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administrateurs seront fort embarrassés vraiment, dans leurs comptes rendus publics, de justifier la légitimité de leurs répartitions selon le mérite de ceux qui y participeront. Rarement des talents réels ont eu besoin de tels secours, et il n'est pas de nature richement douée qui, aujourd'hui, ne se fasse jour elle-même à mesure qu'elle se développe. Il serait à souhaiter qu'à l'occasion de cette fête nationale que nous célébrons aujourd'hui, toutes ces fondations, dont l'intention est excellente sans doute, s'entendissent et se concertassent de manière à consacrer de préférence toutes les ressources dont elles peuvent disposer à des œuvres réelles et palpables. On pourrait élever à Schiller, sur mainte place, à Marbach et ailleurs, des statues confiées au ciseau de véritables artistes, et qui seraient comme des phares projetant sur le pays leurs heureuses et durables clartés. Ne laissons pas les dépenses qui pourraient être affectées à ces monuments et à leur inauguration sainte aller s'engloutir dans la bourse des pauvres toujours affamés et dévorants! Pour secourir la vraie misère en temps et lieu opportun, il se rencontrera toujours des cœurs sensibles.

Un autre monument, et plus grand, à élever à nos poëtes, ce serait une édition de leurs ouvrages, comme on ne s'est même pas encore occupé d'en entreprendre, à plus forte raison d'en achever une seule. Celui qui naquit pour notre gloire, il y a aujourd'hui cent ans, repose déjà depuis plus d'un demi-siècle dans le sein de la terre, et ses poésies ne s'offrent pas encore à nos yeux dans l'état où nous pourrions en saisir l'ordre et l'enchaînement, en percevoir les variantes, et trouver le moyen de jouir de toutes leurs qualités sous leur expression définitive, et en un texte fixé dans une forme extérieure digne d'elles. Pour Schiller, à vrai dire, on a plus fait en ce point que pour Goethe. La traduction française des œuvres de Schiller, dirigée et menée à bien par M. Régnier, profond connaisseur non-seulement de notre langue actuelle, mais encore de notre ancienne langue allemande, peut, sous plusieurs rapports, être considérée comme un modèle. Goethe et Schiller ont remanié mainte et mainte fois leurs poésies; souvent même les textes diffèrent entre eux autant pour le moins que s'il s'agissait de poésies du moyen âge, et l'on ne préférera pas partout la nouvelle leçon à l'ancienne; il est nécessaire et fort instructif de connaître les deux textes et tous ceux qui peuvent exister. Ce qui empêche les éditions critiques, qui plus tôt ou plus tard devront se produire, aussi bien que les éditions de luxe s'offriront à la fin comme le couronnement de l'œuvre, c'est le monopole, c'est l'éditeur, qui a fait exécuter des tirages nombreux et variés des œuvres

de Schiller, mais qui, autant qu'il est donné au public d'en savoir, s'est médiocrement préparé en vue de cette solennité nationale depuis si longtemps arrêtée. Cette convention à long terme, passée par nos deux poëtes avec une maison de librairie puissante', solidement établie et entreprenante, leur a été certainement fort utile et profitable; mais on ne saurait dire que notre littérature en ait retiré grand avantage dans le cours des temps.

Cette douloureuse pensée se réveille en nous en ce moment avec toute sa force. Nous laissons à chacun la liberté d'agir selon son devoir; personne toutefois ne nous défendra d'exprimer notre surprise de voir qu'au moment propice, où la chose pouvait être féconde en bons résultats et où l'on eût dù faire libéralement des distributions volontaires dans des localités convenables, acquittant ainsi une sorte de dette, on ait cru devoir s'en abstenir. Les ouvrages que laissent après eux de grands poëtes sont pour leurs éditeurs une source de revenus qui vont croissant avec la vogue de ces ouvrages et qui ne pouvaient en aucune façon être stipulés dans la première convention passée avec les auteurs. Nul écrivain ne peut prévoir le succès réservé à ses écrits et le profit qu'on en pourra retirer; il n'a pu davantage octroyer à tout jamais au libraire qu'il a eu sous la main la propriété d'un bien qu'en réalité il destinait à tout le monde : la propriété du genre humain a des droits supérieurs, et plus grands que ceux des héritiers même et des descendants. S'il est légitime et va de soi qu'un auteur participe de son vivant au profit de nouvelles éditions, et qu'après sa mort également, on trouve juste que les bénéfices qui s'accroissent soient partagés durant un certain laps de temps entre les héritiers et l'éditeur, cependant le législateur a senti le besoin de fixer des délais, après l'expiration desquels ces ouvrages tomberaient de droit dans le domaine public, pourraient désormais être édités par plusieurs libraires, revus par d'autres écrivains, absolument comme il peut arriver pour les livres que nous a laissés l'antiquité. Alors tout le succès dépendra du mérite de la critique qui recomposera ces ouvrages, et de la manière dont seront établies les nouvelles éditions.

Le mal est maintenant que ces délais fixés par la loi soient le plus souvent prorogés et rendus illusoires par le fait des priviléges et des extensions des priviléges; en attendant, l'épuration des textes marche avec lenteur. M'est-il permis de donner un exemple bref et péremptoire accusant l'état où en sont les choses? Cela est nécessaire afin d'empêcher les illusions que l'on se pourrait faire. Après une enquête préalable, un ordre du cabinet prussien, en date du 8 février 1826, octroya aux

descendants de Schiller un privilége de vingt-cinq ans pour l'impression de ses ouvrages. D'autre part, une résolution de la diète, du 23 novembre 1838, concéda aux héritiers du poëte un nouveau privilége valable pour vingt ans. A l'approche du terme où expirait ce délai, les mêmes héritiers obtinrent une nouvelle prolongation de privilége jusqu'en 1878, et dans l'hiver de 1854, le gouvernement prussien présenta aux chambres un projet de loi qui dépassait la législation générale touchant le droit de propriété, projet que les chambres rejetèrent. Alors parut une nouvelle résolution de la diète, en date du 6 novembre 1856, en vertu de laquelle le privilége d'impression garantissant en général les auteurs d'impressions décédés avant le 9 novembre 1827 (date d'une autre résolution de la diète) est maintenu en vigueur jusqu'en 1867. En conséquence les œuvres de Schiller, aussi bien que celles de Goethe, sans jouir néanmoins d'un privilége spécial, bien qu'elles fussent précisément celles qui motivèrent la commune disposition, deviendront seulement à cette date du 10 novembre 1867 propriété publique, non toutefois encore dans toute l'Allemagne, puisque dans la Saxe, principal centre de la librairie allemande, une loi de 1844 assure aux œuvres des écrivains morts avant le 1er janvier de ladite année un privilége de trente ans, c'est-à-dire valable jusqu'en 1874. Ainsi, à la fin de 1867, ce cas bizarre pourra se présenter, à savoir que la Saxe saisira comme contrefaçon tout ce qui dans le reste de l'Allemagne pourra légalement s'imprimer des œuvres de Goethe, de Schiller, de Lessing et d'autres écrivains.

On voit par là que les œuvres de Schiller, pendant une période de près de soixante-trois ans après sa mort, auront été une source de revenus très-considérables tant pour ses héritiers que pour l'éditeur, et que ces bénéfices iront croissant d'année en année, tandis que, de son vivant, le poëte n'en retira jamais que de minces bénéfices, insuffisants pour l'élever au-dessus des soucis journaliers. La désapprobation générale a accueilli une réponse récente de M. de Cotta à la demande qui lui fut adressée d'autoriser exceptionnellement, à l'occasion de la fête de Schiller, une édition de luxe du fameux chant de la Cloche, renfermant à peine cinq cents vers; à quoi M. de Cotta répondit qu'il considérerait une telle édition comme une contrefaçon, et la poursuivrait par tous les moyens légaux. Et cette réponse, il la faisait au moment où, grâce à la fête même de Schiller, les œuvres complètes du poëte, aussi bien que toute partie de ces œuvres, devaient nécessairement atteindre un débit tout à fait extraordinaire.

En vérité, Goethe et Schiller ont préparé un mou duvet à leurs des

TOME VIII.

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cendants et à leurs éditeurs; mais pour eux, ils ont eu toute la gloire en partage.

O prodige et changement imprévu! Il y a cent ou cent cinquante ans, aucun philologue classique, enfermé dans la poussière de l'école, n'aurait cru même à la possibilité d'un nouvel essor de la poésie allemande comme celui qu'ils préparaient. Aujourd'hui, confirmée dans son droit, cette poésie rejaillit dans sa splendeur jusque sur les créations de l'antiquité grecque; car ce qui fut entièrement distant à l'origine peut se rapprocher en s'élevant, et les frimas du Nord ne nous accablent plus. On dit que les fertiles vendanges reviennent tous les onze ans et que souvent alors se suivent deux années de récolte bénie. Mais la nature se montre plus prodigue du jus de la vigne que de la séve du génie. Il s'en éleva deux ensemble parmi nous; des siècles pourront s'écouler avant que naissent leurs pareils. Un peuple ne doit reconnaître que de grands poëtes et laisser disparaître tous les obstacles qui empêchent de contempler les voies majestueuses qu'ils ont suivies. C'est pour nous un motif nouveau de multiplier leurs images en fixant leur mémoire, comme faisaient les anciens qui élevaient des statues à leurs dieux sur tous les points du pays. Déjà celles de nos deux poëtes se dressent à Weimar sous la même couronne. Puissent également ici leurs statues s'élever en marbre ou en bronze sur nos places publiques et dans nos rues, et en effacer les noms barbares!

De tous les biens de la vie

La gloire est le plus grand :

Quand le corps est tombé en poussière
Le grand nom lui survit.

COURRIER LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE'.

Heidelberg, 20 décembre.

Les derniers échos du jubilé de Schiller, de la fête nationale de la concorde, ne sont pas encore éteints que déjà je suis obligé de vous signaler une de ces dissonances fâcheuses qui blessent, qui affligent les amis sincères de l'Allemagne.

Il y a peu de temps, le Journal des Débats, en annonçant la nomination de M. Stern, un israélite, à la place de professeur titulaire, ordinarius, à l'université de Gættingue, félicitait chaudement le gouvernement hanovrien d'avoir rompu avec d'anciens errements. A cette occasion, ce journal, qu'on est certain de trouver toujours au premier rang quand il s'agit de défendre la liberté de conscience, exprimait aussi l'espoir de voir bientôt le ministère badois entrer dans la même voie et réparer enfin à l'égard de M. Weil, notre bibliothécaire, une injuste exclusion. Qu'il me soit permis, monsieur, d'appuyer cette demande de quelques courtes observations et de la motiver par des renseignements dont je garantis l'exactitude.

Inutile de proclamer les droits scientifiques de M. Gustave Weil, les mérites de l'auteur de l'Histoire des califes sont trop connus pour ne pas rendre semblable nomenclature oiseuse; - je ne vous parlerai que de sa carrière universitaire et de la position que ses longs services devraient lui assurer.

Après avoir passé quelque temps à Paris sous la direction de Silvestre de Sacy, un an à Alger et cinq années au Caire, M. Gustave Weil s'était fait connaître, à son retour en 1836, par une polémique fort vive, et dont il sortit vainqueur, contre Hammer Purgstall. Elle fixa l'attention du monde savant et du gouvernement badois sur le jeune conscrit scientifique qui venait, pour son début, de rompre une lance avec le plus célèbre orientaliste allemand de l'époque. On résolut à Carlsruhe d'assurer son concours à l'université d'Heidelberg en lui donnant la place de bibliothécaire adjoint. On lui accorda même exceptionnellement la Staatsdiernereigenschaft, la qualité de fonctionnaire public qui entraîne l'inamovibilité, la pension, etc., et à laquelle les juifs n'avaient pas droit; et on sembla ainsi lui dire que, par ce baptême administratif, son péché originel était effacé et qu'on le plaçait dans la catégorie des chrétiens. L'inamovibilité fut complète on ne le destitua pas, c'est vrai, mais on ne lui donna pas non plus le moindre avancement. A l'exception du titre honorifique de professeur extraordinaire qu'il obtint en 1845, après vingt-trois années de service à la bibliothèque et dans l'enseignement, après la publication de nombreux ouvrages, dont un seul sans doute eût suffi à assurer à un chrétien une place de professeur, M. Weil n'occupe encore qu'une position inférieure dans notre monde enseignant; il n'a que 200 florins d'appointements, environ ce que reçoit un des sous-bedeaux,

1 L'étendue plus qu'ordinaire de quelques-uns des articles de cette livraison, dont nous espérons d'ailleurs que nos lecteurs ne se plaindront pas, nous oblige, malgré l'addition d'une feuille supplémentaire, de ne donner cette fois qu'une partie de notre Courrier, et d'ajourner complétement notre Bulletin bibliographique. Nous nous remettrons à jour dans la prochaine livraison.

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