DE LA CONFIGURATION DES CONTINENTS SUR LA SURFACE DU GLOBE, ET DE LEURS FONCTIONS DANS L'HISTOIRE. Mémoire par Carl Ritter '. Le Mémoire suivant où Ritter a résumé quelques-unes de ses idées générales, et qu'il désirait vivement présenter au public français, a été traduit sur sa demande et sous ses yeux. Il fut lu devant l'Académie des sciences de Berlin à l'occasion du 200° anniversaire de la naissance de Leibnitz. Depuis cette époque, de nombreuses découvertes, des faits géographiques très-importants et que Ritter n'eût pas manqué de discuter, sont venus à l'appui de sa théorie : nous aurions peut-être dû les indiquer en note et nous permettre en même temps d'élever respectueusement quelques doutes sur la valeur de certaines idées mystiques, mais nous avons préféré ne pas attenter à la majesté du texte. Une courte notice biographique sur Carl Ritter a déjà paru dans la précédente livraison de la Revue germanique nous n'y reviendrons pas. Qu'il nous suffise seulement de décrire en peu de mots l'apparence extérieure de ce noble vieillard, tel que nous l'avons connu pendant les dernières années de sa vie, tel que nous l'avons aimé. Il était de haute et forte taille, son front était vaste, sa figure puissamment sculptée comme celle de Goethe, mais il avait de plus une extrême douceur dans le regard et dans le sourire. Il marchait d'un pas lent et ' Carl Ritter, Ueber räumliche Anordnungen auf der Aussenseite des Erdballs, und ihre Functionen im Entwicklungsgange der Geschichte. Zur Sitzungsfeier des Leibnitzischen Jahrestages. Berlin, Dümmler, 1850. TOME VIII. 16 inégal et parfois s'arrêtait pour réfléchir; ses yeux, dirigés au loin comme s'ils rêvaient à l'Asie ou à l'Afrique lointaines, s'abaissaient rarement sur ceux auxquels il parlait; sa voix, retenue brusquement par une pensée, s'interrompait de temps en temps; on voyait dans chacun de ses mouvements qu'il était possédé par le démon de la science et, tout vieux et cassé qu'il fût, on sentait que pour l'étude il était jeune. Ses cours, d'une clarté merveilleuse, traitaient les sujets les plus grandioses dans un langage d'une simplicité presque enfantine. Il ne se croyait pas obligé, comme dans ses ouvrages, de tout dire; il omettait les relations commerciales, les détails statistiques oiseux, les longues digressions historiques ou biographiques, et se contentait d'indiquer simplement les grands faits. Et nous, ses élèves, nous l'écoutions non-seulement avec l'esprit, mais encore avec le cœur, tant il mettait de douceur et de grâce dans chacune de ses paroles; tant il mettait de bonté à nous donner des explications qu'il accompagnait d'encouragements affectueux, en nous posant sur l'épaule sa main paternelle. Du reste, comme tous les hommes grands par la bonté et par l'intelligence, il avait la naïveté d'un enfant, et son âme était trop pure pour jamais soupçonner le mensonge. Et maintenant, comment rendre suffisamment hommage à l'audace héroïque avec laquelle il a tenté l'impossible? Seul, à un âge où la plupart des hommes ont déjà presque terminé leur vie et n'ont plus ni enthousiasme, ni idées, il n'a pas craint d'entreprendre une œuvre qu'une génération de savants oserait à peine essayer. Il entassait assise sur assise pour cet immense travail qu'il savait ne pouvoir achever; il bâtissait une tour de Babel qu'il savait ne pouvoir élever jusqu'au ciel; mais, sans défaillance, il continuait sa tâche et s'en remettait à l'humanité du soin de terminer son œuvre. C'est lui qui a retiré la géographie de la misérable ornière des nomenclatures, qui nous a fait étudier avec le même esprit l'histoire de la terre et celle des astres, qui nous a enseigné comme un dogme immuable la vie de notre globe. Grâce à lui nous savons que les continents, les plateaux, les fleuves et les rivages se sont disposés, non pas au hasard, mais en vertu des lois du mouvement, lois éternelles qui font graviter les astres autour des astres, les continents et les mers autour d'un axe central. É. RECLUS. I. Si nous jetons les yeux sur une sphère, ce diminutif si imparfait de notre planète, nous serons tout d'abord frappés de l'apparent désordre des terres et des mers qui s'entremêlent et s'entre-déchirent, sans que trace d'un ordre quelconque semble présider à leur contraste. Point de symétrie, point de figures géométriques, point de lignes droites continues; seul, un réseau de lignes abstraites empruntées au firmament nous sert de mesure provisoire pour ce qui est en soi incommensurable, les extrémités des deux pôles eux-mêmes n'étant que des points mathématiques déterminés par induction, et d'ailleurs parfai tement inconnus. Rien de cette régularité architectonique à laquelle notre œil s'est habitué dans les œuvres humaines, rien non plus de celle que nous révèlent les organismes des plantes et des animaux, nul contraste de haut et de bas, de racine et de feuillage, ni côté gauche, ni côté droit. Cet ensemble en apparence si confus dérouterait toute recherche, si la nomenclature ne venait à notre aide dans une étude si chaotique et stérile au premier aspect. Par suite, on s'est beaucoup plus occupé des détails que de l'ensemble de la surface terrestre, et l'on n'a pour s'en convaincre qu'à ouvrir nos manuels. La géographie est restée une nomenclature fatigante, et ne s'est pas encore élevée jusqu'à ces rapports généraux, jusqu'à ces lois fécondes qui élèvent les sciences à la hauteur de l'unité première. Bien que notre planète soit, dans sa grandeur imposante, tout autre chose que ce globe artificiel dont l'échelle imparfaite et les faibles linéaments ne peuvent indiquer les contours terrestres que par analogie, on a été obligé de lui emprunter telle quelle notre langue géographique, fort incomplète, qui aurait dû jaillir plutôt de la nature elle-même que d'une de ses insignifiantes représentations. Il existe une différence essentielle entre les œuvres de l'art et celles de la nature. C'est que les premières sont dépourvues d'unité organique et intérieure, et que leur structure est rude et grossière, ainsi que nous le montre un examen attentif, et bien plus encore le microscope, quelque parfaites, quelque achevées et régulières qu'elles puissent d'abord sembler. Je parle ici du tissu le plus léger, d'un chef-d'œuvre d'horlogerie, d'une plaque de marbre ou d'acier la plus finement polie, je parle du tableau le mieux réussi. Tout au contraire, lorsqu'on pénètre attentivement dans le chaos apparent des (euvres de la nature, quelle harmonie, quelle délicate organisation ne voit-on pas se dégager peu à peu du prétendu désordre dans les fins tissus de l'araignée, dans l'admirable disposition des cellules de la plante, dans les lames ou cristaux de ces molécules inorganiques invisibles à l'œil nu! Toutefois, ce n'est point dans la perfection matérielle, c'est dans la grandeur intellectuelle et dans les fonctions de la nature qu'il faut chercher le plus éclatant contraste entre l'apparence et la réalité, ainsi que nous le montre l'observation, qui par la suite régulière des causes et des effets a créé la chimie, la physique, l'optique, la mécanique et tant d'autres sciences! Ne sommes-nous pas en droit d'affirmer que ce contraste doit aussi exister pour le plus grand des corps que nous connaissions, pour notre terre elle-même, quelque incomplètes que soient nos notions à son endroit? Ces continents déchirés qui, au premier coup d'œil, égarant la pensée, semblent dus à une puissance aveugle et sauvage, seraient-ils donc l'œuvre du chaos, d'une dictature de Pluton ou de Neptune vaguement modifiée par le hasard? - Comment s'accorderait cette présomption avec l'histoire des plantes et des animaux, avec le développement, les phases et les péripéties diverses du genre humain? Comment s'accorderait-elle avec le principe par lequel nous considérons notre planète comme la grande maison d'éducation des générations humaines qui passent sur elle l'une après l'autre ? Si la plante cherche le terrain qui lui est propre, si, s'élevant avec grâce sur sa tige, elle se couronne de fleurs et de fruits, si chaque créature doit sous peine de mort se mouvoir dans le milieu qui l'a vue naître, est-ce que, pendant des milliers de siècles, des millions d'individus, glorieux épanouissement de notre race, auraient été claquemurés dans une habitation de hasard, issue du choc furieux des puissances de la nature, du conflit de l'eau et du feu, de la lutte des terres et des océans, de la guerre du froid et du chaud? Serions-nous enfin enchaînés à cette fatale demeure par une volonté arbitraire et sans but? Notre patrie ne serait-elle donc en aucun rapport avec nos besoins de développement, et ne verrions-nous en elle, malgré la richesse inépuisable et toujours nouvelle de sa surface, qu'une masse arrondie, qu'un corps inorganique dépourvu de lois, et coagulé dans ses parties élémentaires, qui du laboratoire des mondes aurait été lancé dans l'univers par une force irrésistible, et livré désormais à tous les hasards de l'avenir? Ainsi la force créatrice et la vie organique, magnifique apanage de toutes les autres créatures dès leur naissance, auraient été refusées au globe seul! Mais assez de motifs nous engagent à ne pas mesurer l'éternité par le moment présent, à ne pas confondre l'effet avec la cause, ni les lois de la nature avec nos systèmes, qui ne créent rien du tout et ne sont que l'heureuse trouvaille de faits existant dès l'origine des choses, mais restés encore voilés et mystérieux. Les nébuleuses se transformant en mondes, le vent qui, soufflant du nord commence au midi, sont autant d'exemples entre mille qui nous interdisent de conclure d'un désordre et d'un pêle-mêle apparents à une confusion réelle. En nous appuyant sur l'histoire et sur les sciences naturelles, nous reconnaîtrons dans l'ordonnance extérieure de notre planète une harmonie élevée et un rapport intime des parties qui semblaient jetées au hasard. Déjà la triangulation, la géodésie, l'hydrographie, la géologie, la météorologie et la physique ont fait faire de grands pas à la question; l'histoire de l'humanité et celle des nations individuelles, l'histoire des trois séries organiques en rapport avec la climatologie l'avanceront encore plus. Nous ne parlerons pas ici de la distribution suffisamment connue des trois enveloppes du globe, l'air, l'eau et la roche, et nous remarquerons seulement que les lois de l'espace et celles de la physique s'harmonisent parfaitement, l'eau occupant partout la place du milieu. Nous n'insisterons pas non plus sur ce fait que les masses continentales se groupent dans l'hémisphère nord par opposition aux masses maritimes de l'hémisphère sud; contraste qui a causé la prépondérance du nord sous le rapport du climat et sous celui des populations, dont le nombre et les relations mutuelles augmentent tous les jours, et qui échangent sans cesse leurs produits, leur expérience et leurs idées. Tout récemment encore, nous avons appris à connaître la différence qui existe entre les températures des deux hémisphères et les lois de leur climatique spéciale, selon les différentes saisons. On n'ignore pas l'allongement des continents en forme de cônes dont le sommet regarde l'hémisphère antarctique, disposition à laquelle A. de Humboldt nous a déjà rendus attentifs. Nous rappellerons seulement que toutes les pointes sud des continents, même celles de l'hémisphère septentrional, sont plus articulées que les pointes nord, et par conséquent plus favorables aux développements de l'activité des peuples. On a moins étudié le grand contraste entre l'hémisphère liquide du sud-ouest et l'hémisphère solide du nord-est, entre le monde des terres et celui des eaux, entre le côté maritime et le côté tellurique de notre planète. D'un côté, de grands océans où plongent les pointes des continents, où flottent quelques groupes d'îles; de l'autre côté, au contraire, des masses continentales assiégeant les mers et les enfermant dans des méditerranées. Au sud, la Nouvelle-Zélande, point central des eaux; aux antipodes de la Nouvelle-Zélande, les rivages de la mer du Nord, l'Angleterre surtout, que sa position insulaire, le mouvement des flots, les découpures de ses côtes, les bras de mer qui la relient aux autres contrées, avaient, dès l'origine, destinée à être la dominatrice des mers, comme elle est le centre de l'hémisphère solide. Dans la partie continentale où la masse des terres forme un tout contigu, il y a maximum de solide; dans la partie maritime où ne s'élèvent que des îles dispersées, il y a maximum de liquide. Sur la grande ceinture de côtes qui sépare les deux éléments et entoure le globe entier en coupant diagonalement les degrés de longitude et de |