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ouvrages, et à l'endroit même où aboutissait le canal de Ptolémée Philadelphe. Pline, en effet (p. 341 de l'édition du P. Hardouin, in-f°, t. I), dit expressément que le canal de Ptolémée venait aboutir aux lacs Amers, ad fontes Amaros; et Diodore, d'un autre côté (au chapitre 33 de son premier livre), nous apprend qu'Arsinoë avait été bâtie au point où se terminait le canal. Tout cela s'accorde parfaitement et devient très-clair. L'erreur de M. Schleiden, et de bien d'autres qui ont cru comme lui qu'Arsinoë devait se chercher non loin de Suez, sinon à Suez même, provient des expressions inexactes, ou tout au moins équivoques de Strabon, d'après lesquelles Arsinoë aurait été à l'issue du canal dans la baie actuelle de Suez. Il est clair que ceci est une confusion, et cette confusion vient de ce que les lacs Amers, qui prolongeaient en quelque sorte jusqu'au cœur de l'isthme la tête du golfe, dont ces lacs firent autrefois partie, étaient regardés comme appartenant au golfe même, et quelquefois désignés comme tels. C'est par cette raison que la tête du golfe, que les Arabes nommèrent plus tard très-convenablement Bahr-el - Kolzoum, comme nous la nommons aujourd'hui golfe de Suez, était quelquefois appelée non-seulement sinus Arsinoites, mais aussi sinus Heroopolites, quoique la ville antique d'Héroopolis (dont l'emplacement se retrouve aujourd'hui au lieu dit Tell-el-Masrouta, où il y a des antiquités de l'époque des Ramessides), quoique la ville d'Héroopolis, dis-je, fût, d'après la table de Ptolémée, à 64 milles, et d'après l'itinéraire, à 68 milles de Clysma.

Ces deux dénominations de golfe d'Arsinoe et de golfe d'Héroopolis, bien que fort impropres, en définitive, n'en étaient pas moins reçues dans l'usage commun, et on peut juger par ce qui précède de la confusion qu'elles ont jetée dans la géographie de ces parties de l'isthme, en faisant chercher sur la côte des places qui étaient situées en réalité très-avant dans l'intérieur.

Je n'ai pas épuisé, tant s'en faut, tout ce qu'il y aurait eu à dire à ce sujet, et cependant j'ai dépassé de beaucoup les limites où je me proposais de renfermer cette lettre. Je désire que les quelques remarques que j'y ai développées ou indiquées vous paraissent offrir assez d'intérêt dans les questions débattues de l'ancienne géographie de l'isthme, pour que vous ne la jugiez pas superflue après l'analyse du savant ouvrage du docteur Schleiden.

Agréez, etc.

VIVIEN DE SAINT-MARTIN.

LES FÊTES DE SCHILLER

A PARIS.

L'électricité supprime les distances matérielles : le génie fait plus, il supprime entre les peuples les distances intellectuelles et morales. La fête séculaire du grand poëte germanique, célébrée avec tant d'empressement sur les bords de la Seine, en est un éclatant témoignage.

On a dit, et l'on répète souvent, que le génie n'a point de patrie. Je dirai plus volontiers qu'il en a deux celle où il est né, et où d'abord il a nourri ses vigoureuses racines; celle ensuite qu'il constitue luimême, dans son épanouissement progressif, au-dessus et au delà des frontières nationales, pour tous les esprits, pour tous les cœurs auxquels ses productions offrent un consolant abri. C'est à l'édification de la cité universelle des intelligences que Frédéric Schiller a, pour sa part, si puissamment travaillé, et que son âme enthousiaste, déposée parmi les hommes en des œuvres immortelles, continuera de travailler jusqu'à la fin. Qu'on ne s'y trompe donc pas, c'est Schiller qui accordait réellement l'hospitalité à ceux qui peut-être croyaient seulement la lui offrir, et c'est sa mémoire qui honorait ceux qui lui rendaient hier, au milieu de nous, un hommage unanime.

Rien n'a été négligé pour que l'appel fait à tous eût du retentissement; la presse française a largement prêté sa fraternelle assistance au comité chargé de préparer et de diriger la solennité. Toutes les prévisions, tous les calculs cependant ont été dépassés. L'affluence a été telle, qu'un nombre considérable de personnes, malgré des billets pris à l'avance, n'ont pu pénétrer dans l'enceinte, comble dès huit heures. La déception a été réelle pour ceux qui se trouvèrent ainsi exclus, en suite d'un calcul qui reposait, à ce qu'il paraît, sur des conceptions un peu trop abstraites touchant le rapport entre le nombre des places

et celui des cartes à distribuer. J'ignore si la pensée qu'ils contribuaient à une œuvre de bienfaisance a pu sembler une suffisante compensation à ceux qu'attendait cette surprise, dont les affiches n'avaient rien dit.

La fête a eu lieu au Cirque impérial des Champs-Élysées. Dans cet amphithéâtre où, quelques jours auparavant, on assistait encore aux prodiges de la force musculaire, de l'adresse et de l'agilité corporelles, on a vu se dresser tout à coup le buste du chantre de Guillaume Tell et de Wallenstein. La force morale, la souveraineté de l'esprit, a détrôné en un instant tous les souvenirs profanes évoqués par le lieu du rendez-vous ils ont disparu comme des fantômes devant la réalité de l'idéal. C'est que la fête de Schiller était bien, dans la plus noble acception du mot, la fête de l'idéal. L'assistance, recueillie, émue, l'a profondément senti. Elle a senti qu'une grande pensée, la plus grande de toutes, celle de la liberté dans l'esprit, planait sur elle. Une étincelle divine partie de ce marbre 1, où le statuaire a glorifié les traits du poëte, et sur lequel se fixaient avec admiration les regards, parcourait les âmes, les reliant fortement à lui, dans une commune aspiration vers tout ce que Schiller a aimé, chanté, éternisé dans ses créations. On avait convié, pour lui faire un cortège de chefs-d'œuvre, ses pairs et ses compatriotes, les grands poëtes de la musique, <«< morts illustres » que, comme lui, «la mort ne connaît pas », Beethoven, Weber, Mendelssohn, et un grand nom parmi les vivants : Meyerbeer. L'auteur des Huguenots, qui s'était rendu avec une courtoisie parfaite aux vœux du comité, était chez lui au milieu des maîtres. Sa Marche de Schiller, composée pour la circonstance, a enlevé l'auditoire, qui l'a redemandée. La Cantate 2, d'un style large et caractéristique, a mis en lumière la qualité dominante du maestro: l'expression. Les chœurs et l'orchestre, formés de cinq cents exécutants, ont été fort habilement dirigés par M. Pasdeloup, et dignes sous tous les rapports de la réputation de l'Allemagne en ce point. Mesdames Cruvelli et Bochholtz-Falconi, M. Morini, du Théâtre Italien, ont prêté à la fête, avec un zèle dont il faut les louer, l'appui de leur talent. M. Bogumil Dawison, le premier acteur de l'Allemagne d'aujourd'hui, nous a fait goûter doublement, sous les richesses de sa pure diction germanique,

Le buste de Schiller par Dannecker.

2 Les paroles sont de M. Louis Pfau, qui a écrit également le Prologue récité au début de la solennité. La Revue germanique fera connaître prochainement à ses lecteurs ce poëte, qui appartient à la terre classique du lyrisme, à la Souabe: il est par là, comme par son talent, deux fois le compatriote de Schiller.

le troisième acte de Don Carlos. Il faut féliciter le comité d'avoir convié au succès de la fête cet interprète éminent, de passage seulement à Paris, mais qui s'est empressé de répondre à l'appel de ses concitoyens, et plus encore peut-être à l'appel silencieux que lui adressait le mort illustre auquel il doit de trouver dans son pays une scène nationale, et des œuvres capables de l'élever au niveau des vrais modèles de

son art.

M. Louis Kalisch, dans un discours empreint de l'amour du poëte et de ses hautes aspirations philosophiques, a largement exprimé les sentiments qui remplissaient l'assemblée; tous les cœurs ont eu des échos pour ces paroles :

« Et non-seulement dans ses poésies, mais encore dans les œuvres du philosophe et de l'historien, passe ce souffle de l'enthousiasme. La pensée de former l'homme, de l'élever en épurant son âme jusqu'à la conscience de sa propre dignité, pénètre tous les écrits de Schiller. » Oui, c'est bien là ce qui a fait la puissance du poëte: sa poésie est partout un effort enthousiaste pour le triomphe de la dignité humaine.

Malheur donc à celui qui, dans cette soirée, serait resté à l'écart, isolé dans son scepticisme et dans sa raillerie! Malheur à celui qui, dans le voisinage de tant de noblesse et de force, n'aurait pas senti monter en lui le niveau de l'idéal, s'accroître le respect pour tous les sentiments généreux, pour toutes les grandes pensées, pour toutes les œuvres durables de l'art, de la science et de l'humanité! Mais l'enthousiasme est facile, quand l'âme se sent plongée dans les frémissements de la foule, toujours accessible à celui qui dans l'art a su donner une voix à ses grands instincts. Dans ce contact d'une admiration universelle, où disparaissent pour une heure les rangs et les barrières sociales, les cœurs les plus froids, échauffés d'une ardeur inaccoutumée, s'étendent aisément au delà des limites où se meuvent leurs soucis journaliers. Mais dès le lendemain cette ardeur empruntée du dehors à une situation exceptionnelle se dissipe, et leur âme, bien vite racornie, reprend sa tiédeur, son égoïsme, sa sottise et sa méchanceté. Cette ivresse du beau, si elle a été réelle et puissante en quelques-uns, aura perdu de même son vertige au réveil de cette grande journée; mais du moins, n'étant pas due seulement à une excitation extérieure, ceux-ci la sentiront, contrainte de rentrer dans les bornes étroites de la vie habituelle, se retirer au fond de leur pensée dans l'aspiration infatigable vers la science, au fond de leur cœur dans l'incorruptible amour pour la justice, et dans leur imagination sous la forme d'une recherche ardente de la poésie. Toutes ces aspirations, ils les auront résumées

à leur tour en une aspiration unique de la volonté, tendant à leur donner dans l'acte et dans la création une physionomie par où elles se puissent communiquer, et stimuler en d'autres des efforts capables d'agrandir en ce monde, éternellement rebelle au triomphe du divin, la place de l'idéal.

C'est en agissant sur nous-mêmes, pour y développer sous tous leurs aspects les grands instincts de l'espèce humaine, que nous pratiquerons le culte des grands hommes: c'est ainsi que, suivant l'exemple que Schiller nous a donné entre tous, nous leur élèverons en nous-mêmes un monument invisible, mais plus réel et plus beau que le marbre, plus digne de leur esprit et de notre admiration.

CHARLES DOLLFUS.

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