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dans son âme? Je ne suis pas bien certain d'ailleurs que le « Don Juan » de Mozart ne soit pas encore un peu trop doux et trop rêveur, ni qu'il se moque suffisamment du monde et de lui-même.

Une modeste jeune fille devait, à la première rencontre, désarmer pour la vie le don Juan de Stuttgard, plus amoureux de clairs de lune que d'escalades. Lenau, nous dit-on, avait souvent proclamé, dans des cercles intimes, que le mariage était une institution contre nature, et par conséquent immorale. La Gazette d'Augsbourg annonça un jour aux amis de Lenau, âgé alors de quarante-trois ans, que le poëte était fiancé. On apprit bientôt qu'il s'était rendu à Baden-Baden au commencement de juillet, après un nouveau séjour de quelques mois à Stuttgard, et qu'il s'était fortement épris d'une jeune fille de Francfort, du nom de Marie B***, qu'il avait aperçue pour la première fois à la table d'hôte. Cette jeune fille « de pure race germanique », pour répéter les propres paroles de Lenau, simple, d'une grâce suave et d'une pureté de Madone, belle jusqu'au fond du cœur », s'était rendue aux eaux avec son vieux père malade. Lenau tremblait de ne pas être payé de retour. Il fut bientôt rassuré, et son bonheur fit explosion. Le mariage fut décidé, il devait être prochain. Où s'établirait-on? Comment allait-on vivre? Quels ravissants projets l'on forma, et comme les cœurs qui venaient de se rencontrer escomptèrent largement un avenir qui devait sitôt se refermer sur eux, pareil à une vague imprévue qui les aurait submergés sans retour avec leurs rêves! On s'établirait d'abord à Baden ou à Heidelberg, plus tard à Vienne. La fièvre, le délire s'était emparé de Lenau; il avait repris le violon, demandant à la musique, cette seconde âme de l'homme, de lui prêter la seule langue digne des grandes passions, la seule capable de fournir à leur inépuisable profondeur et à la profusion de leurs sentiments une profondeur et une richesse d'expression équivalentes. Lenau passait des nuits entières à improviser, et ses mélodies, tantôt fougueuses et emportées, tantôt douces comme des caresses, disaient assez combien tout son être était en proie à l'ivresse divine.

Cependant il fallait songer à assurer matériellement cet avenir que l'on entrevoyait si beau; les problèmes de la vie pratique se posaient pour la première fois devant le poëte sous une forme précise et avec des exigences inévitables. Jusque-là, les petites ressources de Lenau avaient pu lui suffire; elles ne suffiront plus aux nécessités premières et aux éventualités d'un ménage. La jeune fille n'apportait en dot que sa paisible beauté et son amour. Lenau, quand il ne jouait pas du violon, remplissait donc de chiffres tous les chiffons de papier qu'il

trouvait sous sa main. Tout à coup, le voilà parti; il se rend en hâte chez l'illustre éditeur J. G. Cotta, et en obtient, non sans peine, en retour de l'entier abandon de ses œuvres complètes, une somme de vingt mille florins, payable en différents termes. Le poëte, dans cette convention, croyait rapporter le Pérou. Plus tard, à Vienne, des amis le rendirent attentif à un point important qu'il avait négligé : n'ayant stipulé aucun intérêt du capital, il manquait, quant au présent, d'un revenu régulier. Ces préoccupations d'argent, mêlées aux emportements de la passion, ne lui laissaient plus un instant de calme. Quand de Stuttgard il revint à Vienne, il inquiéta ses amis par les brusques alternatives de son humeur. Sa sœur Thérèse semble avoir dès ce moment appréhendé quelque dénoûment fatal. Un sombre souci se joignait encore à tous ces soucis et à toutes ces joies, augmentant l'exaltation de cette âme, tour à tour livrée aux plus ardents transports et au plus terrible abattement. Il s'agissait de rompre, par un franc aveu de son nouvel amour, avec la femme qui dès longtemps lui avait consacré sa vie et son honneur conjugal. S'armant de résolution, il se rendit chez elle et lui ouvrit son âme sans détour. La crise fut affreuse : « Il faut que l'un de nous deux en devienne fou!» dit la malheureuse. Ce n'était pas à Lenau qu'elle songeait.

Le 15 septembre 1844, ébranlé jusqu'au fond par cette suprême secousse, Lenau s'embarqua sur le Danube et quitta la capitale. Au début du voyage, il composa son avant-dernière poésie, « Coup d'œil dans le fleuve ». En traversant une impasse de rochers, le signal qui devait, comme d'habitude, réserver le passage fut omis, et le bateau à vapeur faillit se briser contre une barque chargée de lourdes pierres de granit et marchant en sens opposé. Près de Linz, le bateau resta ensablé. Triste pronostic!

L'agitation de Lenau croissait et devenait plus inquiétante chaque Jour. Dans la nuit du 10 au 11 octobre, un premier accès de rage s'empara de lui. On eut de la peine à le détourner du suicide. Le 16 du même mois, à deux heures du matin, il entra brusquement dans la chambre de son hôte Reinbeck, et divagua jusqu'au matin. C'en était fait, le tourbillon de la démence saisissait enfin cette âme depuis longtemps attirée vers lui. Le 18 octobre, Lenau s'habilla de blanc, se coucha, les mains jointes, afin, disait-il, d'attendre la mort. Ce jour-là, il rédigea également son testament, mais il le changea et le déchira de nouveau. La mort ne venait pas; il demanda de l'acide prussique, et tenta même de s'étrangler avec son mouchoir. On le saigna le 19. Il regarda couler son sang avec complaisance : « Il ressemble à une source alpestre,

dit-il, n'est-ce pas le sang d'un homme sain?» Et sur la réflexion du barbier chirurgien qu'il ressemblait au sang « d'un cerf traqué », il répéta plusieurs fois avec satisfaction : « Mais je suis, moi aussi, un cerf traqué. » Le 20, échappant à la surveillance du gardien, qu'il avait prié de lui chercher un verre d'eau, il se précipita non vêtu par la fenêtre de son rez-de-chaussée, en criant avec force : « Révolte ! liberté! au feu! au secours! » On le ramena; il avait fait plus de cent pas dans la rue. La nuit, il poussait des cris sinistres qui jetaient l'épouvante dans le cœur des passants : « Debout! debout, Lenau! Lenau!» Un jour, il montra ses deux pieds à son gardien : « Celui-ci, dit-il, appartient à Vienne, cet autre à Francfort. »

La fiancée de Lenau était arrivée à Stuttgard avec sa mère. Les médecins lui défendirent de voir le malade; elle resta, le cœur brisé, dans son voisinage. Le mal empirait; il fallut se décider à transporter le malheureux dans un hospice d'aliénés. Cela eut lieu le 22 octobre. Toute l'Allemagne apprit alors que le poëte Lenau était devenu fou. ‹ De tous côtés, dit M. Grün, arrivaient les témoignages de la plus chaleureuse sympathie, de la crainte la plus affectueuse, les offres les plus nobles et les plus délicates. >>

Lenau avait eu, semblerait-il, en ses plus mauvais jours, quelque pressentiment de la manière dont il devait finir. A son ami le docteur Görgen, qui l'invitait un jour à visiter l'établissement de fous qu'il dirigeait à Döbling, il doit avoir répondu, en repoussant cette offre avec une certaine obstination : « Vous m'y posséderez d'ailleurs également quelque jour. » Justinus Kerner avait aussi recueilli de sa bouche ces paroles trop significatives : « Oui, frère, je porte avec moi tout un nid plein de jeunes fantômes; si la couvée s'envole quelque jour et se met à voltiger autour de ma tête, comme font au printemps les chauves-souris autour du chêne creux où elles ont été fourrées l'hiver, certes, ce sera alors une étrange histoire. » A un autre de ses amis il disait : « Tu connais l'histoire de Phaéton, et des chevaux du Soleil emportés avec lui. Nous autres poëtes, nous sommes tous de la race de ces cochers fantastiques, et très-aisément nous pourrons être traînés quelque jour par nos propres pensées. »

Il avait des intervalles lucides. Le 29, avec la visite de ses amis de Stuttgard, il reçut celle de son plus proche parent, auquel il adressa ces curieuses paroles : « Il y a une région des nerfs qui devrait toujours rester intacte; malheur à celui qui trouble et irrite ces profondeurs, où devraient toujours régner le silence et le repos; moi pourtant je l'ai osé!»

Durant quatre mois, Lenau resta ballotté dans un état alternatif de lucidité et de démence; la folie montait et s'abaissait comme une marée, laissant la raison à sec durant un intervalle, l'entraînant de nouveau, avec le retour du flot, dans l'immensité ténébreuse où elle allait se perdre. Un dernier espoir restait aux amis de l'infortuné, c'était le retour dans la patrie. Avec des précautions extrêmes et la plus affectueuse vigilance, on parvint à effectuer le voyage. Lenau toucha de nouveau le sol natal, le 16 mai 1846. Sa sœur Thérèse l'attendait à l'arrivée du bateau à vapeur. Il fut transporté immédiatement dans cet établissement du docteur Görgen, à Oberdöbling, où il avait prédit qu'on le conduirait un jour. Mais le terme approchait, et déjà les tentatives combinées de l'art et de l'amitié devenaient superflues. La folie aiguë s'était peu à peu convertie en un sombre idiotisme. Cependant cet état de torpeur horrible dura trois années encore ! Lenau ne pouvait pas mourir. Il ne sortait plus de ses lèvres qu'un murmure confus. « Le pauvre Niembsch est bien malheureux! » Ce furent les dernières paroles intelligibles qu'il prononça. Enfin, le 22 août 1850, à six heures du matin, il expira, et le rideau de la mort couvrit ce drame navrant.

Le 24 août, à six heures du soir, on enterra le poëte dans le cimetière du village de Weidling, où sa sœur Thérèse possédait une petite maison de campagne. Lenau lui avait dit un jour, en désignant du doigt l'humble cimetière de campagne : « C'est là que je voudrais reposer. » Avec lui s'éteignit la descendance mâle de la famille; mais le nom de ses aïeux vivra par lui dans les annales littéraires de l'Allemagne et dans la sympathie de tous les cœurs compatissants.

CHARLES DOLLFUS.

LA GALERIE SUERMONDT

A AIX-LA-CHAPELLE'.

UNION NEW YORS:

La Galerie de M. Barthold Suermondt a deux caractères fort distinctifs on y trouve quantité d'œuvres intéressantes pour l'histoire de l'art, et plusieurs œuvres d'une originalité tout exceptionnelle, qui passionne les vrais artistes. Cela tient au goût du propriétaire, trèsartiste lui-même et très-initié à l'étude des maîtres de tous les pays. L'école hollandaise domine dans la collection: Rembrandt, Brouwer, Aalbert Cuijp, Metsu, Jan Steen, Jacob Ruijsdael, etc. A côté d'elle, l'école flamande : Rubens, van Dyck, Teniers, Gonzales Coques, etc. Puis, chose rare dans le Nord, une série de maîtres espagnols: Velasquez, Murillo, Cano, etc. Puis, quelques italiens, quelques allemands et même des français.

Les espagnols viennent de la collection qu'un ancien ministre de Prusse à la cour d'Espagne, le colonel von Schepeler, avait formée à Madrid. Les autres tableaux ont été recueillis en Allemagne, en Belgique, en Hollande, en France, en Italie. Plusieurs ont passé dans des collections célèbres, depuis celle de la reine Christine de Suède jusqu'à celles de lord Radstock et de lord Northwick, du baron de Mecklenburg et de M. Patureau. Quelques-uns et ce ne sont pas les moins attrayants n'ont aucune tradition noble. Précieuses trouvailles d'un

fin connaisseur.

M. W. Burger va publier bientôt sur la galerie de M. Barthold Suermondt, à Aixla-Chapelle, un petit volume analogue à celui qui a paru sur la Galerie d'Aremberg. Nous en détachons presque toute la partie concernant l'école hollandaise, avec une sorte de préface qui donne une idée de l'ensemble de la collection.

TOME VIII.

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