocre a suffi à Lenau, qui par la modestie de ses goûts se dérobait plus ou moins, de ce côté-là, aux prises de la destinée. Pour une pareille nature, l'indépendance matérielle ne fut-elle pas un mal?

On aurait tort cependant de juger avec trop de sévérité la marche irrégulière des études suivies par le poëte, bien qu'elle serve déjà à le caractériser dans son humeur fondamentale, et il faut applaudir à cette remarque de M. Grün, si pleine d'une judicieuse aménité :

« Dans cette mutation si fréquente des études, dit-il, l'ardent désir d'explorer le plus grand nombre possible des domaines de la science

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