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Heureux! si j'avais pu ravir à la mémoire
Cette indigne moitié d'une si belle histoire !
Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié 1?
Et les dieux jusque-là m'auraient humilié ?

Dans mes lâches soupirs d'autant plus méprisable,
Qu'un long amas d'honneurs rend Thésée excusable,
Qu'aucuns 2 monstres par moi domptés jusque aujourd'hui,
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui.
Quand même ma fierté pourrait s'être adoucie,
Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie?
Ne souviendrait-il plus 3 à mes sens égarés

3

De l'obstacle éternel qui nous a séparés?
Mon père la réprouve; et, par des lois sévères,
Il défend de donner des neveux à ses frères :
D'une tige coupable il craint un rejeton;
Il veut avec leur sœur ensevelir leur nom;
Et que, jusqu'au tombeau soumise à sa tutelle,
Jamais les feux d'hymen ne s'allument pour elle.
Dois-je épouser ses droits contre un père irrité?
Donnerai-je l'exemple à la témérité ?

Et, dans un fol amour ma jeunesse embarquée...
THERAMÈNE.

Ah, seigneur! si votre heure est une fois marquée 4,
Le ciel de nos raisons ne sait point s'informer.
Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer;
Et sa haine, irritant une flamme rebelle,
Prête à son ennemie une grâce nouvelle.
Enfin, d'un chaste amour pourquoi vous effrayer?
S'il a quelque douceur, n'osez-vous l'essayer?
En croirez-vous toujours un farouche scrupule?
Craint-on de s'égarer sur les traces d'Hercule?
Quels courages Vénus n'a-t-elle pas domptés?

1 Lié sans complément est bien vague; mais il n'y a pas de méprise à craindre, comme dans les Plaideurs:

Monsieur, je ne veux point être liée...

(P. 83.)

2 Aucuns monstres. Les grammairiens accusent ici Racine de solécisme, parce qu'ils supposent qu'aucuns est négatif et ne peut prendre le pluriel. Aucuns est affirmatif, et il a le sens de quelques, « aliquot. »>

5 Ne souviendrait-il plus. M. Génin (Variations du Langage français, p. 427-8 ) remarque judicieusement que: Il me souvient, «subvenit mihi, » est la seule forme logique du verbe souvenir, qui devrait être unipersonnel. L'usage en a décidé autrement, et Racine a pu dire dans cette même tragédie:

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune.
Et La Fontaine (Philomèle et Progné):

Je ne me souviens pas que vous soyez venue
Depuis le temps de Thrace...

4 Théramène n'est pas dans son rôle de gouverneur, et il est surprenant qu'avec un tel Mentor, Hippolyte soit resté si longtemps insensible. Alléguer, comme il le fait, les traces d'Hercule, en amour, c'est faire un mauvais raisonnement, et donner un détestable conseil.

Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez ',
Si toujours Antiope, à ses lois opposée,

D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée ?
Mais que sert d'affecter un superbe discours?
Avouez-le, tout change : et, depuis quelques jours,
On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,
Tantôt faire voler un char sur le rivage,

Tantôt, savant dans l'art par Neptune inventé,
Rendre docile au frein un coursier indompté;
Les forêts de nos cris moins souvent retentissent;
Chargés d'un feu secret, vos yeux s'appesantissent;
Il n'en faut point douter: vous aimez, vous brûlez ;
Vous périssez d'un mal que vous dissimulez.
La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire?

HIPPOLYTE.

Théramène, je pars, et vais chercher mon père.

THÉRAMÈNE.

Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,
Seigneur ?

HIPPOLYTE.

C'est mon dessein: tu peux l'en avertir. Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l'ordonne. Mais quel nouveau malheur trouble sa chère OEnone?

SCÈNE II.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE, OENONE.

OENONE.

Hélas, seigneur! quel trouble au mien peut être égal?
La reine touche presque à son terme fatal.

En vain à l'observer jour et nuit je m'attache;
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache.
Un désordre éternel règne dans son esprit ;

Son chagrin inquiet l'arrache de son lit :
Elle veut voir le jour ; et sa douleur profonde
M'ordonne toutefois d'écarter tout le monde...
Elle vient.

HIPPOLYTE.

Il suffit je la laisse en ces lieux, Et ne lui montre point un visage odieux.

1 Le grave gouverneur cotoie ici la comédie, et même il y tombe: au langage près, n'est-ce pas le raisonnement d'Henriette disant à sa sœur Femmes savantes, act. I, sc. 1):

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,

Si ma mère n'eût eu que de ces beaux côtés,

Et bien vous p' end, ma sœur, que son noble génie
N'ait pas vaqué toujours à la philosophie.

L'abbé Geoffroy ajoute à ce rapprochement si naturel une remarque non moins judicieuse sur la pudique ardeur d'Antiope.

SCÈNE III.

PHEDRE, OENONE.

PHÈDRE.

N'allons point plus avant, demeurons, chère OEnone'.
Je ne me soutiens plus ; ma force m'abandonne 2;
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas!

(Elle s'assied.)

OENONE.

Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent!

PHÈDRE.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent3!
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux?
Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuire.

OENONE.

Comme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.
Vous la voyez, madame; et, prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher 5?
PHÈDRE.

Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois!

1 Phèdre parait, et la tragédie commence : il n'y a plus qu'à admirer.

2 Αἵρετέ μου δέμας· ὀρθοῦτε κάρα.

Λέλυμαι μελέων ξύνδεσμα, φίλαι.

«Soulevez mon corps, relevez ma tête: la force qui lie mes membres entre eux m'échappe, ô mes amies!» (Eurip., v. 198.) 5 Βαρύ μοι κεφαλῆς ἐπίκρανον ἔχειν.

Que cette parure pèse à ma tête! » (V. 201.)

4 Ταχὺ γὰρ σφάλλει, κοὐδενὶ χαίρεις, Οὐδέ τ' ἀρέσκει τὸ παρόν, τόδ' ἀπὸν

Φίλτερον ἡγεῖ.

« Tu changes sans cesse; rien ne te charme; ce que tu vois te déplait; et tu préfères ce qui n'est pas sous tes yeux. » (Eurip., v. 183.)

35

a Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta. D

Virg. Æn, 1. IV, v. 692.

OENONE.

Quoi! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts?

PHEDRE.

Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts1!
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière ? ?

Quoi, madame?

OENONE.

PHÈDRE.

Insensée ! ou suis-je ? et qu'ai-je dit?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l'ai perdu les dieux m'en ont ravi l'usage 3.
OEnone, la rougeur me couvre le visage :

Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.

OENONE.

Ah! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.

Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course?
Quel charme ou quel poison en a tari la source?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure

1

...O qui me gelidis in vallibus Hæmi
Sistat et ingenti ramorum protegat umbra!»

Virg. Georg., 1. II, v. 488-9.
Ai! at!

Πῶς ἂν δροτερᾶς ἀπὸ κρηνίδος,
Καθαρῶν ὑδάτων πῶμ' ἀρυσαίμην;
Ὑπό τ' αἰγείροις ἔν τε κομήτῃ
Λειμώνι κλιθεῖσ ̓ ἀναπαυσαίμαν ;

«Hélas, hélas ! que ne puis-je, au bord d'une source limpide, puiser une onde pure qui me désaltère ! que ne puis-je, couchée à l'ombre des peupliers, me reposer sur une verte prairie! » (Eur., v. 208.) 2 Δεσποίν ̓ ἁλίας, Ἄρτεμι, Λίμνας

Καὶ γυμνασίων τῶν ἱπποκρότων,
Εἴθε γενοίμαν ἐν τοῖς δαπέδοις,
Πώλους Ενέτας δαμαλιζομένα !

«Diane. souveraine de Limné sur le bord de la mer, toi qui diriges les jeux bruyants des coursiers, que ne suis-je dans ton domaine occupée à dompter de jeunes chevaux venètes! » (Eur., v. 229.) 5 Δύστανος ἐγώ, τί ποτ ̓ εἰργασάμαν ;

Που παρεπλάγχθην γνώμας ἀγαθᾶς ;
Ἐμάνην, ἔπεσον δαίμονος ἄτα.

"Malheureuse, qu'ai-je fait ? où laissai-je égarer ma raison? Je l'ai perdue. Je suis tombée par la vengeance d'un dieu.» (Eur., v. 240.)

Depuis que votre corps languit sans nourriture 1.
A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter?
De quel droit sur vous-même oscz-vous attenter?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie;
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un meme jour. leur ravira leur mere,
Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,

Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
Get Hippolyte...

PHEDRE.

Ah dieux !

OENONE.

Ce reproche vous touche 2.
PHEDRE.

Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche 3 !

OENONE.

He bien ! votre colère éclate avec raison :
J'aime à vous voir frémir à ce funeste nom".
Vivez done : que l'amour, le devoir, vous excite;
Vivez, ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,

1

Τριτάταν δέ νιν κλύω

Τάνδε κατ' αμβροσίου
Στόματος ἡμέραν

Δάματρος ἀκτᾶς δέμας ἁγνὸν ἴσχείν.

« Voilà, dit-on, le troisième jour depuis qu'elle écarte de sa bouche délicate les doux présents de Cérès. » (Eur., v. 135.) 2 Ἀλλ ̓ ἴσθι μέντοι πρὸς τάδ' αὐθαδεστέρα

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Γίγνου θαλάσσης) εἰ θανεῖ, προδοῦσα σοὺς
Παῖδας, πατρώων μὴ μεθέξοντας δόμων,
Μὰ τὴν ἄνασσαν ἱππίαν ̓Αμάζονα,
Ἡ σοῖς τέκνοισι δεσπότην εγείνατο
Νόθον, φρονοῦσα γνήσι', (οἶσθά νιν καλῶς)

Ἱππόλυτον. ΦΑ. Οι μοι ! ΤΡ. Θιγγάνει σέθεν τόδε.

Mais, sache-le bien, dussent mes paroles te rendre plus courroucée que la mer, si tu meurs, tu trahis tes enfants, tu les prives de l'héritage de leur père; j'en jure par cette Amazone belliqueuse qui a mis au monde, pour les asservir, un batard plein d'une noble fierté; tu le connais bien, c'est Hippolyte! - PH. : Helas! - LA NOUR. : Ces reproches te touchent. » (Eur, ν. 305.)

5 Απώλεσάς με, μαῖα, καί σε, πρὸς θεῶν,

Τοῦδ ̓ ἀνδρὸς αὖθις λίσσομαι σιγάν πέρι.

« PH. : Tu me fais mourrir, o nourrice! Au nom des dieux, je t'en supplie, ne prononce jamais le nom de cet homme. >> (Eur., v. 312.)

4 Ορᾶς; φρονεῖς μὲν εὖ, φρονοῦσα δ' οὐ θέλεις

Παϊδάς τ' ὀνῆσαι καὶ τὸν ἐκσῶσαι βίον.

« LA NOUR. : Vois-tu? ta haine est juste, et pourtant tu refuses de sauver tes fils, et de prendre soin de tes jours, » (Eur., v. 313.)

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