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Et, se plaignant à moi de ce reste de vie,
Il soulevait encor sa main appesantie;
Et, marquant à mon bras la place de son cœur,
Semblait d'un coup plus sûr implorer la faveur '.
Tandis que, possédé de ma douleur extrême,
Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
De grands cris ont soudain attiré mes regards :
J'ai vu, qui l'aurait cru? j'ai vu de toutes parts
Vaincus et renversés les Romains et Pharnace,
Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place;
Et le vainqueur, vers nous s'avançant de plus près,
A mes yeux éperdus a montré Xipharès.

Juste ciel !

MONIME.

ARBATE.

Xipharès, toujours resté fidèle,
Et qu'au fort du combat une troupe rebelle,
Par ordre de son frère, avait enveloppé,
Mais qui, d'entre leurs bras à la fin échappé,
Força les plus mutins, et, regagnant le reste,
Heureux et plein de joie, en ce moment funeste,
A travers mille morts, ardent, victorieux,
S'était fait vers son père un chemin glorieux 2.
Jugez de quelle horreur cette joie est suivie :
Son bras aux pieds du roi l'allait jeter sans vie 3
Mais on court, on s'oppose à son emportement.
Le roi m'a regardé dans ce triste moment,
Et m'a dit d'une voix qu'il poussait avec peine :
«S'il en est temps encor, cours, et sauve la reine ". >>

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1 « Quelle image! Quel coloris! Quel est le peintre qui représenterait aussi vivement une action? » (Geoffroy.)

2 «Que ceux qui connaissent les difficultés de notre langue et de notre versification examinent combien il y a de choses dans ces huit vers, combien il en fallait pour que tout fût clair et motivé, et combien il était difficile de ne faire de tout cela qu'une seule phrase, sans qu'un seul membre de cette longue phrase embarrassàt ou rallentît la narration, qui doit ici être vive et rapide, et qui en effet ne cesse jamais de l'être. Voilà ce qui est également hors de la portée des écrivains médiocres, et des regards de la multitude. » (La Harpe.)

3 Cela signifie en vile prose: Il allait se tuer devant le roi.

4 « Ce trait de la sensibilité et de la reconnaissance de Mithridate pour un fils aussi vertueux que brave, efface l'odieux de sa cruauté et de sa jalousie, et le fait aimer et plaindre du spectateur, malgré ses vices. Ce retour vers Xipharès qu'il aime, et qui lui rend dans ce moment le service le plus cher à son cœur, est absolument dans la nature : le don qu'il fait en mourant de la main de Monime à ce fils victorieux, n'a rien qui démente son caractère. » (Geoffroy.) Le germe de ce dénoûment se trouve dans le monologue de Mithridate, act. IV, sc. v:

Quoi! ne vaut-il pas mieux, puisqu'il faut m'en priver,

La céder à ce fils que je veux conserver?

Ajoutons que c'est à ce fils qu'il doit de pouvoir dire en mourant : Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.

Ces mots m'ont fait trembler pour vous, pour Xipharès,
J'ai craint, j'ai soupçonné quelques ordres secrets.
Tout lassé que j'étais, ma frayeur et mon zèle
M'ont donné pour courir une force nouvelle;
Et, malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
D'avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.

MONIME.

Ah! que de tant d'horreurs justement étonnée,
Je plains de ce grand roi la triste destinée!
Hélas! et plût aux dieux qu'à son sort inhumain
Moi-même j'eusse pu ne point prêter la main,
Et que, simple témoin du malheur qui l'accable,
Je le pusse pleurer sans en être coupable!

Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits
Le sang du père, ô ciel! et les larmes du fils!

SCÈNE V.

MITHRIDATE, MONIME, XIPHARÈS, ARBATE, PHOEDIME, ARCAS, GARDES qui soutiennent Mithridate.

MONIME.

Ah! que vois-je, seigneur, et quel sort est le vôtre !

MITHRIDATE.

Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre :
(Montrant Xipharès.)

Mon sort de sa tendresse et de votre amitié
Veut d'autres sentiments que ceux de la pitié;
Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,
Ne doit point par des pleurs être déshonorée.
J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu :
La mort dans ce projet m'a seule interrompu.
Ennemi des Romains et de la tyrannie,
Je n'ai point de leur joug subi l'ignominie;
Et j'ose me flatter qu'entre les noms fameux
Qu'une pareille haine a signalés contre eux
Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.
Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon dessein
Rome en cendres me vit expirer dans son sein,
Mais au moins quelque joie en mourant me console :
J'expire environné d'ennemis que j'immole;
Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains;

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1 Nouvel exemple de cet accord irrégulier qui permet aux poëtes de ne tenir compte que d'un seul sujet, lorsqu'il y en a plusieurs. Excite, dans la prose, serait au pluriel.

Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
A mon fils Xipharès je dois cette fortune;
Il épargne ma mort leur présence importune.
Que ne puis-je payer ce service important
De tout ce que mon trône eut de plus éclatant!
Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne ;
Vous seule me restez: souffrez que je vous donne ',
Madame; et tous ces vœux que j'exigeais de vous
Mon cœur pour Xipharès vous les demande tous.

MONIME.

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Vivez, seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,
Et pour sa liberté, qui sur vous seul se fonde;
Vivez pour triompher d'un ennemi vaincu,

Pour venger...

MITHRIDATE.

C'en est fait, madame, et j'ai vécu.
Mon fils, songez à vous: gardez-vous de prétendre
Que de tant d'ennemis vous puissiez vous défendre.
Bientôt tous les Romains, de leur honte irrités,
Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.

Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite
A rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.
Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés,
Suffisent à ma cendre et l'honorent assez.

Cachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.
Allez, réservez-vous...

XIPHARÈS.

Moi, seigneur! que je fuie! Que Pharnace impuni 2, les Romains triomphants, N'éprouvent pas bientôt...

MITHRIDATE.

Non, je vous le défends. Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse 3 :

1 << Dans les Trachiniennes de Sophocle, Hercule mourant donne sa maîtresse Iole à son fils Hyllus, de même que Mithridate donne Monime à Xipharès. Iole est la cause de la mort d'Hercule par la jalousie qu'elle a inspirée à Déjanire: on peut dire aussi que Monime a causé la mort de Mithridate, en lui inspirant de la jalousie et de la haine contre Xipharès; mais Hyllus n'est point l'amant d'Iole et le rival de son père, ce qui met une grande différence dans la situation. Le P. Brumoy est allé trop loin, lorsqu'il a voulu présenter comme une conformité parfaite une ressemblance assez légère. » (Geoffroy.)

2 « Les grands écrivains ont le droit de créer des mots : impuni, appliqué aux personnes, manquait à notre langue et à notre poésie; je ne ferais aucune difficulté de m'en servir même en prose: je dirais un scélérat impuni aussi bien qu'un crime impuni; à plus forte raison, je crois que les poëtes ne doivent se faire aucun scrupule de l'employer en vers. » (Geoffroy.)

3 Pharnace était réservé à l'honneur d'être châtié par Jules César, dans la courte campagne que résume le veni, vidi, vici. La Calprenède, dans la Mort de Mithridate, tragédie qui n'est pas

Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice '.
Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits;

Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils;
Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez, et recevez l'âme de Mithridate 2.

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Ah! madame, unissons nos douleurs,

Et par tout l'univers cherchons-lui des vengeurs.

tout à fait sans mérite, avait placé, avant Racine, cette menace prophétique :

Tu seras ruiné par cette république ;

Et ces mêmes Romains à qui tu fais la cour,
Te mettront à néant par la guerre d'un jour.
Un plus puissant guerrier que Luculle et Pompée
Te vaincra sans effort presque d'un coup d'épée
Et, prenant l'intérêt des Romains et de moi,
Sa main me vengera de Pompée et de toi.

1 Après ce vers :

Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice,

qui présage le châtiment de Pharnace, et caractérise la politique des Romains, Mithridate ajoutait :

Le Parthe qu'ils gardaient pour triomphe dernier,

Seul encor sous le joug refuse de plier :

Allons le joindre allons chez ce peuple indomptable
Porter de mon débris le reste redoutable.

J'espère, et je m'en forme un présage certain,

Que leurs champs bienheureux boiront le sang romain;
Et si quelque vengeance à ma mort est promise,

Que c'est à leur valeur que le ciel l'a remise.

Racine a judicieusement sacrifié ces huit vers, tout beaux qu'ils sont, et nous les recueillons, parce qu'il ne faut rien laisser perdre d'un tel poëte.

2

« Accipite hanc animam. » ( Virg. Æn., 1. IV, v. 652.)

IPHIGÉNIE EN AULIDE

TRAGÉDIE

1674

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