Sa facile bonté, sur son front répandue, Mais enfin à son tour leur puissance décline: Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit : JUNIE. O ciel, sauvez Britannicus! SCÈNE IV. AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS. AGRIPPINE. Burrhus, où courez-vous ? arrêtez. Que veut dire... 1 « Quelles superbes expressions! et comme elles sont faites pour donner une haute idée de sa puissance.» (La Harpe.) Mais aussi, quelle déception! 2 « Quelle heureuse hardiesse, s'écrie La Harpe, dans le choix des mots! et cette hardiesse est si bien mesurée, qu'elle paraît toute simple: la réflexion seule l'aperçoit; le poëte se cache sous le personnage. » 3 Agrippine et Junie devaient y passer au moment même où Britannicus les quitta: mais le théâtre eût été vide. Racine a trouvé, dans les pleurs de Junie, le motif d'une explication qui devait se faire sans témoin, et qui justifie le séjour des deux princesses sur la scène pendant le temps nécessaire à l'accomplissement du crime de Néron. Madame. BURRHUS. Ou plutôt il est mort, JUNIE. Pardonnez, madame, à ce transport. Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre. SCÈNE V. AGRIPPINE, BURRHUS. Quel attentat, Burrhus! AGRIPPINE. BURRHUS. Je n'y pourrai survivre, Madame; il faut quitter la cour et l'empereur. AGRIPPINE. Quoi! du sang de son frère il n'a point eu d'horreur! BURRHUS. Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère '. « Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices, Par les mêmes serments Britannicus se lie. La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie : 1 Voici le tableau que Tacite a tracé de ce tragique repas (Ann., 1. XIII, c. XVI.): « Illic epulante Britannico, quia cibos potusque ejus <<< delectus ex ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum, <«<aututriusque morte proderetur scelus, talis dolus repertus est. In« noxia adhuc ac præcalida et libata gustu potio traditur Britannico. « Dein, postquam fervore aspernabatur frigida in aqua adfunditur «< venenum ; quod ita cunctos ejus artus pervasit ut vox pariter et spiritus raperentur. Trepidatur a circumsedentibus: diffugiunt "< imprudentes. At quibus altior intellectus, resistunt defixi et Ne<< ronem intuentes. Ille ut erat reclinis et nescio similis,« solitum «ita, ait, per comitialem morbum quo primum ab infantia adflic«taretur Britannicus, et redituros paulatim visus sensusque. » At Cependant sur son lit il demeure penché ; Pour moi, dût l'empereur punir ma hardiesse, AGRIPPINE. Le voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire'. Agrippinæ is pavor, ea consternatio mentis, quamvis vultu pre« meretur, emicuit, ut perinde ignaram fuisse ac sororem Britan<< nici Octaviam, constiterit: quippe sibi supremum auxilium << ereptum et parricidii exemplum intelligebat. Octavia quoque, « quamvis rudibus annis, dolorem, caritatem, omnes affectus abs«condere didicerat. Ita post breve silentium repetita convivii læti<< tia. » << Britannicus était à l'une de ces tables. Comme il ne mangeait ou ne buvait rien qui n'eût été goûté par un esclave de confiance, et qu'on ne voulait ni manquer à cette coutume, ni déceler le crime par deux morts à la fois, voici la ruse qu'on imafut servi gina. Un breuvage encore innocent, et goûté par l'esclave, Britannicus; mais la liqueur était trop chaude, et il ne put la boire. Avec l'eau dont on la rafraichit, on y versa le poison, qui circula si rapidement dans ses veines, qu'il lui ravit en même temps la parole et la vie. Tout se trouble autour de lui; les moins prudents s'enfuient; ceux dont la vue pénètre plus avant demeurent immobiles, les yeux attachés sur Néron. Le prince, toujours couché sur son lit et feignant de ne rien savoir, dit que c'était un événement ordinaire, causé par l'épilepsie dont Britannicus était attaqué depuis l'enfance; que peu à peu la vie et le sentiment lui reviendraient. Pour Agrippine, elle composait inutilement son visage: la frayeur et le trouble de son âme éclataient si visiblement, qu'on la jugea aussi étrangère à ce crime que l'était Octavie, sœur de Britannicus: et, en effet, elle voyait dans cette mort la chute de son dernier appui, et l'exemple du parricide. Octavie aussi, dans un âge si jeune, avait appris à cacher sa douleur, sa tendresse, tous les mouvements de son âme. Ainsi, après un moment de silence, la gaîté du festin recommença. » (Burnouf.) Ces deux récits sont deux modèles achevés, l'un pour l'histoire, l'autre pour le drame. Le poëte est contraint à quelques sacrifices qu'il compense par d'autres beautés : ainsi l'accueil fait par Néron à Britannicus n'est pas indiqué par l'historien; mais le poëte reste au-dessous de son modèle dans ce trait : « At quibus «altior intellectus, resistunt defixi et Neronem intuentes. » L'immobilité des convives, leurs regards immobiles arrêtés sur César, manquent dans ce vers : Sur les traits de César composent leur visage. Et le dernier trait, qui peint toute la cruauté voluptueuse de la cour impériale: «< Post breve silentium repetita convivii lætitia, » est à peine indiqué par D'une odieuse cour j'ai traversé la presse. 1 Ce mot trahit la mauvaise conscience d'Agrippine. Elle craint d'être soupçonnée, ayant trempé dans tant de crimes. SCÈNE VI. AGRIPPINE, NÉRON, BURRHUS, NARCISSE. Dieux ! NÉRON, voyant Agrippine. AGRIPPINE. Arrêtez, Néron ; j'ai deux mots à vous dire. Moi! voilà les soupçons dont vous êtes capable. AGRIPPINE. Non, non; Britannicus est mort empoisonné: NÉRON. Madame!... Mais qui peut vous tenir ce langage? NARCISSE. Hé seigneur! ce soupçon vous fait-il tant d'outrage ?? Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie; Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis ; AGRIPPINE. Poursuis, Néron; avec de tels ministres, 1 Néron est ici un instrument de la justice divine. A défaut de remords, Agrippine est punie, par l'ingratitude de son fils, des crimes qu'elle a commis pour lui. 2 Néron a la lâcheté du crime, Narcisse en a l'impudence. Par des faits glorieux tu te vas signaler; NÉRON. SCÈNE VII. AGRIPPINE, BURRHUS. AGRIPPINE. Ah ciel! de mes soupçons quelle était l'injustice! 1 << Parricidii exemplum. » (Tac. ) Voy. p. 188, note, l. 4. 2 Malherbe avait dit : Et le ciel fatigué de supporter ses crimes Est résolu de se justifier. 3 Ce mot est un ordre, ainsi Agrippine conserve sur Néron l'ascendant d'une âme fortement trempée sur la faiblesse criminelle. Néron n'est pas au niveau de ses crimes. Il cède d'abord par faiblesse à ses mauvais penchants; il s'y abandonnera ensuite par folie. Ces monstres, dont les crimes nous épouvantent, étaient des aliénés, et leur démence était tout à la fois le chàtiment de leurs vices et de la lâcheté des peuples qui les supportaient. |