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SCÈNE II.

AGAMEMNON, ACHILLE, ULYSSE.

AGAMEMNON.

Quoi! seigneur, se peut-il que d'un cours si rapide
La victoire vous ait ramené dans l'Aulide?
D'un courage naissant sont-ce là les essais?
Quels triomphes suivront de si nobles succès!
La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,
Lesbos même conquise en attendant l'armée,
De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille oisif que les amusements.

ACHILLE.

Seigneur, honorez moins une faible conquête :
Et que puisse bientôt le ciel, qui nous arrête,
Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité
Par le prix glorieux dont vous l'avez flatté!
Mais cependant, seigneur, que faut-il que je croie
D'un bruit qui me surprend et me comble de joie?
Daignez-vous avancer le succès de mes vœux ?
Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux?
On dit qu'Iphigénie, en ces lieux amenée,
Doit bientôt à son sort unir ma destinée.

AGAMEMNON.

Ma fille! Qui vous dit qu'on la doit amener?

ACHILLE.

Seigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive étonner?

(A Ulysse.)

AGAMEMNON.

Juste ciel! saurait-il mon funeste artifice?

ULYSSE.

Seigneur, Agamemnon s'étonne avec justice.

Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous?
O ciel! pour un hymen quel temps choisissez-vous?
Tandis qu'à nos vaisseaux la mer toujours fermée
Trouble toute la Grèce et consume l'armée;
Tandis que, pour fléchir l'inclémence des dieux',
Il faut du sang peut-être, et du plus précieux,
Achille seul, Achille à son amour s'applique?
Voudrait-il insulter à la crainte publique,
Et que le chef des Grecs, irritant les destins,
Préparât d'un hymen la pompe et les festins?
Ah! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie?

1

« Divum inclementia, divum,

Has evertit opes. »

(Virg. Æn., 1. II, v. 602–4.)

ACHILLE.

Dans les champs phrygiens les effets feront foi
Qui la chérit le plus ou d'Ulysse ou de moi :
Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle;
Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
Remplissez les autels d'offrandes et de sang,
Des victimes vous-même interrogez le flanc,
Du silence des vents demandez-leur la cause ;
Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter
Un hymen dont les dieux ne sauraient s'irriter.
Transporté d'une ardeur qui ne peut être oisive,
Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive;
J'aurais trop de regret si quelque autre guerrier
Au rivage troyen descendait le premier.

AGAMEMNON.

O ciel! pourquoi faut-il que ta secrète envie
Ferme à de tels héros le chemin de l'Asie!
N'aurai-je vu briller cette noble chaleur

Que pour m'en retourner avec plus de douleur!

ULYSSE.

Dieux! qu'est-ce que j'entends?

ACHILLE.

Seigneur, qu'osez-vous dire?

AGAMEMNON.

Qu'il faut, prince, qu'il faut que chacun se retire!
Que, d'un crédule espoir trop longtemps abusés,
Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
Le ciel protége Troie ; et par trop de présages
Son courroux nous défend d'en chercher les passages.

ACHILLE.

Quels présages affreux nous marquent son courroux?

AGAMEMNON.

Vous-même consultez ce qu'il prédit de vous.
Que sert de se flatter? On sait qu'à votre tête
Les dieux ont d'ilion attaché la conquête;
Mais on sait que, pour prix d'un triomphe si beau,
Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau;
Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée,
Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.

ACHILLE.

Ainsi, pour vous venger, tant de rois assemblés
D'un opprobre éternel retourneront comblés;
Et Pâris, couronnant son insolente flamme,
Retiendra sans péril la sœur de votre femme !

AGAMEMNON.

Hé quoi votre valeur, qui nous a devancés,
N'a-t-elle pas pris soin de nous venger assez?
Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,
Épouvantent encor toute la mer Égée :

Troie en a vu la flamme'; et jusque dans ses ports,
Les flots en ont poussé le débris et les morts.
Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène
Que vous avez captive envoyée à Mycène :
Car, je n'en doute point, cette jeune beauté
Garde en vain un secret que trahit sa fierté;
Et son silence même, accusant sa noblesse,
Nous dit qu'elle nous cache une illustre princesse.

ACHILLE.

Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux :
Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux.
Moi, je m'arrêterais à de vaines menaces?

Et je fuirais l'honneur qui m'attend sur vos traces?
Les Parques à ma mère, il est vrai, l'ont prédit 2,
Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit :

Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
Mais, puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau3,
Trop avare d'un sang reçu d'une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom et mourir tout entier ?
Ah! ne nous formons point ces indignes obstacles;
L'honneur parle, il suffit: ce sont là nos oracles 5.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains;
Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes?
Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme eux-mêmes,
Et, laissant faire au sort 6, courons où la valeur

1 Troie en a vu la flamme.

Le poëte, par la magie de son style, nous la fait voir encore.

2 Homère, ch. IX : « Thétis, ma mère, aux pieds d'argent, m'a montré deux chemins ouverts par le sort pour me conduire au terme de la vie si je reste aux champs troyens, si je combats autour d'Ilion, c'en est fait de mon retour, et j'acquiers une gloire éternelle si je rentre dans ma douce patrie, je renonce à l'espoir d'une noble renommée; mais je dois jouir d'une heureuse vieillesse, longtemps hors de l'atteinte des traits de la mort. » (Trad. de Giguet.) Il est remarquable que dans Homère, qui a servi de modèle à Racine, le héros tire de ces prémisses une conclusion toute différente.

3 Traduction exacte d'Homère : Táσlov äxlos àpoúpns. (Il., 1. XVIII, v. 104.)

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5 Homère, livre XII (Iliade) fait dire à Hector, répondant à Polydamas : « Tu nous ordonnes d'obéir à des oiseaux aux ailes étendues. Que m'importe !... Le meilleur des augures est de combattre pour sa patrie. »>

6

Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

Corn., Horace, act. II, sc. viii.

Nous promet un destin aussi grand que le leur.

C'est à Troye, et j'y cours; et, quoi qu'on me prédise,
Je ne demande aux dieux qu'un vent qui m'y conduise;
Et quand moi seul enfin il faudrait l'assiéger,

1

Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger;
Mais non, c'est en vos mains que le destin la livre;
Je n'aspire en effet qu'à l'honneur de vous suivre.
Je ne vous presse plus d'approuver les transports
D'un amour qui m'allait éloigner de ces bords;
Ce même amour, soigneux de votre renommée,
Veut qu'ici mon exemple encourage l'armée,
Et me défend surtout de vous abandonner
Aux timides conseils qu'on ose vous donner.

SCÈNE III.

AGAMEMNON, ULYSSE.

ULYSSE.

Seigneur, vous entendez : quelque prix qu'il en coûte,
Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.

Nous craignions son amour : et lui-même aujourd'hui
Par une heureuse erreur nous arme contre lui.

Hélas!

AGAMEMNON.

ULYSSE.

De ce soupir que faut-il que j'augure?
Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure?
Croirai-je qu'une nuit a pu vous ébranler?

Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler?
Songez-y vous devez votre fille à la Grèce :
Vous nous l'avez promise; et, sur cette promesse,
Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,
Leur a prédit des vents l'infaillible retour.

A ses prédictions si l'effet est contraire,

1 Racine transporte à son Achille l'héroïsme de Diomède, qui répond à une proposition semblable (Il., ch. IX, v. 46-49):

Εἰ δὲ καὶ αὐτοί,

Φευγόντων σὺν νηυσὶ φίλην ἐς πατρίδα γαίαν

Νῶϊ δ', ἐγὼ Σθένελός τε, μαχησόμεθ', εἰσόκε τέκμωρ
Ιλίου εύρωμεν.

« Si les autres chefs veulent fuir sur leurs vaisseaux vers leur douce patrie, qu'ils partent; Sthénélus et moi, nous combattrons jusqu'à ce que nous ayons trouvé le dernier jour de Troie. » César tient à peu près le même langage (de Bello gallico, l. I, C. XL): «Quod si præterea nemo sequatur, tamen se cum sola decima legione iturum, de qua non dubitaret. »

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Pensez-vous que Calchas continue à se taire;

Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez apaiser,
Laissent mentir les dieux sans vous en accuser?

Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur victime,
Peut permettre un courroux qu'ils croiront légitime?
Gardez-vous de réduire un peuple furieux,
Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux.
N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
Nous a tous appelés aux campagnes du Xante?
Et qui de ville en ville attestiez les serments
Que d'Hélène autrefois firent tous les amants,
Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère,
La demandaient en foule à Tyndare, son père?
De quelque heureux époux que l'on dût faire choix,
Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits;
Et, si quelque insolent lui volait sa conquête,
Nos mains du ravisseur lui promirent la tête1.
Mais sans vous, ce serment que l'amour a dicté,
Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté ?
Vous seul, nous arrachant à de nouvelles flammes,
Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.
Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux,
L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux;
Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage,
Vous reconnaît l'auteur de ce fameux ouvrage;
Que ces rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,
Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang,
Le seul Agamemnon, refusant la victoire,
N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire ?
Et, dès le premier pas se laissant effrayer,

Ne commande les Grecs que pour les renvoyer!

AGAMEMNON.

Ah, seigneur! qu'éloigné du malheur qui m'opprime,
Votre cœur aisément se montre magnanime!
Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel

1 Ce morceau est imité de la première scène d'Euripide, et tiré d'un récit qu'Agamemnon fait au vieillard. Racine montre tout son art dans cet emprunt et dans cette transposition. Voici le passage d'Euripide: « Les plus riches jeunes gens de la Grèce arrivèrent pour disputer la main d'Hélène. Ils proféraient les uns contre les autres des menaces de mort s'ils n'étaient pas préférés. Tyndare, également embarrassé d'accorder ou de refuser sa fille, ne savait comment sortir heureusement de ce mauvais pas. La pensée lui vint d'enchaîner tous les prétendants par un serment commun prêté devant les autels. Ils jurèrent donc, quel que fût le choix d'Hélène, de secourir son époux, si quelque ravisseur lui enlevait son bien, et le chassait de sa couche, d'attaquer et de renverser la ville du perfide, Grec ou Barbare, par la force des armes. » (V. 51-65.)

2 « Ce serment, prêté sur les paroles de Tyndare, par des prétendants insensés que la passion aveuglait, c'est l'espérance qui l'a dicté, déesse plus puissante que toi et que ta force. « (V. 382-384.)

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