Quoi! lorsque, les chassant du port qui les recèle, Les vents, les mêmes vents, si longtemps accusés, Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés! SCÈNE V. CLYTEMNESTRE, ARCAS, ÆGINE, GARDES. ARCAS. N'en doutez point, madame, un dieu combat pour vous. Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières : On se menace, on court, l'air gémit, le fer brille. Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer. Le triste Agamemnon, qui n'ose l'avouer, Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage, 1 Malherbe, dans son ode sur l'attentat commis en la personne du roi, le 19 décembre 1605, avait exprimé poétiquement la même idée. La strophe mérite d'être citée : O soleil & grand luminaire ! 2 « Agamemnon, voyant Iphigénie traverser le bois pour aller à la mort, gemit et détourne la tête, couvrant son visage de son manteau (ỏμμáτWV TÉTλov polis), pour cacher ses larmes. » (Euripide, v. 1527.) Euripide, antérieur au peintre Timanthe d'une cinquantaine d'années, peut réclamer les éloges qu'on a donnés à cet ar Venez, puisqu'il se tait, venez, par vos discours, Lui-même de sa main, de sang toute fumante, CLYTEMNESTRE. Moi, craindre! Ah! courons, cher Arcas. Le plus affreux péril n'a rien dont je pâlisse. J'irai partout... Mais, dieux! ne vois-je pas Ulysse? C'est lui ma fille est morte! Arcas, il n'est plus temps! SCÈNE VI. ULYSSE, CLYTEMNESTRE, ARCAS, ÆGINE, Gardes. ULYSSE. Non, votre fille vit, et les dieux sont contents. Elle vit! et c'est vous qui venez me l'apprendre'! ULYSSE. Oui, c'est moi qui longtemps, contre elle et contre vous, Moi qui, jaloux tantôt de l'honneur de nos armes, CLYTEMNESTRE. Ma fille! Ah, prince! O ciel! je demeure éperdue. ULYSSE. Vous m'en voyez moi-même, en cet heureux moment, tiste pour avoir voilé le visage d'Agamemnon, dans son tableau du sacrifice d'Iphigénie. Racine, en transportant ce trait dans sa tragedie, a été moins heureux, car le chef des Grecs doit avoir une autre contenance quand un combat va s'engager. 1 La surprise de Clytemnestre est naturelle, mais le poëte a été bien inspiré en chargeant Ulysse de ce message. Il en a tiré ce trait pathétique : « C'est lui, ma fille est morte ! » Et le plaisir est plus vif par la surprise qui s'y mèle. D'ailleurs Achille et Agamemnon ne pouvaient plus reparaitre sur la scène, où ils viennent d'échanger tant de menaces et d'injures. Peut-être aussi Racine a-t-il eu quelque scrupule de faire reparaître Iphigénie, que les récits antiques, même les plus favorables, dérobent pour toujours. Racine respecte encore l'histoire et la fable, même lorsqu'il les contredit. C'est pour cela qu'il laisse entrevoir Diane autour de ce bûcher, où, selon Euripide, elle a substitué une biche à la fille d'Aga memnon. Saisi d'horreur, de joie, et de ravissement '. 1 « Quand nous fûmes arrivés, en conduisant ta fille, au bois sacré de Diane et au pré fleuri où l'armée était rassemblée, aussitôt la foule des Grecs accourut. Lorsque le roi Agamemnon vit la jeune fille s'avancer dans le bois pour le sacrifice, il gémit, et, détournant la tête, il versa des larmes en se voilant le visage; mais elle s'approche et lui dit : « Me voici prête, ô mon père! je donne vo«<lontiers ma vie pour ma patrie et pour toute la Grèce : conduisez« moi à l'autel, immolez-moi, puisque l'oracle le veut ainsi. En ce « qui dépend de moi, soyez heureux; prenez ce gage de la victoire, <«<et revenez triomphants dans votre patrie. Au reste, que personne << ne porte ses mains sur moi; je présenterai mon sein en silence «<et avec courage. Elle dit, et tous sont frappés d'étonnement en voyant le grand cœur et le courage de la jeune vierge. Debout au milieu de l'assemblée, Talthybius, chargé de ce soin, commande un religieux silence et d'heureux présages. Le devin Calchas, replace dans un coffret garni en or le glaive tranchant, qu'il en avait tiré tout enfermé dans son fourreau, et il couronne la jeune fille. Le fils de Pélée prenant à la fois le coffret et l'eau lustrale, court autour de l'autel, et dit : « O Diane, toi qui te plais à tuer les bêtes «sauvages et qui promènes dans la nuit ta brillante lumière, reçois cette victime que te présente l'armée des Grecs et le roi Aga« memnon; c'est le sang pur d'une beauté virginale: accorde à nos << vœux une heureuse navigation, et la prise de Troie par nos « armes. » Les Atrides et toute l'armée se tenaient les yeux fixés vers la terre. Le prêtre prend le glaive, invoque les dieux, et regarde la gorge pour marquer l'endroit où il doit frapper. Une angoisse cruelle serrait mon cœur, et je restais les yeux baissés. Mais un prodige soudain se manifeste: Calchas frappe, tous entendent le coup; mais la victime disparaît, sans qu'on voie aucune trace de sa retraite. Le prêtre pousse un cri, toute l'armée y répond par ses acclamations, à la vue de ce prodige, envoyé sans doute par quelque divinité; on le voyait, et l'on n'en croyait pas ses yeux. Une biche d'une taille extraordinaire et d'une rare beauté gisait palpitante sur la terre, l'autel de la déesse était arrosé de son sang. Alors avec quelle joie Calchas s'écrie: « Chefs de l'armée des "Grecs, voyez-vous cette victime que la déesse a substituée sur «<l'autel? voyez-vous cette biche des montagnes ? Diane la préfère « à la jeune vierge, elle ne veut pas qu'un sang si précieux souille «son autel. La déesse exauce nos voeux, elle nous accorde une « heureuse navigation, et la prise de Troie. Que chaque matelot «prenne donc courage et coure à ses vaisseaux; ce jour même il «faut quitter les étroites retraites de l'Aulide, et traverser la mer « Égée. » Après que la victime fut consumée tout entière dans les flammes de Vulcain, Calchas fit une prière pour l'heureux retour de l'armée. «Cependant Agamemnon m'envoie vers toi pour te faire ce récit, et te dire à quelles hautes destinées les dieux l'élèvent, et quelle gloire immortelle il a dans la Grèce. Moi qui assistais au sacrifice, et qui ai tout vu, je te le dis, ta fille, on n'en peut douter, s'est envolée au séjour des dieux. Calme ta douleur, et pardonne à ton époux. Les volontés des dieux surprennent les mortels, ils sauvent ceux qu'ils aiment le même jour a vu mourir et revivre ta file.» (Eurip., v. 1520-92, trad. de M. Artaud.) De ce spectacle affreux votre fille alarmée « Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu'on m'écoute. Je vis moi-même alors le fruit de leurs amours: Elle me voit, m'entend, elle est devant vos yeux : Arrête, a-t-elle dit, et ne m'approche pas. Jusque sur le bûcher Diane est descendue; Et croit que, s'élevant au travers de ses feux, Elle portait au ciel notre encens et nos vœux. Tout s'empresse, tout part. La seule Iphigénie CLYTEMNESTRE. Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais 1 Ce récit cst, sans contredit, le chef-d'oeuvre du genre. Il échappe aux objections qui atteignent le récit de Théramène. Celui qui le fait, celle qui l'écoute, doivent se complaire également à tous les détails d'un tableau qui les charme et qui les émeut. Il n'y a donc qu'à admirer cette noble et religieuse poésie. Cette admiration même a fait naitre plus tard une étrange idée. En 1769, un M. de La Dixmerie s'imagina que cette scène, si belle dans un récit, gagnerait encore à être mise en action. Saint-Foix, l'auteur des Essais de Paris, s'empressa de réaliser ce beau projet, et il eut le crédit d'entraîner les acteurs, qui substituèrent aux vers de Racine tous les détails de la scène héroïque qu'ils décrivent. Ils furent sifflés. Ni le poil hérissé de Calchas, ni la pantomime menaçante d'Achille, ni le feu du bûcher, ni le roulement de la foudre, ne purent attendrir le parterre. qui fut impitoyable. |