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étrangers. A moins qu'on ne retombe dans les fautes de conduite qui amenèrent au dix-septième siècle l'expulsion des Portugais et la fermeture du pays, cette disposition favorable ne peut que se fortifier de plus en plus. Le sentiment hostile qui s'est traduit par l'interdiction de tout rapport extérieur était bien moins une disposition du peuple qu'une inspiration politique. Les prescriptions officielles ont refoulé, mais n'ont pu étouffer la disposition naturelle qui porte l'homme vers son semblable. L'accueil que les officiers anglais et français reçurent à Hakodadi, tant de la part du gouverneur qu'au milieu de la population, fut plein d'empressement et de cordialité. « Il était très-ordinaire, dit M. Wittingham, que dans nos promenades par la ville des hommes ou des enfants nous arrêtassent au passage, et nous désignassent quelque objet du doigt pour en savoir le nom anglais. Englishi? telle était dans ces cas leur formule d'interrogation. Quand il arrivait que les excursions s'étaient prolongées à de trop grandes distances pour qu'il fût possible de revenir le même jour à la ville, les habitants du village où l'on se trouvait offraient de grand cœur le lit et le souper, et le lendemain ils ne laissaient pas partir les étrangers avant d'avoir partagé avec eux le repas du matin. » Partout ailleurs de tels incidents seraient insignifiants; ici on les recueille comme un symptôme et une promesse.

(La fin à la prochaine livraison.)

VIVIEN DE SAINT-MARTIN.

LA BLONDE LISBETH'.

VIII.

LE CHASSEUR ÉCRIT A SON AMI ERNEST, DANS LA FORÊT NOIRE.

Mentor, mon mentor, chargé malheureusement d'un trop peu sage Télémaque, que diras-tu en recevant cette lettre? Toi, parmi tes sapins et tes horlogers, tu t'imaginais sans doute qu'après mes voyages et aventures sans fin je m'étais mollement et paisiblement installé dans le château de mes ancêtres, qui reposent en Dieu, et après avoir lu la présente, tu le proclameras bien haut: tout notre savoir est mensonge! Tu te représentais mon sort, et tu te disais avec satisfaction: Enfin il s'est casé, il s'occupe d'agriculture; il fonde quelque établissement profitable, une papeterie peut-être, et il se contente de décharger le trop bouillant de son sang sur les sangliers et les cerfs de ses bois.... Et de tout cela, pas un iota n'est vrai, si ce n'est que, malheureusement, je vais à la chasse, mais pour le service d'un paysan westphalien et comme braconnier, aux dépens des nobles, mes pairs.

Je t'en prie, ne perds pas patience. Lorsque des aveux extraordinaires doivent sortir de son âme, le pécheur peut bien un peu hésiter, temporiser, et le confesseur doit laisser longtemps le mouchoir sur le visage.

Voici mon histoire :

Rentré dans mes terres, je fis dans le voisinage la connaissance 'd'une parente à moi, la baronne Clélia, qui avait auparavant séjourné à Vienne. Je me conduisis envers elle comme il était séant à un cousin souabe; elle, de même, comme il convenait à une petite cousine.

Voir la livraison de novembre 1859.

Nous ne songions pas plus l'un que l'autre à la possibilité d'un mariage: mais apparemment notre union eût semblé très-convenable à toute la parenté, car quelques airs d'amitié, quelques attentions prévenantes, deux ou trois poignées de main comme les donne et les prend une naïve bienveillance, eurent bientôt tissé autour de nous un filet d'où nous ne devions absolument sortir que fiancés, et le vieil oncle me demanda un jour tout simplement quand donc aurait lieu la déclaration publique de nos projets.

Nous fumes fort surpris, et avec toute l'application que deux personnes emploient d'ordinaire à s'emparer du cœur l'une de l'autre, nous nous mîmes, nous, à nous efforcer de nous brouiller... dans l'esprit de la parenté: cela se fit des deux côtés avec le plus amical accord. Ma cousine Clélia avait à ces efforts un intérêt encore plus grand que moi, car son cœur ne l'avait suivie en Souabe qu'attaché à un fil dont l'extrémité était tenue en Autriche par un beau cavalier.

Au milieu de ces belles tentatives, les choses les plus risibles se passaient, de mon côté surtout, car je ne suis point fait du tout pour ces combinaisons subtiles. Je voulais prendre sur moi la faute qu'une apparence d'inclination se fût formée; là-dessus je m'entortillais dans. les explications les plus absurdes, je finissais par me dire fiancé en pays étranger; je contredisais ce mensonge l'instant d'après; bref, j'aurais servi de type au héros d'une nouvelle assez gaie.

Cependant tout ce bruit eût expiré dans le cercle des plus proches relations, si un brouillon étranger ne s'en fût mêlé et n'en eût abusé pour la satisfaction de son méchant esprit.

Depuis quelque temps séjournait parmi nous un individu du nom de Schrimbs, autrement dit Peppel, selon qu'il s'est appelé ailleurs. Le ciel sait combien de noms il peut avoir portés et porte encore de par le monde! Rien que par l'extérieur il était déjà frappant. Son visage était plus que flétri, et cependant on ne pouvait rien en inférer pour son âge; malgré les rides de son front et de ses joues, on ne pouvait lui découvrir un cheveu blanc; son maintien était droit, ses muscles tendus, ses manières d'une pétulance juvénile. Je ne sais comment te le décrire, ce Schrimbs ou Peppel: il était tout et chaque chose à la fois. Semblable à l'anguille, son esprit échappait à tout effort tenté pour le saisir et le fixer. Comme le vif argent, cet être froid et lourd, et cependant infiniment vif, se fondait, sous le plus léger contact, en globules qui n'avaient de réel que leur brillant.

Schrimbs avait un don de hâblerie tel que je ne l'ai encore observé chez personne. Il possédait un esprit aristophanesque, une imagination

fantastique et une verve inépuisable, mais surtout un amour inouï du mensonge. Personne ne l'estimait, et néanmoins il se trouvait introduit partout; nos sociétés ouvraient devant lui leurs portes; nos cercles, les Familienkränzchen, les Weinkränzchen s'emparaient de lui comme d'une fleur de plus, car tu sais que, tout graves, tout réfléchis et tout sévères que nous nous croyions dans nos admissions, des charlatans de plus d'une sorte n'en sont pas moins venus à bout de nous.

On ne le tenait point pour autre chose que pour une espèce de filou à belles manières, et cependant, s'il se faisait attendre, on était impatient de le voir arriver. Je dois dire que, d'après ma conviction, il n'avait fait nulle part de mauvais coup à proprement parler, car il se serait présenté plus doucement, avec plus de mystère et plus d'art. Une certaine fausseté théorique était devenue en lui une seconde nature, mais je ne le crois pas ouvertement brouillé avec la loi. Tu me demanderas: Mais par quoi vous captivait-il donc ? Oui, par quoi? Par les contes étourdissants qu'il nous narrait, par ses sarcasmes, par les gambades de son esprit. Dans ses contes, il s'en prenait, avec une hardiesse inouïe, soit à quelque connaissance, soit à quelque personnage public, et le tournait et retournait jusqu'à ce qu'il fût devenu entre ses mains un mannequin fantastique qui, pour peu que l'on s'approchât et qu'on le regardât au visage, crevait et éclatait en bulles. Souvent, pendant ses histoires, je croyais voir une trombe naître, cheminer et enfin se résoudre. Un faible nuage flotte sur la mer, la saisit en plongeant dans son sein comme avec un doigt long et délié, entre en ébullition, tournoie et balance l'eau transportée dans les airs; des sifflements et des bouillonnements se font entendre, le brouillard et la fumée règnent tout alentour, et l'on dirait voir briller dans la masse des éclairs sans tonnerre. Ainsi s'avance par bonds le fantôme qui n'est pas vapeur et qui n'est plus onde, jusqu'à ce qu'il se brise en murmurant.

Deux choses étaient surtout caractéristiques chez ce vagabond. En premier lieu, on ne pouvait dire qu'il débitât de purs contes. Les inventions et les figures les plus grotesques étaient présentées par lui avec un tel calme, une telle conviction, une telle gravité; elles posaient si bien devant vous en chair et en os, que l'on ne goûtait, tant que durait son récit, aucun plaisir d'imagination; il fallait, ou le supposer fou, ou, quelque insensée que fût la chose racontée, y ajouter foi pour une heure. En second lieu, lorsque dans ses récits il entrepre

1 Kränzchen a le double sens de cercle (réunion) et de couronne.

nait, ce qui arrivait fréquemment, les fous et les fripons de l'époque, on sentait bientôt, du moins ce fut mon cas après une courte connaissance, - que l'ironie ne procédait pas d'un courroux vertueux, mais d'un caractère auquel véritablement la perversion était agréable, nécessaire, et pour lequel le faux était devenu un besoin, un aliment. Je me tiens au positif. L'enthousiasme et l'amour sont l'unique aliment digne des nobles âmes. Je puis bien prendre en passant plaisir à une facétie: mais persifler, narguer, ricaner sur des ordures auxquelles c'est faire beaucoup trop d'honneur que de les nommer, voilà ce qui me répugne et me choque dans le plus profond de l'âme.

Lors donc que je revins, je trouvai cet homme acclimaté dans toute notre société. Les vieux oncles et les vieux cousins voulaient se påmer de ses saillies et écarquillaient la bouche autant que pouvaient le permettre les muscles, lorsqu'il allait chercher dans leurs intérieurs leurs propres personnes pour les leur montrer réfléchies dans des miroirs disposés au gré de son caprice. J'écoutais, moi aussi, et je me sentais tantôt grisé, tantôt désagréablement affadi par ses discours. Il se pourrait bien que jamais je ne me fusse autant rapproché de la cousine Clélia si je n'eusse doublement ressenti, au milieu de ce déluge de balivernes et de mensonges, le besoin d'une société calme, simple et vraie.

Schrimbs avait vu tout ce qui s'était passé entre Clélia et moi, mais sans y paraître prêter grande attention. Or, voici que, au moment où la chose commençait à tomber peu à peu à néant, un jour que je m'arrétais en visites à la ville, un ami m'apporte, tout consterné, une feuille lithographiée dans laquelle toute notre histoire, tous nos pas et démarches pour nous éloigner l'un de l'autre sans éclat, servaient de texte à la plus féroce bambochade. Elle était intitulée « Histoire de l'oison et et de la petite oie, qui avaient pris le change sur leurs cœurs, »

Mon ami me dit que la chose venait de l'aventurier, ce qui du reste se reconnaissait à la première ligne. Schrimbs avait raconté la veille l'anecdote dans un cercle: elle avait été trouvée charmante; une tête à la conception prompte et à l'exécution facile l'avait notée et fait lithographier, à la demande générale, pour les membres de la société. Chacun, ajouta-t-il, la communique en confidence à ses amis, et elle a ainsi fait aujourd'hui le tour de la moitié de la ville.

Je lus et lus jusqu'au bout et, pour ce qui me concernait, j'en aurais pris mon parti, car, je l'avoue, il y avait plus d'un passage où je ne pus m'empêcher de rire. Mais Clélia n'était naturellement pas plus épargnée que moi.

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