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Quoique César ait écrit que la religion des Germains était très-différente de celle des Gaulois, on trouve cependant entre les croyances et les traditions des deux peuples des ressemblances qu'il est impossible de méconnaître. Tacite nous dit que, d'après leurs chants nationaux, les Germains ont pour père le dieu Tuiston, fils de la Terre, et César écrit d'autre part que les Gaulois se disent descendus de Pluton (Dis). Les deux nations se supposaient conséquemment issues d'un dieu chthonien. Les Commentaires nous apprennent que la grande divinité des Gaulois était Mercure, c'est-à-dire, bien entendu, une divinité que les Latins identifiaient au fils de Maïa. Or Tacite emploie précisément la même phrase que César, en parlant du culte des Germains: Deorum maxime Mercurium colunt. Voilà donc la grande divinité gauloise et la grande divinité germaine rapprochées l'une et l'autre du Mercure latin; ce qui démontre qu'il existait entre elles une assez grande analogie d'attributs, attributs auxquels les Romains avaient cru reconnaître leur dicu du commerce et de l'éloquence. César avance que les Germains sont si barbares qu'ils n'offrent pas à leurs dieux de sacrifices, et Tacite au contraire nous parle des animaux qu'ils immolent à leurs différentes divinités. Sans doute les Germains n'avaient pas de druides, mais le témoignage de Tacite dépose de l'existence d'un sacerdoce chez eux. César prétend que les Germains adorent simplement le soleil, la lune et le feu (Vulcain), et Tacite nous parle de beaucoup d'autres divinités. Les Germains offraient d'ailleurs si bien des sacrifices qu'ils immolaient à leur divinité suprême des victimes humaines, et César nous donne la description des sacrifices du même genre commandés par les druides. Les Gaulois et les Germains, ainsi que nous l'apprend Strabon et que cela résulte d'autres témoignages, avaient aussi des prêtresses, des prophétesses, entourées d'une grande vénération 2. Il n'est pas jus, qu'au nom de bardes, donné, au dire de Posidonius, de Strabon, de Festus et d'Ammien Marcellin, par les Gaulois à leurs chantres sacrés, qui ne se retrouve dans le mot de bardit appliqué au chant par lequel, suivant Tacite, les Germains s'animaient au combat. Il existait chez les deux peuples une véritable aristocratie. Chaque noble ou chef avait un certain nombre d'ambacti, c'est-à-dire de vassaux ou de clients qui le suivaient à la guerre. César nous le dit, et d'un autre côté Tacite rapporte que les chefs germains sont toujours entourés de compagnons

1 Mercure était demeuré pour ce motif le Deus conservator des Trévires. (Voy. Steiner, Inscriptiones romanæ Rheni, no 809.)

Une inscription latine découverte à Metz mentionne une Arété présidente du collége des Druidesses (Druis antistita). [Voy. Steiner, no 994.]

qui leur forment comme une garde et qui combattent pour eux. Les Germains, à ce que prétend César, ne cultivaient pas la terre; effectivement Tacite ajoute que c'était aux femmes qu'ils abandonnaient le soin de leurs maisons et de leurs champs. Mais Strabon nous apprend que dans le principe les Gaulois ne se livraient guère à la culture des champs et que c'étaient les Romains qui les avaient rendus cultivateurs. D'ailleurs ce n'est point là un caractère ethnologique : on n'y peut voir que la preuve que les Germains étaient inférieurs en civilisation aux Gaulois. Bien des nations belges n'habitaient que dans les forêts, et les villages gaulois étaient, comme ceux des Germains, souvent formés de huttes dispersées çà et là (vici). Les deux peuples se creusaient également des demeures dans les cavernes. Tacite nous dit que le vêtement national des Germains est une saie (sagum), et Strabon attribue le même vêtement (caynpopoust) aux Belges; on sait d'ailleurs que ce mot saie est d'origine celtique (armoricain saé, habit long, robe; irlandais sai, tunique). On le retrouve dans le nom des Tectosages.

Ainsi, il est évident que César a exagéré les différences qui séparaient les Germains des Gaulois. Mais, pour être plus rapprochés que ne l'a pensé l'auteur des Commentaires, ces deux peuples ne sauraient cependant être confondus. La confusion ne serait légitime qu'autant qu'on trouverait entre les deux races un signe certain de parenté, et ce signe, c'est la langue. Or, les idiomes germaniques, de l'aveu de tous ceux qui en ont étudié l'histoire et approfondi la grammaire, sont très-distincts des langues celtiques. Sans doute les deux familles de langues sortent de la même souche asiatique, mais elles constituent des rameaux différents. Il est vrai que l'on ne connaît les idiomes germaniques que par des monuments qui sont fort postérieurs à César et à Tacite. On pourrait croire que ce sont des invasions subséquentes qui apportèrent dans l'Allemagne et la Scandinavie les langues qu'on y parle aujourd'hui; mais l'étude des anciens noms de lieux et de personnes de la Germanie nous ramène encore à cette même famille des langues tudesques qui étaient parlées par les barbares du cinquième et

Ce sont ces analogies qui, lorsque les Germains furent mieux connus, amenèrent des confusions entre ce peuple et les Gaulois, confusion dont s'arme M. Holtzmann pour conclure leur identité. Aux yeux de Dion Cassius, par exemple, les Germains sont des Celtes, une fraction des Celtes du moins. Plus tard, Libanius appelle de même les Francs des Celtes. Mais il est évident que dans la bouche de ces écrivains le nom de Celte était, comme le nom de Scythe, devenu un terme générique applicable à tous les peuples barbares du nord-ouest de l'Europe.

du sixième siècle. Quand on rapproche l'ensemble de ces noms de ceux que nous fournit la Gaule, on reconnaît qu'ils constituent des formes très-différentes. Est-ce à dire qu'à une époque fort ancienne, les Gaulois ne soient pas sortis de la Germanie? Assurément non. Venu de l'Asie, ce peuple a dû passer par les bords du Danube ou de l'Elbe; mais il avait précédé les Germains proprement dits, et si ceux-ci ont été, dans le principe, mêlés à eux, c'est à une époque où les langues indo-européennes ne s'étaient point encore démembrées en familles distinctes, où elles étaient dans une sorte d'état de promiscuité dont l'existence ressort chaque jour davantage de l'étude comparative des plus vieux idiomes européens. Alors, comme l'a montré récemment M. Lottner, dans un travail remarquable publié par l'excellent Journal de M. Kuhn, on n'observait point entre les langues de la Grèce, de l'Italie, de la Germanie, de la Sarmatie et de la Gaule, ces différences marquées qui ont fini par les constituer à l'état de familles séparées. Les mots étaient infiniment plus rapprochés entre eux; c'est ce que prouvent une foule de rapprochements commencés déjà par M. Sparschuh, dans un travail du reste fort hypothétique2 et mis tout à fait en lumière par M. Adolphe Pictet dans son beau livre intitulé les Origines indo-européennes. On comprend donc que, si on se reporte à une époque très-ancienne, le problème de l'identité ou de la non-identité des Gaulois et des Germains ne soit plus susceptible d'une solution. Mais si nous descendons jusqu'à des siècles voisins de notre ère, les seuls pour lesquels nous possédions des documents historiques, les distinctions sont plus tranchées, les nationalités sont déjà formées, et alors il est possible de s'entendre. D'ailleurs on rencontrait encore aux trois premiers siècles de notre ère des populations proprement celtiques vivant dans la Germanie méridionale et s'étendant sur le Danube. Appien nous apprend que lorsque Décimus Brutus voulut, après le meurtre de César, se rendre, sans être inquiété, du Rhin à Aquilée, il prit l'habit et adopta la langue des Celtes. Les Boi étaient d'origine gauloise, à ce que nous apprend Tacite. Étaient-ce là des restes de la grande émigration ou le résultat d'invasions faites par les Gaulois dans la Germanie? Tacite était déjà incertain à cet égard. Toutefois la première opinion paraît la plus probable; et il est à noter que le même historien parle de la ressemblance d'idiomes qui liait les Estyens, peuple du littoral oriental de la mer Suévique, avec les Bretons, rameau de

Zeitschrift für vergleichende Sprachenlehre, t. VII.

2 Keltische Studien. Francfort-sur-le-Mein, 1848.

3

Ou les Aryas primitifs, Essai de paléontologie linguistique, art. 1. Paris, 1859.

la famille celtique. M. Holtzmann fait bon marché du témoignage de Tacite. Mais, une circonstance qui lui donne beaucoup de poids, c'est que l'historien latin ajoute que les Estyens avaient pour enseignes des figures de sanglier. Or, les dernières recherches des archéologues ont démontré que le sanglier et non le coq, comme on se l'était imaginé, était l'enseigne de la nation gauloise'.

Il est donc vraisemblable que les Gaulois, avant de s'établir dans la Grande-Bretagne et dans notre patrie, avaient résidé quelque temps dans la contrée qui s'étend du Danube à la mer du Nord. Mais, je le répète, c'est là un fait très-ancien, antérieur peut-être à la division en Germains et Gaulois, et cette division, on ne saurait la mettre en doute; elle était déjà profonde à l'époque de César. M. Brandes et M. Roget de Belloguet après lui, ont raison d'appuyer sur certains témoignages qui renversent la thèse de M. Holtzmann. César nous dit formellement, au premier livre de ses Commentaires, que le Germain Arioviste avait appris, depuis qu'il était dans les Gaules, la langue de ce pays; donc le gaulois n'était pas le même idiome que le germain. Tacite observe que la langue gauloise que parlent les Gothins, peuple de la Germanie habitant au delà des Marcomans, prouve qu'ils ne sont pas d'origine germaine. Enfin Suétone rapporte que Caligula, voulant faire passer des Gaulois pour des prisonniers germains, ordonna nonseulement qu'on leur teignît et qu'on leur laissât croître les cheveux (ce qui, soit dit en passant, prouve que la chevelure gauloise n'était pas de la même nuance que celle des Germains), mais encore leur fit apprendre la langue germanique et leur imposa des noms barbares. On ne saurait objecter, avec M. Holtzmann, qu'il ne s'agit ici que d'une différence de dialecte. Les anciens avaient très-bien reconnu que les divers idiomes de la Gaule ne constituaient que des dialectes d'une même langue. Ils disent toujours le gaulois et non les langues gauloises; tandis qu'ici il est fait évidemment allusion à des langues réellement différentes. Et, qu'on le remarque bien, Arioviste était surtout en rapport avec les Gaulois du Nord ou Belges; c'était donc de ceux-ci qu'il devait avoir appris le dialecte, et cela exclut déjà la pensée que si le celte proprement dit constituait une langue différente du germain, le belge eût pu avoir une grande affinité avec ce dernier. Il est vrai qu'il s'était établi dans la Belgique un grand nombre de tribus d'origine germaine. Plerosque Belgas esse ortos a Germanis, écrit César (De bell. gall. 11, 4). Les

1 Notons encore que Tacite mentionne non loin des Estyens un peuple, les Lemovii, dont le nom rappelle celui d'une des grandes tribus gauloises, les Lemovices.

Eburons, les Segni, les Condrusi, les Pamani, les Cerasi étaient Germains d'origine. Tacite compte les Tungri parmi les Germains, et il nous apprend que les Trévires et les Nervi se faisaient honneur d'appartenir au sang germanique, prétention qu'ils partageaient avec les Ubii. César dit en effet que les Nervi descendaient des Cimbres et des Teutons, qui les avaient laissés près du Rhin avant d'envahir la province romaine et le nord de l'Italie. Mais il ressort d'autres témoignages que, si elles étaient germaines d'origine, ces tribus s'étaient en grande partie celtisées; elles avaient même fini par complétement abandonner leur idiome germanique, puisque saint Jérôme retrouvait encore en Galatie presque la même langue que parlaient les Trévires. Ajoutons, en reprenant une parole de Tacite déjà citée plus haut, que puisque les Estyens parlaient un autre idiome que les Germains et que cet idiome était très-voisin de la langue des Bretons, alliés, au dire du même Tacite, de très-près aux Gaulois, on a là une nouvelle preuve que le belge n'était pas un idiome germanique. D'ailleurs, si l'on compare les noms de lieux de l'ancienne Germanie à ceux que nous fournissent la Gaule et la Grande-Bretagne, on trouvera des formes et des radicaux trèsdifférents. Sans doute il avait dù pénétrer bon nombre de mots germains dans le dialecte belge; mais cela n'avait pas changé le fond de la langue. Le nom de Divitiac, que portait un des plus puissants chefs belges qui régna chez les Suessions, est tout celtique.

L'identité des Gaulois et des Germains est donc une opinion inadmissible et due à l'exagération d'analogies tenant à une provenance

commune.

Maintenant se pose une nouvelle question. Dans quel degré d'affinité se trouvaient entre eux les Celtes et les Belges? On sait quel système M. Amédée Thierry a fait prévaloir. Les Celtes ou Galli proprement dits représentaient la population primitive de la Gaule et de la GrandeBretagne refoule au sud de notre pays, au nord de l'Angleterre et dans l'Écosse par l'invasion d'un second ban de populations celtiques, les Belges; le véritable nom de ceux-ci était Kimri ou Cimbri, qui se retrouve encore dans celui de Cymry que se donnent les habitants du pays de Galles, dont l'idiome est tout celtique, et dans le nom de Cimbri ou Cimbres imposé par les Romains à une vaste tribu qui fit alliance avec les Teutons, peuple de la Germanie dont la défaite a illustré Marius.

Ce système, qui repose sur un ensemble de rapprochements fort heu

◄ Qui uno nomine Germani appellantur, dit César. De bell. gallic., II, 4.

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