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DISCOURS SUR SCHILLER

PRONONCÉ

DANS LA SÉANCE SOLENNELLE DE L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES DE BERLIN,

LE 10 NOVEMBRE 1859,

Par JACOB GRIMM1.

Lorsque Pétrarque, il y a cinq cents ans déjà, quitta la France pour se rendre à Cologne, qui était alors la plus grande ville de l'Allemagne, il n'eut pas plus tôt mis le pied sur notre sol, que son attention fut vivement attirée par un spectacle qui n'avait jamais frappé ses yeux nulle part. C'était le soir de la Saint-Jean. Il vit des flots de peuple se presser sur les bords du Rhin, des femmes gracieusement parées, ayant pour ceinture des guirlandes d'herbes des champs, s'avancer en chantant des hymnes ou en murmurant de mystérieuses paroles à voix basse, puis lever en l'air leurs bras blancs et jeter dans le courant du fleuve ces herbes et ces fleurs. Sur sa demande, il apprit que c'était un usage

Ce discours nous est parvenu trop tard pour notre livraison de novembre, mais la Revue germanique ne pouvait omettre cet hommage, qui, entre tous ceux rendus à la mémoire du grand poëte à l'occasion du centième anniversaire, a paru le plus noble et le plus touchant. Plus qu'à personne il appartenait au plus grand connaisseur de la langue et de la littérature allemandes de prendre la parole en cette circonstance. Le parallèle tant de fois essayé entre Goethe et Schiller est ici repris de main de maître, et les deux poëtes sont étudiés à fond et sous tous les aspects en bien peu de pages. Pour une appréciation si complète et si serrée, il fallait une science consommée, et cette intelligence exquise de la poésie que la vraie érudition ne tue pas, comme l'imaginent les esprits superficiels, qu'elle nourrit et vivifie au contraire.

immémorial, revenant chaque année, et qui devait se perpétuer à jamais dans les temps futurs. Avec ces plantes (choisies sans doute dans ce but) que l'on jetait dans le Rhin et qu'emportait son rapide courant, le peuple, dans sa foi naïve, croyait voir fuir et disparaître tous les malheurs de l'année qui venait de s'écouler. Cette belle coutume, dont l'exact détail nous échappe et que l'illustre poëte de l'Italie eût voulu voir transplanter des bords du Rhin à ceux du Tibre, a pourtant disparu plus tard, comme tant de choses de notre passé. Mais de nouvelles fêtes remplacent les anciennes. Quel spectacle frapperait aujourd'hui l'étranger que son chemin aurait conduit en n'importe quelle partie de l'Allemagne ! Il verrait ces foules de peuple joyeuses et parées, avec leurs flottantes bannières, et faisant résonner partout devant elles ce chant magnifique de la Cloche '. Si, ému d'un tel spectacle, l'étranger, comme autrefois Pétrarque, s'informait de ces chants de joie et de cette solennelle attitude, il n'y aurait qu'une voix pour lui répondre : Cette fête que célèbrent les cloches et les chants est celle d'un de nos plus grands poëtes, d'un poëte né parmi nous il y a cent ans. « Les cloches, dit-on, font taire le tonnerre et dissipent les nuages importuns. » Puisse donc, comme jadis, avec ces fleurs que l'on jetait dans le Rhin, le peuple dans sa foi naïve croyait voir fuir et disparaître tous les malheurs des années écoulées, puisse aujourd'hui la vibration des cloches emporter et faire évanouir dans les airs tout ce qui s'oppose encore à l'unité du peuple allemand, à cette unité dont il a besoin et qu'il réclame!....

Quiconque étudie sérieusement l'histoire reconnaît dans la poésie un des plus puissants leviers pour l'élévation du genre humain; il y voit même une condition essentielle de son essor et de ses progrès. Si la langue de chaque peuple, en effet, est comme la souche où prend vie et force son caractère le plus intime, c'est la poésie, et seulement elle, qui atteste sa croissance définitive et qui en est la fleur. La poésie n'est pas seulement ce qui nous fait aimer notre langue et nous la rend chère, c'est encore ce qui la polit, l'adoucit et la perfectionne; elle est comme une rosée éthérée qui se répand sur elle et l'anime. Chez un peuple au sein duquel n'a surgi aucun poëte, la langue végète et va peu à peu se fanant; comme ce peuple lui-même, privé d'une telle source de vie, paraît sans force et sans originalité si on le compare à ceux qui ont obtenu cette faveur insigne. Le poëte est donc celui par lequel s'exprime, ou plutôt dans qui s'incarne la

1 Le poëme de Schiller qui porte ce titre.

pleine nature du peuple auquel il appartient; la postérité le saluera comme son génie, et nous, ses contemporains, nous le désignerons déjà avec une pieuse admiration, parce qu'il a su remuer nos cœurs, parce qu'il a su rafraîchir et exalter tout à la fois nos pensées, parce qu'il a trouvé le mot qui nous donne le secret de notre vie... Mais toute la puissance du poëte réside, à vrai dire, dans ce fond de nationalité, que nul ne saurait déraciner de son cœur; dans ce sol de la patrie, auquel on ne s'arrache jamais entièrement, et que ne peuvent fouler les pas de l'étranger sans le profaner. Des poëtes étrangers peuvent nous plaire et nous plaire longtemps, mais ce ne sont pas là pour nous les vrais poëtes, et, du moment où le poëte véritable a surgi au milieu de nous, ils doivent lui céder la place et disparaître. Comme citoyen de l'univers, je puis sans aucun doute admirer ce qu'a produit l'étranger, ce que nous a légué l'antiquité; dès notre enfance, les modèles grecs et romains se montrent à nos côtés comme des conseillers ou des tuteurs; ils nous arrachent le sincère aveu que rien ne les peut surpasser, et pourtant nous sentons comme un abîme infranchissable entre eux et les exigences de notre propre vie. Un de nos anciens poëtes, après avoir décrit la magnificence de ce temps passé qui ne doit plus revenir, s'écrie: « Je ne voudrais pourtant pas avoir été jadis, si je n'étais aujourd'hui ! » Il reconnaît par là le droit et la suprématie du présent, qui nous pousse vers un autre but que le passé, qui nous équipe et nous arme pour d'autres combats, nous élève et nous fortifie par d'autres moyens. Qui voudrait étudier les anciens poëtes à la condition d'abandonner les poëtes modernes ?

Depuis bien longtemps c'en était fait de la langue et de la poésie de notre propre antiquité, et il n'en est resté que des décombres; les chants du moyen âge eux-mêmes, si pleins de vie, étaient ensevelis dans un morne oubli. Quand enfin on eut de nouveau secoué leur poussière, on ne put les faire rentrer dans le sein du peuple, aux regards duquel se fût évanouie l'image d'une grande poésie nationale, si tout à coup et presque en même temps ne fussent apparus à l'horizon du dernier siècle deux astres éclatants qui relevèrent notre orgueil. Sans eux, notre littérature n'eût pas franchi les degrés inférieurs; par eux, elle s'est élancée au niveau des plus hautes que le monde ait connues. Après un long repos, la nature fit éclore ces deux génies dont l'éclat, franchissant les frontières de notre pays, se répand sur l'Europe entière, qui n'a plus rien à leur opposer. Déjà leurs œuvres ont passé dans toutes les langues, dans celles du moins qui possèdent aujourd'hui la vie et la forme. Que faut-il de plus?

Goethe et Schiller se trouvent si près l'un de l'autre sur le piédestal où les a élevés la postérité, de même qu'ils le furent dans la vie où ils s'unirent par un lien indissoluble, qu'il serait tout à fait impossible de les considérer séparément. Goethe devance, il est vrai, de dix ans son émule, et il lui a survécu de vingt années. Après avoir, comme il arrive fort souvent, marché longtemps à distance l'un de l'autre, et s'être presque évité, leur rapprochement n'en fut ensuite, pendant une période de dix ans, que plus intime et plus décisif pour leur activité respective. Si Goethe, dans les commencements, avait craint la séve débordante de Schiller; si Schiller, en revanche, n'avait pu goûter immédiatement la nature calme de Goethe, on les vit plus tard, dans la force et la maturité de leur génie, exercer l'un sur l'autre une influence progressive et salutaire au plus haut degré pour notre littérature. D'accord sur bien des points, s'éclairant réciproquement sur d'autres, ils continuèrent à marcher, chacun dans la voie qui lui était propre, et plus en apparence ils se séparaient, plus ils ont réussi en définitive à se compléter et à se perfectionner.

Il fut rarement donné à la critique de puiser à des sources plus riches et plus limpides qu'en ce qui concerne ces deux grands poëtes. Nonseulement leurs œuvres renferment tous les éclaircissements possibles sur les sentiments qui les animèrent, mais encore leurs lettres, que l'on ne pouvait légitimement refuser au monde, contiennent à ce sujet les renseignements les plus clairs et les plus instructifs. Dans l'ouvrage de Grethe intitulé Fiction et vérité, ouvrage tiré de sa propre vie, dans cette incomparable autobiographie, les plus précieux détails sur sa première jeunesse se mêlent aux confidences qu'il nous fait sur ses amis et sur ceux qu'il a connus; il est à regretter sculement que l'on n'y trouve rien qui se rapporte au temps de son intime liaison avec Schiller. Les deux poëtes, dans le vaste ensemble de leurs œuvres, empreintes de dons si divers et si complets tout à la fois, ont été comparés déjà l'un à l'autre et appréciés avec tant de fruit par des esprits pénétrants, qu'il semble bien difficile de rien ajouter de nouveau ou d'important aux résultats de pareilles recherches; leurs poésies nous sont devenues maintenant si familières, qu'on ne pourrait en citer des passages un peu frappants qui ne soient dans toutes les bouches, ou du moins ne flottent dans toutes les pensées. Cependant il est quelque chose que l'on peut dire encore. S'il est vrai que toute

Entre autres par Gervinus, dans son cinquième volume, couronnement de son œuvre (Histoire de la littérature allemande).

analyse minutieuse doive relever des lacunes et des inégalités de détail même dans les productions les plus achevées et qui sont réputées des modèles en leur genre, il faudra reconnaître aussi que l'homme le plus heureusement doué peut trahir de temps à autre quelques faiblesses et témoigner ainsi de la source vraiment humaine où il a puisé son être et qu'il ne peut dissimuler dans sa vocation. Ces fautes d'ailleurs, ou, si vous le voulez, ces taches, vont peu à peu s'atténuant et s'effaçant sous l'éclat de ses qualités dominantes, si bien que, sans nuire en rien plus tard à la beauté et à la dignité de son œuvre prise dans son ensemble, elles ne font que nous rendre son image plus familière et plus chère

encore.

Il est incontestable que les mœurs du pays où nous sommes nés, les habitudes que nous tenons de la première enfance, pour ne pas dire celles que nous apportons en naissant, exercent sur tout le reste de notre vie une indestructible influence. Il importe donc, dans une étude un peu approfondie des deux poëtes, de s'enquérir avant tout de leur différence d'origine. Riehl, dans son beau livre du Palatinat, où il trouve et démêle deux sangs, deux races, la franconienne et l'alemanique, avec prédominance de la première sur la seconde, nous montre le Franconien d'aujourd'hui alerte, souple, industrieux; l'Aleman, au contraire, depuis la Souabe jusqu'en Suisse, fier, hautain, concentré, démocratique. Or tel est aussi l'aspect sous lequel nous apparaissent nos deux poëtes: Schiller est Souabe, c'est-à-dire de race alemanique, et il a de cette race l'irritabilité de sentiment, la vivacité d'imagination, le libre penser; Goethe est Franconien, et ce qui le distingue en effet, c'est une douce modération, la mesure, la sérénité de l'humeur, un esprit actif, ouvert à la culture la plus profonde. On peut aller plus loin et suivre encore sous d'autres points de vue cette diversité de sang nous voyons l'un voué de préférence à l'élément sentimental et dramatique, l'autre au genre naïf et épique; Schiller est enclin à l'idéal, Goethe penche vers la réalité; Schiller est plus coloré, Goethe plus simple; et s'il était permis d'emprunter ici une comparaison à notre ancienne poésie, je dirais que la limpidité de cristal fait penser chez Goethe à Gottfried de Strasbourg, tandis que l'essor idéal de Schiller le rapproche de Wolfram d'Eschenbach. Mais une circonstance significative et qui eut le plus heureux résultat, c'est qu'ils furent tous deux attirés en Thuringe, et qu'ils passèrent ensemble dans ce pays. plus sympathique et plus avenant qu'aucun autre de l'Allemagne les meilleures années de leur vie, précisément comme dans le moyen âge, où cette même cour de Thuringe avait attiré autour d'elle tous les

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