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une pierre un peu exhaussée, et quand le cercle qui l'entourait s'ouvrit pour laisser passer Schamyl, celui-ci l'indiqua du doigt et demanda s'il était le gouverneur.

» Schamyl est de taille moyenne et svelte, et se tient encore parfaitement droit, malgré ses soixante-trois ans et une vie de fatigues et de privations; son visage ne se fait pas remarquer par sa noblesse, mais sa grande barbe rouge, ses forts sourcils et le grand turban blanc comme neige artistement roulé autour du bonnet de fourrure, tout cela lui donne un air assez imposant. Il portait une tscherkesse noire et une tunique verte. On avait voulu lui enlever son poignard et ses pistolets, mais le prince Bariatinski lui accorda la distinction de se présenter en armes. Jusqu'ici tout serait bien, et il n'y aurait rien à dire contre l'extérieur, mais son attitude répondit si peu à notre attente, que beaucoup d'entre nous eurent la pensée que ce pouvait être un faux Schamyl, envoyé pour donner au vrai le temps de disparaître d'une façon ingénieuse, comme à Gumri et à Achulgo. Mais il fut reconnu par un trop grand nombre de nos meilleurs alliés pour que ce doute pût subsister, et aussi par le général Jewdokimow, qui avait assisté il y a bien longtemps à une entrevue du général Klug de Klugenau avec Schamyl. Bref, Schamyl, qui avait donné tant de preuves d'un courage extraordinaire, avait peur; il jetait des regards inquiets, effarés, autour de lui, dans la ferme conviction, comme il en convint plus tard, qu'il serait tué sur-le-champ; il tremblait même visiblement. Malgré cela, il ne pouvait encore s'habituer à la pensée qu'il était prisonnier å merci, et il voulut rappeler les conditions qu'on lui avait proposées il y avait quelques jours. Sur quoi, le prince lui répondit à peu près ce qui suit «Il y a trois jours, je t'ai mandé sous les conditions les plus avantageuses, et je te permettais de vivre où tu voudrais, excepté dans le Caucase; tu n'as voulu entendre à rien; maintenant il n'est plus question de conditions. Voici mon ami le colonel Trombowsky, il est bon et bienveillant, il te conduira à l'empereur. » Schamyl voulut encore faire toutes sortes d'objections, qu'il formula presque toutes en images orientales, disant que le serpent se courbait devant le lion, etc. Tout cela ne servit de rien, et le prince repartit aussitôt pour notre camp, où Schamyl le suivit, sous l'escorte du général Jewdokimow et du colonel Trombowsky. En route, il descendit deux fois de cheval pour prier, peut-être dans l'espoir de s'échapper, parce que la nuit tombait. On le laissa faire, bien que la première fois il arrêtât la marche plus d'une heure.

» Le lendemain, comme il y avait grand'messe et parade, Schamyl sc

persuada encore une fois, malgré toutes les assurances contraires, que c'étaient des préparatifs pour son exécution, et il ne se tranquillisa que quand les troupes se séparèrent. Le même jour, les femmes et les fils de Schamyl vinrent au camp. L'extérieur de Chasi-Mohammed n'a rien d'intéressant : il a vingt-trois ans, est de grande taille, tout à fait sans barbe et d'air maladif. Son frère cadet Mohammed-Scheriff est encore plus insignifiant : il a une grosse face rouge, beaucoup d'embonpoint et une grande paresse dans les mouvements. Cela ne l'empêche pas d'avoir parmi ses compatriotes le renom d'un petit don Juan, mais, ici, dans le Daghestan, il n'y a pas lieu de lui envier ses bonnes fortunes, car si je ne puis nier d'avoir vu quelques très-belles femmes, il me faut certifier, en revanche, qu'en aucun pays je n'en ai tant rencontré de laides. Nous avons même parcouru certaines parties du Daghestan où les femmes sont célèbres pour leur laideur. Je sais que ce que je dis ne s'accorde pas avec la grande réputation de beauté des dames du Caucase. Ajoutez encore à cela la hideuse malpropreté et les haillons déchirés et couleur de terre où elles s'enveloppent, et demandez-vous où est la poésie. Mais tout cela n'est qu'accessoire : l'audace des guerriers, leur fière mine, leur air indomptable, leurs villages et leurs rochers, leurs torrents, leurs légendes et leurs chroniques, voilà la poésie, et même si mainte chose perd un peu à être vue de près, le Caucase n'en reste pas moins un pays merveilleux. »

TOME VI11.

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SUR QUELQUES POINTS

DE LA

GÉOGRAPHIE DE L'ISTHME DE SUEZ.

Lettre aux Directeurs de la REVUE Germanique.

En lisant l'excellente analyse que la Revue a donnée le mois dernier de l'ouvrage de M. Schleiden sur l'isthme de Suez, mon attention fut arrêtée par quelques-unes de ses solutions géographiques. Comme elles me paraissaient difficiles à admettre sans de bien fortes garanties, j'ai voulu recourir aux développements de l'auteur lui-même. J'ai donc lu le livre du docteur Schleiden, non sans intérêt, assurément, ni sans profit. Le docteur est un homme savant, savant dans l'acception allemande du mot, c'est tout dire. Il connaît bien les sources, et il n'en néglige aucune. Peut-être lui pourrait-on reprocher quelques rebuffades un peu rudes à l'endroit de ceux qui avant lui ont vu autrement les choses. Il tance vertement ces pauvres savants de l'expédition d'Égypte de ce que, dit-il, ils n'ont vu leurs auteurs grecs qu'à travers les versions latines, et il décoche à cette occasion quelques traits d'une médiocre courtoisie à l'adresse de M. Larcher, qui pourtant, à ce qu'il nous semble, avait bien sa valeur comme helléniste. Il n'est pas seulement plus généreux, il est surtout plus instructif et plus utile de discuter un passage douteux, quand il s'en présente, que de taxer tout simplement d'erreur, sinon d'ignorance, ceux qui l'ont entendu ou qui l'entendent autrement que vous; car on peut toujours vous renvoyer l'imputation, et la question n'en est guère avancée. Ceux qui sont au courant de l'histoire scientifique du dix-huitième siècle s'étonneront sans doute aussi quelque peu d'apprendre de M. Schleiden que d'Anville, le grand géographe, a obscurci la géographie ancienne par

les erreurs qu'il y a accréditées. J'avoue, quant à moi, que je m'étais formé une tout autre idée de la place que d'Anville occupe dans l'histoire de la science. Mais après tout ce sont là des choses de forme auxquelles il ne faut pas attacher trop d'importance. Cela tient au terroir. Il en résulte seulement que l'auteur vis-à-vis de ses devanciers une parfaite indépendance d'opinions, et cela m'encourage d'autant à lui soumettre mes propres doutes ou mes objections.

Je ne le suivrai pas, cependant, sur tous les points qu'il soulève et qui pourraient prêter à la controverse; cela demanderait toute une longue dissertation. Je ne mettrai à une pareille épreuve ni votre patience ni celle de vos lecteurs. L'isthme de Suez, malgré son étendue limitée, est une des parties de l'ancien monde qui livrent à la discussion le plus de faits d'histoire, de géographie, d'économie sociale. Comme point de passage entre l'Afrique et l'Asie, il a participé autrefois à tous les événements qui ont mis en rapport la vieille Égypte et le monde sémitique; comme point de séparation entre notre Méditerranée et les mers de l'Orient, il est devenu aujourd'hui le nœud des plus graves questions de politique générale. Presque aussi loin que nous pouvons remonter à la lueur incertaine des traditions, ce sont des tribus nomades qui franchissent l'isthme, envahissent la vallée du Nil, en expulsent les Pharaons, et y fondent, sous le nom d'Hyksos, une domination de plusieurs siècles. Longtemps après, c'est la tribu de Jacob qui vient planter ses tentes dans la terre de Gosan, à l'est du Delta; puis quand cette tribu est devenue un peuple, et que ce peuple ne peut plus supporter l'oppression des maîtres de l'Égypte, c'est la grande migration que Moïse conduit vers la Terre Promise. Vient ensuite Ramessès (le conquérant que les Grecs ont connu sous le nom de Sésostris), qui laisse au cœur même de l'isthme un monument commémoratif de son passage et de ses victoires; et plus tard, retour trop commun dans l'histoire des nations, ce sont les Perses qui à leur tour arrivent en vainqueurs par cette route que leurs pères avaient suivie en esclaves derrière le char des Ramessides. Il n'est pas un de ces grands faits de l'ancienne histoire qui n'ait laissé sa trace sur le sol de l'isthme, pas un qui n'y appelle une recherche ou n'y suscite un problème. Puis ce sont les villes ou les stations qui furent élevées sur cette terre de passage depuis le temps des Pharaons jusqu'à l'époque des Romains, et les voies qui y furent tracées; et enfin, question plus importante que toutes les autres, c'est le canal de communication des deux mers, entrepris dès les temps antiques, poursuivi ou modifié à diverses époques, achevé sous les Ptolémées, maintenu sous les

Romains, détruit par les Arabes, et qui se représente aujourd'hui, agrandi de tout le progrès politique du monde, comme une des questions vitales du présent et de l'avenir.

Parmi ces nombreux problèmes (je ne les envisage ici que par leur côté géographique), il en est malheureusement beaucoup dont la solution est difficile. L'isthme de Suez, cela est assez remarquable, est une des parties de l'ancien monde que les auteurs ont le plus mal décrites. Ni les géographes ni les historiens ne donnent une idée satisfaisante de sa configuration physique, pourtant si caractérisée; ses dimensions mêmes ne sont indiquées que d'une manière assez confuse et en général peu correcte. Nulle part la position relative de ses localités n'est donnée nettement et avec précision; et la manière tout à fait inexacte dont les principaux géographes grecs et latins parlent de plusieurs localités importantes montre qu'ils n'avaient qu'une idée assez vague de toute cette topographie.

Ce n'est pas qu'avec du soin et de l'étude, et dirigés comme nous le sommes actuellement par les plans détaillés de l'isthme levés depuis cinq ans par les ingénieurs du nouveau canal, on ne puisse arriver à la reconstruire; mais cela demande, j'ose le dire, une méthode et une marche tout à fait différentes de celles de M. Schleiden.

Il y a deux manières de traiter les questions de géographie comparée, l'une qui s'attache principalement à la compulsion des textes, l'autre qui en étudie surtout l'application. La première est la méthode commune des commentateurs et des philologues; la seconde appartient au véritable géographe. Réunir tous les passages des auteurs sur un point donné, les ranger par époques, et par cette comparaison éclaircir ou même corriger les textes, tout cela ne suffit pas, tout cela est loin de suffire. On pose ainsi les termes d'un problème, mais on va rarement jusqu'à la solution. D'abord, et comme condition première de toute bonne critique, ce n'est pas assez de compter les témoignages, il faut les peser. Il ne faut pas alléguer indifféremment et sur la même ligne les autorités primitives, les sources originales, et les autorités de seconde main, les copistes, les abréviateurs, même les compilateurs ignares des bas siècles. On a presque honte de rappeler des principes aussi élémentaires, et cependant je vois par plus d'un passage que j'ai sous les yeux que cela n'est pas tout à fait inutile. Il importe également, et ceci est capital, de rechercher si, parmi les indications plus ou moins vagues qui forment le fonds des données anciennes, il ne se trouve pas quelque document d'un caractère plus précis, car il est clair en ce cas que c'est à celui-là qu'il faudra rapporter les autres.

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