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Et du camp d'Amurat s'approchaient tous les jours.
Lui-même, fatigué d'un long siége inutile,
Semblait vouloir laisser Babylone tranquille';
Et, sans renouveler ses assauts impuissants,
Résolu de combattre, attendait les Persans.
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence2,
Un long chemin sépare et le camp et Byzance;
Mille obstacles divers m'ont même traversé,
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.

ACOMAT.

Que faisaient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu?

OSMIN.

Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et semblait se promettre une heureuse victoire 3.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.

C'est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible tous les janissaires :
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle“.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours:
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours 5.
Ses caresses n'ont point effacé cette injure.

Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.

1 Babylone est ici pour Bagdad, ville fondée sur les ruines de Séleucie, formée elle-même, en partie, des débris de Babylone. Racine a préféré ce nom comme plus harmonieux et plus connu. C'est Schah-Abbas, roi de Perse, qui s'empara, au commencement du règne d'Amurat, de la province et de la ville de Bagdad. 2 « Il est bien sûr que la diligence d'Osmin ne fait rien à la distance qui est entre Byzance et le camp d'Amurat, et que par conséquent ce mot malgré, qui marque l'opposition, n'est pas grammaticalement exact. Mais le sens est si clair, et la phrase si naturellement abrégée par cette forme d'ellipse, que, bien loin de la reprocher à l'auteur, il faut lui savoir gré d'avoir dit en si peu de mots ce qu'il fallait dire. » (La Harpe.)

3 D'Olivet a critiqué cet imparfait, que Louis Racine regarde comme une erreur typographique. D'Olivet est trop méticuleux et Louis Racine trop complaisant. Semblait se rapporte au moment du départ d'Osmin, et convient parfaitement.

4 « Voulut lorsqu'il voulait forme, dit Geoffroy, une espèce de galimatias. » Il est certain que cette construction, sielle n'est pas incorrecte, manque au moins d'élégance.

5 Timet timentes. » (Tac.)

6 Le temps... lorsque est ici pour où, que repoussait l'euphonie, car. pour la mesure, Racine eût pu écrire: où de vaincre assurés.

ACOMAT.

Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passee
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir1?

OSMIN.

Le succès du combat réglera leur conduite :
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
Quoiqu'à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Ils ne trahiront point l'honneur de tant d'années;
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez, soumis, rapporter dans Byzance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance;
Mais si dans le combat le destin, plus puissant,
Marque de quelque affront son empire naissant,
S'il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
A la haine bientôt ils ne joignent l'audace,
Et n'expliquent, seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat2.
Cependant, s'il en faut croire la renommée,
Il a depuis trois mois fait partir de l'armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp, interdit, tremblait pour Bajazet :
On craignait qu'Amurat, par un ordre sévère,
N'envoyât demander la tête de son frère.

ACOMAT.

Tel était son dessein : cet esclave est venu;
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.

OSMIN.

Quoi, seigneur! le sultan reverra son visage
Sans que de vos respects il lui porte ce gage?

ACOMAT.

Cet esclave n'est plus : un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.

OSMIN.

Mais le sultan, surpris d'une trop longue absence,

1 << On voit, dans les deux premiers vers, un général disgracié, que le souvenir de sa gloire et l'attachement des soldats attendrissent sensiblement; dans les deux derniers un rebelle qui médite quelque dessein. Voilà comme il échappe aux hommes de se caractériser sans aucune intention marquée. C'est là une de ces nuances dont on ne trouve guère d'exemples que dans Racine. » (Vauvenargues.) 2 Toute l'histoire ottomane atteste la vérité de ce que dit Osmin, et témoigne combien les mœurs sont ici fidèlement peintes; mais l'auteur ne les a pas observées de même dans les caractères.» (La Harpe) Cela est vrai d'Atalide et même, à un certain degré, de Bajazet, non de Roxane et d'Acomat. La critique de Corneille, qui ne voyait que des Français dans les Turcs de Racine, est au moins fort exagérée. La Harpe a eu tort de la reproduire.

En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous ?

ACOMAT.

Peut-être avant ce temps
Je saurai l'occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu'Amurat a juré ma ruine;

Je sais à son retour l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher du cœur de ses soldats,
Qu'il va chercher sans moi les siéges, les combats;
Il commande l'armée; et moi, dans une ville
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir!
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir :
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles';
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.

OSMIN.

Quoi donc ? qu'avez-vous fait ?

ACOMAT.

J'espère qu'aujourd'hui Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

OSMIN.

Quoi! Roxane, seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour;
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût un fils, prît le nom de sultane.

ACOMAT.

Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
Qu'elle eût, dans son absence, un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
Le frère rarement laisse jouir ses frères

De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang 2.
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance 3,
Traine, exempt de péril, une éternelle enfance:
Indigne également de vivre et de mourir,

On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
L'autre, trop redoutable, et trop digne d'envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfants des sultans.

1 Expression dont l'élégance dissimule la hardiesse, pour dirc: des craintes qui troubleront son sommeil.

2 La préposition de se trouve cinq fois dans ces deux vers.

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3 Lorsque Boileau disait que son ami avait encore plus que lui le génie satírique, il citait pour preuve ces quatre vers.» (Louis Racine.) Boileau aurait pu citer encore, à l'appui de sa thèse, avec plus de raison, les cruelles épigrammes que le tendre Racine aiguisait si finement, et qu'il décochait si volontiers, dans l'occasion.

Il vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l'as vu courir dans les combats
Emportant après lui tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire '.
Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un fils naissant? eût rassuré l'État,
N'osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
Ni du sang ottoman proscrire l'espérance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.

Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine,
Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
Le fit sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
J'entretins la sultane, et, cachant mon dessein,
Lui montrai d'Amurat le retour incertain,
Les murmures du camp, la fortune des armes ;
Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes 3,
Qui, par un soin jaloux dans l'ombre retenus,
Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
Que te dirai-je enfin ? la sultane, éperdue,
N'eut plus d'autre désir que celui de sa vue.

OSMIN.

Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d'invincibles remparts?

ACOMAT.

Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle
De la mort d'Amurat fit courir la nouvelle.
La sultane, à ce bruit feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.

Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent';

1 Boileau aimait à citer et il admirait deux vers de Scudéri qui ont quelque analogie avec ceux-ci, et qui peuvent les avoir inspirés :

Il n'est rien de si doux pour des cœurs pleins de gloire Que la paisible nuit qui suit une victoire. (Alaric, ch. X, v. 1.) 2 Avant la naissance d'un fils. Un fils naissant présente une autre idée.

3 « Ses charmes. Cette expression est remarquable. Partout ailleurs que dans cette pièce, Racine ne s'en serait pas servi. Les mœurs du sérail autorisaient cette expression de Racine. On sentira aisément, sans que j'en dise les raisons, qu'on peut parler des charmes d'un homme dans un pays où les femmes sont esclaves et renfermées. » (La Harpe.)

4 Il faut reporter une part du mérite de ce beau vers à La Fontaine, qui avait dit, dans son admirable Elégie aux Nymphes de Vaux:

Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs.

De l'heureux Bajazet les gardes se troublèreni;
Et les dons achevant d'ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.
Roxane vit le prince; elle ne put lui taire
L'ordre dont elle seule était dépositaire.
Bajazet est aimable; il vit que son salut
Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
Tout conspirait pour lui: ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert, et cette intelligence,
Soupirs d'autant plus doux qu'il les fallait celer.
L'embarras irritant de ne s'oser parler ',
Même témérité, périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
Ceux même dont les yeux les devaient éclairer',
Sortis de leur devoir, n'osèrent y rentrer.

OSMIN.

Quoi! Roxane, d'abord leur découvrant son âme,
Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?

ACOMAT.

Ils l'ignorent encore; et, jusques à ce jour,
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d'Amurat Atalide est la nièce ;
Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
Elle a vu son enfance élevée avec eux.

Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
Et veut bien, sous son nom, qu'il aime la sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s'appuyer de moi,
L'un et l'autre ont promis Atalide à ma foi3.

OSMIN.

Quoi vous l'aimez, seigneur ?

1 «Ce morceau est un de ceux que Voltaire répétait avec le plus de plaisir, et qu'il nous faisait admirer le plus dans cette scène, où tout lui paraissait admirable. Il n'y a point d'homme de goût qui n'y ait remarqué, comme lui, cet art de la narration, plus difficile ici qu'ailleurs, puisqu'il s'agissait de rendre vraisemblable, par le choix des circonstances, une liaison aussi singulière que celle de la sultane avec Bajazet, dans la situation où ils sont l'un et l'autre, et au milieu de tant d'obstacles et de périls. Cette fiction de la mort d'Amurat, qui est de l'invention du poëte, est un coup de maitre. Le poëte s'est occupé de fonder son avant-scène, comme on fonde l'action même quand on veut prévenir toute objection. » (La Harpe.) 2 Surveiller. Molière a plusieurs fois employé le mot éclairer au même sens, et notamment dans le passage suivant :

J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,
Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.

(Tartufe, acte III, sc. 11.)

3 Ce passage découvre toute la trame de la pièce, et en même temps sa faiblesse. Ce manége n'est ni vraisemblable ni digne. Roxane acceptant des hommages par procuration, Atalide et Bajazet également fourbes, et Acomat dupé comme Roxane, est-ce de la tragédie?

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