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BÉRÉNICE.

Non, je crois tout facile à votre barbarie :

Je vous crois digne, ingrat! de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici :

Qui, moi, j'aurais voulu, honteuse et méprisée,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée?
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures,

Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures;

:

Non si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie, en mourant, d'oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice,
Si, devant que mourir, la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur.
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang qu'en ce palais je veux même verser,
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser :
Et, sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.

SCÈNE VI.

TITUS, PAULIN.

PAULIN.

Dans quel dessein vient-elle de sortir, Seigneur? Est-elle enfin disposée à partir?

TITUS.

Paulin, je suis perdu! je n'y pourrai survivre :
La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
Courons à son secours.

PAULIN.

Hé quoi! n'avez-vous pas

Ordonné dès tantôt qu'on observe ses pas ??

Ses femmes, à toute heure autour d'elle empressées,
Sauront la détourner de ces tristes pensées.

Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur; continuez: la victoire est à vous.

1 On ne dirait plus devant que pour avant que de.

2 Ces vers presque insignifiants paraissent calqués sur la tragique réponse d'Oreste :

Quoi! ne m'avez-vous pas

Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ? ( Andr., act. V, sc. m.)

Je sais que sans pitié vous n'avez pu l'entendre;
Moi-même en la voyant je n'ai pu m'en défendre.
Mais regardez plus loin: songez, en ce malheur,
Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
Quels applaudissements l'univers vous prépare,
Quel rang dans l'avenir...

TITUS.

Non; je suis un barbare.
Moi-même je me hais. Néron tant détesté1
N'a point à cet excès poussé sa cruauté.
Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
Allons, Rome en dira ce qu'elle en voudra dire.

Quoi, seigneur !

PAULIN.

TITUS.

Je ne sais, Paulin, ce je dis 2: L'excès de ma douleur accable mes esprits.

PAULIN.

Ne troublez point le cours de votre renommée :
Déjà de vos adieux la nouvelle est semée;
Rome, qui gémissait, triomphe avec raison;
Tous les temples ouverts fument en votre nom;
Et le peuple, élevant vos vertus jusqu'aux nues,
Va partout de lauriers couronner vos statues.

TITUS.

Ah Rome! Ah Bérénice! Ah prince malheureux! Pourquoi suis-je empereur? Pourquoi suis-je amoureux?

SCÈNE VII.

TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE.

ANTIOCHUS.

Qu'avez-vous fait, seigneur? l'aimable Bérénice
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
Elle n'entend ni pleurs 3, ni conseil, ni raison;
Elle implore à grands cris le fer et le poison.
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie :
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie ;
Ses yeux toujours tournés vers votre appartement
Semblent vous demander de moment en moment.

1 Exagération puérile. Quelle comparaison y a-t-il à faire d'un homme qui n'épouse point sa maitresse à un monstre qui fait assassiner sa mère?

2 Racine, qui a pu dans les scènes précédentes ennoblir deux mots, fais l'amour, n'est pas aussi heureux dans ce passage: c'est que l'aveu n'est que trop vrai.

3 Entendre des pleurs est ici aussi juste que

hardi.

Je n'y puis résister, ce spectacle me tué.
Que tardez-vous? allez vous montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
Ou renoncez, seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.

TITUS.

Hélas! quel mot puis-je lui dire? Moi-même en ce moment sais-je si je respire?

SCÈNE VIII.

TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE, RUTILE.

RUTILE.

Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat,
Viennent vous demander au nom de tout l'État :
Un grand peuple les suit, qui, plein d'impatience,
Dans votre appartement attend votre présence.

TITUS.

Je vous entends, grands dieux, vous voulez rassurer
Ce cœur que vous voyez tout prêt à s'égarer.

PAULIN.

Venez, seigneur passons dans la chambre prochaine ;
Allons voir le sénat.

ANTIOCHUS.

Ah! courez chez la reine.

PAULIN.

Quoi! vous pourriez, seigneur, par cette indignité,
De l'empire à vos pieds fouler la majesté?
Rome...

TITUS.

Il suffit, Paulin; nous allons les entendre. (A Antiochus.)

Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la reine. Allez. J'espère, à mon retour,
Qu'elle ne pourra plus douter de mon amour.

1 L'abbé de Villars croyait faire une bonne plaisanterie en appelant ces hélas, dont les personnages de Bérénice disposent si volontiers, des hélas de poche. Voyez la préface de Racine.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE I.

ARSACE.

Où pourrais-je trouver ce prince trop fidèle?
Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle
Faites qu'en ce moment je lui puisse annoncer
Un bonheur où peut-être il n'ose plus penser!

SCÈNE II.

ANTIOCHUS, ARSACE.

ARSACE.

Ah! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie ', Seigneur !

ANTIOCHUS.

Si mon retour t'apporte quelque joie, Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.

La reine part, seigneur.

ARSACE.

ANTIOCHUS.

Elle part?

ARSACE.

Dès ce soir :

Ses ordres sont donnés. Elle s'est offensée

Que Titus à ses pleurs l'ait si longtemps laissée.
Un généreux dépit succède à sa fureur :
Bérénice renonce à Rome, à l'empereur,
Et même veut partir avant que Rome instruite
Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite.
Elle écrit à César.

Et Titus?

ANTIOCHUS.

Oh ciel! qui l'aurait cru?

ARSACE.

A ses yeux Titus n'a point paru. Le peuple avec transport l'arrête et l'environne, Applaudissant aux noms que le sénat lui donne; Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,

1 On pouvait croire, en effet, qu'Antiochus était parti.

Deviennent pour Titus autant d'engagements,
Qui, le liant, seigneur, d'une honorable chaîne,
Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la reine,
Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus.
C'en est fait; et peut-être il ne la verra plus.

ANTIOCHUS.

Que de sujets d'espoir, Arsace! je l'avoue :
Mais d'un soin si cruel la fortune me joue,
J'ai vu tous mes projets tant de fois démentis,
Que j'écoute en tremblant tout ce que tu me dis;
Et mon cœur, prévenu d'une crainte importune,
Croit, même en espérant, irriter la fortune.
Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas!
Que veut-il?

SCÈNE III.

TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.

TITUS, à sa suite.

Demeurez qu'on ne me suive pas.

(A Antiochus.)

Enfin, prince, je viens dégager ma promesse.
Bérénice m'occupe et m'afflige sans cesse :

Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens,
Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.
Venez, prince, venez je veux bien que vous-même
Pour la dernière fois vous voyiez si je l'aime.

SCÈNE IV.

ANTIOCHUS, ARSACE.

ANTIOCHUS.

Hé bien! voilà l'espoir que tu m'avais rendu!
Et tu vois le triomphe où j'étais attendu!
Bérénice partait justement irritée!

Pour ne la plus revoir Titus l'avait quittée!

Qu'ai-je donc fait, grands dieux? quel cours infortuné

A ma funeste vie aviez-vous destiné?

Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage

De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage'.

Et je respire encor! Bérénice! Titus!

Dieux cruels! de mes pleurs vous ne vous rirez plus.

1 Rage est un peu fort pour Antiochus, qu'on ne croit pas capable d'aller jusque-là.

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