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ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE I.

ATALIDE.

Hélas! je cherche en vain : rien ne s'offre à ma vue.
Malheureuse! Comment puis-je l'avoir perdue 1?
Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
Que, pour dernier malheur, cette lettre fatale
Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale?
J'étais en ce lieu même; et ma timide main,
Quand Roxane a paru, l'a cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée;
Ses menaces, sa voix, un ordre m'a troublée 2:
J'ai senti défaillir ma force et mes esprits :
Ses femmes m'entouraient quand je les ai repris;
A mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah! trop cruelles mains, qui m'avez secourue,
Vous m'avez vendu cher vos secours inhumains;
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.
Quels desseins maintenant occupent sa pensée?

1 La lettre de Bajazet. Il n'y a pas d'obscurité, puisqu'Atalide ne peut pas avoir d'autre pensée, et que le spectateur est instruit.

2 Dans le vers signalé plus haut, act. IV, sc. IV:

D'ailleurs l'ordre, l'esclave et le visir me presse,

on pouvait croire que l'accord irrégulier était un besoin de la rime. Ici le soupçon n'est pas permis, et il est clair que Racine a préféré le singulier comme plus poétique et plus conforme à sa pensée. C'est ainsi que le poëte a dit, dans Bérénice, act. IV,

SC. V:

Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire... qu'il dira, dans Iphigénie, act. III, sc. v:

Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête; dans la même tragédie, act. IV, sc. vI :

Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente;

dans Phèdre, act. I, sc. III:

Vivez donc ; que l'amour, le devoir vous excite.

Après ces exemples, et tant d'autres qu'on pourrait y ajouter, il faut reconnaitre que cette construction n'est pas une licence, mais un droit. Les maîtres seuls savent en user.

Sur qui sera d'abord sa vengeance exercée ?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment?
Ah! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m'arrête, on me tient enfermée,
On ouvre de son sort je vais être informée.

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Retirez-vous, vous dis-je ; et ne répliquez pas 1.
Gardes, qu'on la retienne.

SCÈNE III.

ROXANE, ZATIME.

ROXANE.

Oui, tout est prêt, Zatime:

Orcan et les muets attendent leur victime.

Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort :
Je puis le retenir. Mais s'il sort 2, il est mort.
Vient-il?

ZATIME.

Oui, sur mes pas un esclave l'amène ;
Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
Il m'a paru, madame, avec empressement,
Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

ROXANE.

Ame lâche, et trop digne enfin d'être déçue.

Peux-tu souffrir encor qu'il paraisse à ta vue?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l'étonner?
Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner?
Quoi! ne devrais-tu pas être déjà vengée ?
Ne crois-tu pas encore être assez outragée?
Sans perdre tant d'efforts sur ce cœur endurci,
Que ne le laissons-nous périr ?... Mais le voici.

1 « Ce vers terrible dans sa simplicité, prépare bien l'explication que Bajazet doit avoir avec Roxane.» (Geoffroy.)

2 Ce passage prépare la terreur du mot vraiment tragique qui termine la scène suivante entre Roxane et Bajazet. On saura ce que signifie sortez dans la bouche de la sultane.

SCÈNE IV.

BAJAZET, ROXANE.

ROXANE.

Je ne vous ferai point des reproches frivoles:

Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.
Mes soins vous sont connus: en un mot, vous vivez;
Et je ne vous dirais que ce que vous savez.

Malgré tout mon amour, si je n'ai pu vous plaire,
Je n'en murmure point; quoiqu'à ne vous rien taire,
Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits,
Auraient dû suppléer à mes faibles attraits.
Mais je m'étonne enfin que, pour reconnaissance,
Pour prix de tant d'amour, de tant de confiance,
Vous ayez si longtemps, par des détours si bas,
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

Qui? moi, madame ?

BAJAZET.

ROXANE.

Oui, toi. Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j'ignore?
Ne prétendrais-tu point, par tes fausses couleurs,
Déguiser un amour qui te retient ailleurs ;
Et me jurer enfin, d'une bouche perfide,
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide?

BAJAZET.

Atalide, madame! O ciel! qui vous a dit...

ROXANE.

Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

BAJAZET, après avoir regardé la lettre.
Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère
D'un malheureux amour contient tout le mystère ;
Vous savez un secret que, tout prêt à s'ouvrir,
Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
J'aime, je le confesse; et devant que votre âme 2,
Prévenant mon espoir, m'eût déclaré sa flamme,
Déjà plein d'un amour dès l'enfance formé,
A tout autre désir mon cœur était fermé.
Vous me vintes offrir et la vie et l'empire;
Et même votre amour, si j'ose vous le dire,

Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi,

1 « Cette réponse brusque et violente est bien dans le caractère de Roxane, qui vient de reprocher à Bajazet qu'elle l'a laissé vivre.» (Geoffroy.)

2 Molière, Boileau et Racine ont employé cette façon de parler, devant que, remplacée tyranniquement, en dépit de leur autorité, par avant que.

De tous mes sentiments vous répondit pour moi'.
Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire?
Je vis en même temps qu'elle vous était chère.
Combien le trône tente un cœur ambitieux!
Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j'acceptai, sans tarder davantage,
L'heureuse occasion de sortir d'esclavage,
D'autant plus qu'il fallait l'accepter ou périr;
D'autant plus que vous-même, ardente à me l'offrir,
Vous ne craigniez rien tant que d'être refusée;
Que même mes refus vous auraient exposée ;
Qu'après avoir osé me voir et me parler,

Il était dangereux pour vous de reculer.

Cependant, je n'en veux pour témoins que vos plaintes,
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?
Songez combien de fois vous m'avez reproché

Un silence témoin de mon trouble caché 2:

Plus l'effet de vos soins et ma gloire étaient proches,
Plus mon cœur, interdit, se faisait de reproches.

Le ciel, qui m'entendait, sait bien qu'en même temps
Je ne m'arrêtais pas à des vœux impuissants;

Et si l'effet enfin, suivant mon espérance,
Eût ouvert un champ libre à ma reconnaissance,
J'aurais, par tant d'honneurs, par tant de dignités,
Contenté votre orgueil et payé vos bontés,

Que vous-même peut-être...

ROXANE.

Et que pourrais-tu faire ?
Sans l'offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire?
Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis?
Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,
Et même de l'État, qu'Amurat me confie,
Sultane, et, ce qu'en vain j'ai cru trouver en toi,
Souveraine d'un cœur qui n'eût aimé que moi :
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
A quel indigne honneur m'avais-tu réservée ?
Trainerais-je en ces lieux un sort infortuné,
Vil rebut d'un ingrat que j'aurais couronné,
De mon rang descendue, à mille autres égale,
Ou la première esclave enfin de ma rivale?

1 << Pour moi, en place de moi. Bajazet se taisait. Et même votre amour... consultant vos bienfaits: le sens de ces trois vers se présente d'abord, on ne songe pas même à le chercher. Lorsqu'on veut cependant le chercher, on trouve quelque difficulté, quoique la construction soit très-nette: Votre amour, consultant vos bienfaits, crut qu'ils devaient m'engager à vous aimer, et vous répondit pour moi de tous mes sentiments. » (Louis Racine.)

Ce vers est beau; mais il est fâcheux que le mot témoin, qui lui donne tant de relief, se trouve déjà un peu plus haut: . Je n'en veux pour témoins que vos plaintes.

Laissons ces vains discours; et, sans m'importuner,
Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner?
J'ai l'ordre d'Amurat, et je puis t'y soustraire.
Mais tu n'as qu'un moment : parle.

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Ma rivale est ici : suis-moi sans différer;
Dans les mains des muets viens la voir expirer 1;
Et libre d'un amour à ta gloire funeste,

Viens m'engager ta foi le temps fera le reste.
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l'obtenir.

BAJAZET.

Je ne l'accepterais que pour vous en punir;
Que pour faire éclater aux yeux de tout l'empire
L'horreur et le mépris que cette offre m'inspire.
Mais à quelle fureur me laissant emporter,
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter!
De mes emportements elle n'est point complice,
Ni de mon amour même, et de mon injustice 2:
Loin de me retenir par des conseils jaloux,
Elle me conjurait de me donner à vous 3.
En un mot, séparez ses vertus de mon crime.
Poursuivez, s'il le faut, un courroux légitime ';
Aux ordres d'Amurat hâtez-vous d'obéir :
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
Amurat avec moi ne l'a point condamnée :
Épargnez une vie assez infortunée.

Ajoutez cette grâce à tant d'autres bontés,
Madame; et si jamais je vous fus cher...

ROXANE.

Sortez ".

1 Racine avait d'abord écrit:

De ton cœur par sa mort viens me voir assurer.

2 « Dans les règles de la grammaire, il faudrait répéter ni, à la place de la conjonction et. » (Louis Racine.) La syntaxe avait, au tenips de Racine, plus de liberté.

3 Ce vers, qui est une correction, était suivi de quatre autres, que Racine a retranchés. On lisait d'abord:

Si mon cœur l'avait crue, il ne serait qu'à vous.
Confessant vos bienfaits, reconnaissant vos charmes,
Elle a, pour me fléchir, employé jusqu'aux larmes.
Toute prête vingt fois à se sacrifier,

Par sa mort elle-même a voula nous lier.

4 « On poursuit une vengeance, et non pas un courroux. On suit son courroux, parce qu'on s'y laisse entraîner; on poursuit la vengeance, parce qu'on veut l'obtenir. » (La Harpe.)

Ce mot terrible finit parfaitement la dernière scène tragique de cette pièce. La proposition de Roxane, tout atroce qu'elle est, est conforme au caractère du personnage, à la situation, aux mœurs. Ce n'est pas dans le sérail qu'une femme outragée et trompée épargne sa rivale. » (La Harpe.

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