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manteau; mais j'avais le chagrin de voir que ce charmant vêtement ne jetait pas, auprès des lumières de la maison, le même éclat que dans la fameuse soirée.

Il paraît qu'enfin cette image s'effaça de ma mémoire; du moins je ne me rappelle plus rien de ce qui se passa depuis cette époque jusqu'à celle où je vis pour la première fois une représentation théâtrale; ce qui eut lieu en 1765.

Comme je revis alors beaucoup de lumières, beaucoup de monde, un vaste emplacement, et une grande variété de couleurs sur le rideau, l'image qui m'avait autrefois charmé vint s'offrir de nouveau à mon esprit. La musique, le lever de la toile, la disparition de ce grand rideau me parurent un enchantement. Je ne m'attendais pas du tout à cet espace si étendu, si charmant, si bien éclairé qu'il me laissa voir en disparaissant ; et lorsque des hommes bien vêtus s'avancèrent sur la scène, y parlèrent, y rirent, et y représentèrent une action semblable à celles qui se passaient à la maison, je me sentis transporté de joie et d'admiration. J'embrassais mon

frère, je ne proférais pas une parole, afin de ne rien perdre du spectacle enchanteur qui s'offrait à mes yeux.

On représentait, je crois, ce jour-là, le Malade imaginaire. Je pourrais encore indiquer la place où le vieil Ackermann était assis en robe-de-chambre. Je vois encore l'amoureux en habit gris et en veste verte galonnée en or. Je me souviens que je fus indigné de ce que le père voulait donner le fouet à sa petite fille en présence d'une aussi nombreuse assemblée. On finit par un ballet, les Noces des Juifs. Il me fit peu de plaisir. Le grand pot que l'on brisa me scandalisa beaucoup. J'étais fort mécontent de ce que tous ces genslà ne voulaient pas parler ; je ne pouvais comprendre; il me semblait même fort impoli qu'ils sautassent et courussent au milieu d'une grande et belle chambre.

Cet espace, si vaste et si bien éclairé, me rappelait notre chambre de visites à la maison; et comme elle était inviolable, comme on n'y aurait pas brisé un pot, comme les Juifs n'auraient pas osé y sauter, il

me sem

blait tout-à-fait inconvenant que l'on fit tout cela dans ce brillant emplacement.

Les manières élégantes des personnes qui avaient représenté la comédie, leurs conversations, dans lesquelles ils ne parlaient que les uns après les autres, me semblaient si entraînantes, si nobles, si respectables! On m'expliqua qu'ils avaient appris par cœur tout ce qu'ils avaient dit. Alors je les admirai comme des êtres supérieurs et extraordinaires.

De retour à la maison, j'essayai d'imiter avec chaque rideau le lever et la chute de la toile magique qui venait de me séparer de cet espace si beau et si bien illuminé, et de ces êtres qui y avaient joué avec tant de délicatesse et de perfection.

Je parlais sans cesse de ce séduisant spectacle; mais je voyais avec chagrin que personne n'en était aussi enthousiasmé que moi. Et lorsqu'il arrivait que quelqu'un parlât avec mépris de ceux qui y avaient figuré, je ressentais un vif chagrin, et je me mettais en colère. Je cherchais à être seul, afin de penser seul à ce dont personne ne voulait parler

avec un enthousiasme égal au mien. Je levais et baissais en secret les rideaux de croisée, parce que l'on se moquait de moi lorsque, par ce jeu, je cherchais à renouveler l'enchan

tement.

Jusqu'alors les arts n'avaient exercé aucune influence sur mes sensations. L'éclatante lumière au milieu de laquelle toutes les figures avaient paru, n'avait produit sur mes sens qu'une agréable impression, se rattachant à celle qui m'avait fait sentir pour la première fois que je vivais et que j'étais.

Comme on me conduisait assidûment à l'église, l'on me représenta un jour qu'il vaudrait beaucoup mieux réfléchir sur ce que je voyais et ce que j'entendais dans ce lieu, que de m'exercer à reproduire les bouffonneries • que j'avais vues au Ballhof. (1)

Alors, pour la première fois, je conçus l'idée de comparer l'église au théâtre, parce que, ne devant plus être envoyé au spectacle, j'espérais que l'impression faite sur moi par

(1) On appelait ainsi l'ancien théâtre de Hanovre. (Note du traducteur.)

le grand rideau se renouvellerait dans ce lieu.

Je me réjouis donc en voyant arriver le premier dimanche, et je pris avec un joyeux empressement le chemin de l'église.

Le son du grand orgue et l'harmonie du plain-chant excitèrent en moi un sentiment que je n'avais pas éprouvé jusqu'alors; l'un et l'autre, avant cette époque, ne me semblaient que du bruit et des cris. Ce jour-là, il en fut autrement; mais ce que c'était, et comment cela était, c'est ce que je ne pouvais m'expliquer; il me semblait cependant que c'était un effet beaucoup plus fort que celui de la musique du théâtre. Ensuite, le prédicateur monta en chaire. Je me levai, et voulus le comparer avec ceux qui s'étaient montrés lorsqu'on avait levé la toile.

Mais je fus bien trompé dans mon attente. Son apparition ne fut précédée d'aucun enchantement; il se présenta seul, dans l'obscurité, dans un étroit espace, caché jusqu'à la poitrine, ombragé par une masse obscure suspendue au-dessus de sa tête. Il ne parla pas comme les autres hommes; il chanta, il

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