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lui, et il eut la satisfaction de voir le grand-duc s'étonner de mon zèle, et donner un sourire de compassion à mon imprudence.

M. de Goltz, ministre de Prusse auprès de la diète germanique, fournit vers ce temps un petit intermède fort divertissant pour ceux que cela ne touchait pas, mais pénible pour nous autres Prussiens. Dans la position difficile qu'il occupait, les airs de hauteur et de supériorité que prenait cet excellent homme ne purent couvrir longtemps la faiblesse de son caractère et de ses vues; ses collègues le menaient vivement, le mettaient au pied du mur à grand renfort de discussions savantes, et lui arrachaient des concessions dont plus tard il avait à se repentir. Rentrait-il de mauvaise humeur des séances de la diète ou des comités, il avait à supporter les vivacités, les reproches et les exigences de sa femme. Incapable enfin de faire front contre ces assauts de tout genre, il chercha son salut dans une indifférence apathique, qui passa insensiblement de sa vie privée dans ses fonctions officielles. Un jour donc qu'il avait tout à fait perdu la tête, et qu'il venait justement de recevoir de Berlin une communication pour la diète, il eut le malheur de remettre à la chancellerie fédérale autrichienne, non pas seulement cette pièce, comme il devait le faire, mais en même temps des instructions secrètes, destinées pour lui seul, et dont le sens s'écartait fort du document officiel. Ces instructions furent imprimées et publiées avec le reste. On s'imagine le bruit, les cris, l'indignation, les rires. Dans les cercles diplomatiques, on ne parla plus que de cela, avec horreur, compassion ou raillerie. L'impression fut si forte que le ministre des affaires étrangères de Prusse crut devoir faire parvenir à toutes les cours allemandes une circulaire d'explications et d'excuses, et l'assurance formelle que le comte de Goltz ne resterait pas à la diète. C'était déjà suffisamment triste et fâcheux pour la gloire des affaires prussiennes, mais les railleurs devaient encore avoir plus beau jeu; car on se mit à Berlin au-dessus de la honte qu'on avait pourtant confessée, et le comte de Goltz resta à la diète.

La suite des dates m'amène maintenant à un événement sinistre et affreux en lui-même, et qui fut particulièrement funeste et déplorable par ses suites je veux parler de l'assassinat de Kotzebue; je crus devoir en faire l'objet d'une relation spéciale, exposant l'enchaînement des faits du commencement à la fin, et je joins ici ce récit sans l'abréger'.

Nous réservons cette relation pour un troisième extrait..

(Traduit de l'allemand de K. A. VARNHAGEN D'ENSE.)

ARTHUR SCHOPENHAUER

BT

SA PHILOSOPHIE.

I.

« Ce n'est pas à mes contemporains, ce n'est pas à mes concitoyens, — c'est à l'humanité que je confie mon œuvre maintenant achevée, dans la confiance qu'elle ne sera pas sans valeur pour elle; dût même cette valeur, comme c'est le sort du bon en tout genre, n'être reconnue que tardivement ».... « Mes écrits portent si évidemment le cachet de la sincérité et de la franchise, que par là déjà ils se distinguent de ceux des trois célèbres sophistes' de la période après Kant: on me trouvera toujours placé au point de vue de la réflexion, c'est-à-dire de la méditation rationnelle et de la communication loyale de la pensée, jamais à celui de l'inspiration, appelée aussi contemplation, ou bien raison absolue, mais dont le véritable nom est outrecuidance et charlatanisme. Ayant travaillé dans cet esprit, tandis que le faux et le mauvais restaient généralement considérés, et que je voyais l'outrecuidance et le charlatanisme jouir de la plus grande estime, j'ai renoncé depuis longtemps au suffrage de mes contemporains. Il est impossible qu'une époque qui, durant vingt années, a proclamé Hegel, ce Caliban de l'esprit, le plus grand des philosophes, et cela si haut que toute l'Europe a retenti de son nom, puisse en rien tenter par son suffrage celui qui a assisté à un tel spectacle: l'approbation de cette époque est prostituée, et son blâme ne signifie plus rien. »

C'est ainsi que M. Schopenhauer s'exprime dans la préface qui pré1 Il s'agit de Fichte, de Schelling et de Hegel.

cède la seconde édition de son œuvre principale 1, et il conclut en ces termes :

« C'est pourquoi on reconnaîtra quelque jour (mais naturellement pas tant que je vivrai) que la manière dont un même sujet a été traité avant moi par un philosophe quelconque, doit apparaître, si elle est mise en regard de la mienne, comme superficielle. D'où il résulte encore que, parmi les choses que l'humanité n'oubliera plus, elle m'en devra beaucoup, et que mes écrits ne périront pas. »

Je craindrais d'affaiblir cet éloge, en y rien ajoutant. Si néanmoins quelqu'un, méprisant la boutade de Wolfgang Goethe: « la modestie est bonne pour les gueux, » s'avisait de ne point goûter l'abandon avec lequel M. Schopenhauer parle de ses écrits et de sa personne, il faudrait le renvoyer au précepte socratique, considéré dès longtemps comme constituant le principe de toute philosophie : « Connais - toi toi-même. >>

M. Arthur Schopenhauer est né 2, le 22 février 1788, à Dantzig. Son père était un des plus notables négociants de la ville; sa mère, Johanna (Jeanne) Schopenhauer, a joui d'une assez grande réputation littéraire'. L'enfance d'Arthur Schopenhauer s'est écoulée dans les voyages qu'il fit avec ses parents en France et en Angleterre. Il possède à fond la littérature de ces deux pays. Ses études à l'université de Gættingue, où il se rendit en 1809, furent dirigées par G. E. Schulze, qui stimula dans le jeune homme le goût des spéculations philosophiques, mais en lui recommandant de ne toucher à aucun philosophe, et surtout à Aristote et à Spinoza, avant de s'être identifié avec Platon et avec Kant. M. Schopenhauer, qui suivit ce conseil, dit s'en être fort bien trouvé.

En 1811 il se rendit à Berlin, où professait alors Fichte, pour lequel il avait une admiration à priori. Cette admiration ne tarda pas à se transformer en son contraire, et Fichte devait être enveloppé plus tard dans ce souverain mépris dont M. Schopenhauer couvre en toute circonstance les « trois grands sophistes » de la période postérieure à

'Die Welt als Wille und Vorstellung (le Monde en tant que volonté et représentation). Leipzig, 1844, Brockhaus.

2 J'emprunte les faits de cette biographie sommaire à M. Jules Frauenstadt, qui a écrit sur la philosophie d'Arthur Schopenhauer des Lettres dont l'esprit général peut se formuler en ces termes : « Il n'y a qu'un philosophe, c'est Schopenhauer, et le docteur Frauenstädt est son prophète. »

Elle a écrit des romans, des nouvelles et des récits de voyage. Sa fille, Adèle Schopenhauer, s'est acquis également quelque notoriété par des romans et des contes. Philosophe sceptique, né en 1761, mort en 1833.

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Kant. La thèse préparée pour la promotion au grade de docteur ne put être soutenue à Berlin, à cause de la guerre qui venait de survenir (1813); c'est à léna que le philosophe livra sa première bataille et conquit le diplôme universitaire. Cette thèse, où il déposa le principe de sa future théorie, a été publiée sous le titre « De la quadruple racine de la cause suffisante ». M. Schopenhauer passa l'hiver de cette année à Weimar, où il jouit du commerce de Goethe, et fréquenta l'orientaliste Frédéric Mayer, qui l'introduisit dans l'antiquité indienne. De 1814 à 1818, le jeune métaphysicien fit à Dresde des cours particuliers, et publia un petit traité « Sur la vision et les couleurs » (Leipzig, 1816). Dès cette époque, il préparait son œuvre capitale « le Monde en tant que volonté et représentation », qui parut à Leipzig en 1819; la deuxième édition, postérieure de vingt-cinq ans, se trouve augmentée d'un volume de suppléments et d'éclaircissements. M. Schopenhauer se rendit à Rome et à Naples dans l'automne de 1818. A son retour, en 1820, il professa pendant un semestre. Mais tels n'étaient ni son goût ni son ambition. Au printemps de 1822, il reprit le chemin de l'Italie, où il demeura jusqu'en 1825: preuve de goût dont il faut lui tenir compte. Un métaphysicien qui aime les arts et le soleil, ce n'est pas chose commune.

En 1831, fuyant le choléra, il quitta Berlin, où il était revenu, pour aller s'établir à Francfort-sur-le-Mein, qu'il n'a plus quitté depuis. C'est là que, dans une parfaite indépendance de fortune et de pensée, le sage a maudit durant près d'un quart de siècle les sophistes et les charlatans, ses confrères, qu'il a méprisé le vain fracas de leur renommée et de leurs théories, s'applaudissant en lui-même, si nous l'en croyons, du silence et de l'abandon où le laissait une époque indigne de renfermer dans son sein un philosophe véritable.

En 1836 cependant, M. Schopenhauer publiait encore un petit écrit, « la volonté dans la nature, » en commentaire à son grand ouvrage. En 1839, l'Académie royale des sciences à Drontheim, en Norvége, couronnait sa dissertation sur le libre arbitre, sujet mis par elle au concours; de plus, elle admettait l'auteur parmi ses membres, le vengeant ainsi de l'indifférence de son ingrate patrie. Cette distinction, motivée par un travail fort remarquable, dirigea enfin vers lui un peu de cette attention que le public semblait avoir vouée pour toujours aux trois grands sophistes, et surtout au plus grand des trois, à Hegel.

'Uber die vierfache Wurzel des Satzes vom zureichenden Grunde. Rudolstadt, 1813. 2e édition, Francfort, 1847.

TOME VIII.

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Leur intraitable adversaire concourut encore pour un prix que proposait la Société des sciences de Copenhague au meilleur travail sur « les deux Problèmes fondamentaux de la morale ». Mais cette fois, le laurier académique lui fut refusé. L'œuvre par laquelle il l'avait sollicité, distinguée et remarquble d'ailleurs à plus d'un titre, a paru en 1841 à Francfort.

C'est en 1844, comme je l'ai dit, que l'auteur réédita, en y ajoutant un volume, son ouvrage « le Monde en tant que volonté et représentation », ainsi que sa thèse de docteur, également fort augmentée. Le dernier ouvrage de M. Schopenhauer porte un baptême grec, assez peu à l'usage des profanes Parerga et Paralipomena. Ce sont des mélanges et des fragments que relie le fil général du système. De date assez récente (Berlin, 1851), cette publication n'occupe certainement pas la moindre place dans les œuvres du philosophe et de l'écrivain. C'est à l'âge de près de soixante-dix ans que les rayons de la publicité sont allés trouver le sage dans sa retraite, alors que les noms de Hegel et de Schelling semblaient perdre de leur magie, comme des aimants épuisés, et que déjà la réaction, poussée depuis jusqu'à l'excès, commençait à se produire contre la pure métaphysique. M. Schopenhauer n'était plus alors hors du courant; il allait avoir son tour : le suffrage qu'il avait dédaigné s'est vengé de lui en le frappant. C'est un malheur sans doute, mais qu'il s'est attiré par sa faute, et dont peutêtre il saura se consoler.

II.

La doctrine philosophique de M. Schopenhauer est fort complexe. Il l'appelle quelque part une « Thèbes aux cent portes », et il a bien raison. Chaque rue aboutit au centre de la ville, — au forum. Si je ne puis faire visiter au lecteur la cité tout entièrc, je prendrai soin du moins de ne lui laisser ignorer aucune des voies principales, et surtout de le ramener toujours au cœur du système, afin qu'il acquière de l'ensemble, et de ses divisions les plus importantes, une idée conforme à leur réalité. Je m'efforcerai aussi de lui épargner le jargon philosophique; cette tâche m'étant rendue facile d'ailleurs par l'exposition claire et vivante que M. Schopenhauer a su introduire en des sujets où il n'est pas toujours possible d'écarter le vocabulaire technique et les formules consacrées. Je ne puis épuiser, dans le cadre restreint que je me donne, l'analyse critique de la doctrine. Ceux qui ont

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