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Mais ce nouveau malheur vous prescrit d'autres lois.
Votre fortune change et prend une autre face 2:
Le roi n'est plus, madame; il faut prendre sa place.
Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,
Esclave s'il vous perd, et roi si vous vivez.

Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu'il s'appuie?
Ses larmes n'auront plus de main qui les essuie;
Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux,
Iront contre sa mère irriter ses aïeux 3.

Vivez; vous n'avez plus de reproche à vous faire :
Votre flamme devient une flamme ordinaire";
Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
Qui faisaient tout le crime et l'horreur de vos feux.
Hippolyte pour vous devient moins redoutable;
Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.
Peut-être, convaincu de votre aversion,

Il va donner un chef à la sédition :

Détrompez son erreur, fléchissez son courage.
Loin de ces bords heureux, Trézène est son partage;
Mais il sait que les lois donnent à votre fils
Les superbes remparts que Minerve a bâtis 5.
Vous avez l'un et l'autre une juste ennemie :
Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.

PHÈDRE.

Hé bien à tes conseils je me laisse entraîner;
Vivons, si vers la vie on peut me ramener,
Et si l'amour d'un fils en ce moment funeste
De mes faibles esprits peut ranimer le reste.

1 « O ma maitresse! tout à l'heure, il est vrai, ton malheur m'a inspiré une soudaine épouvante. Je vois maintenant que je me suis trompée. Une seconde pensée vaut souvent mieux que la première. Ce que tu éprouves n'a rien d'étrange, etc. » (Eurip., v. 435.)

2 Ma fortune va prendre une face nouvelle. (Androm., act. I, sc. I.) 3 Cette idée est d'un poëte chrétien. Aussi est-elle tirée des livres saints « Ascendet clamor ad Deum ab operibus ejus. (Exod.)

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4 Si cela était, il n'y aurait plus de tragédie. La mort de Thésée n'enlève pas à Phèdre son titre de belle-mère. Aussi Hippolyte aura-t-il grande raison de lui dire (act. II, sc. v):

Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux?

5 Athènes le nom grec de Minerve est Avn.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE DEUXIÈME.

SCÈNE I.

ARICIE, ISMÈNE.

ARICIE.

Hippolyte demande à me voir en ce lieu?
Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu?
Ismène, dis-tu vrai ? N'es-tu point abusée ?

ISMÈNE.

C'est le premier effet de la mort de Thésée.
Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés
Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.
Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse,
Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.

ARICIE.

Ce n'est donc point, Ismène, un bruit mal affermi? Je cesse d'être esclave, et n'ai plus d'ennemi?

ISMÈNE.

Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires; Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.

ARICIE.

Dit-on quelle aventure a terminé ses jours?
ISMÈNE.

On sème de sa mort d'incroyables discours.
On dit que, ravisseur d'une amante nouvelle,
Les flots ont englouti cet époux infidèle.
On dit même, et ce bruit est partout répandu,
Qu'avec Pirithoüs aux enfers descendu,
Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,
Et s'est montré vivant aux infernales ombres;
Mais qu'il n'a pu sortir de ce triste séjour,
Et repasser les bords qu'on passe sans retour!?

ARICIE.

Croirai-je qu'un mortel, avant sa dernière heure,
Peut pénétrer des morts la profonde demeure?
Quel charme l'attirait sur ces bords redoutés?
ISMÈNE.

Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez :
Athènes en gémit; Trézène en est instruite,

Et déjà pour son roi reconnaît Hippolyte;

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Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils,
De ses amis troublés demande les avis.

ARICIE.

Et tu crois que, pour moi plus humain que son père,
Hippolyte rendra ma chaîne plus légère;

Qu'il plaindra mes malheurs?

ISMÈNE.

Madame, je le croi.

ARICIE.

L'insensible Hippolyte est-il cornu de toi?

Sur quel frivole espoir penses-tu qu'il me plaigne,
Et respecte en moi seule un sexe qu'il dédaigne?
Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,

Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.
ISMÈNE.

Je sais de ses froideurs tout ce que l'on récite;
Mais j'ai vu près de vous ce superbe Hippolyte;
Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté
A redoublé pour lui ma curiosité.

Sa présence à ce bruit n'a pas paru répondre :
Dès vos premiers regards je l'ai vu se confondre;
Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,
Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter.
Le nom d'amant peut-être offense son courage;
Mais il en a les yeux, s'il n'en a le langage.

ARICIE.

Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement
Un discours qui peut-être a peu de fondement!
O toi qui me conuais, te semblait-il croyable
Que le triste jouet d'un sort impitoyable,
Un cœur toujours nourri d'amertume et de pleurs,
Dût connaître l'amour et ses folles douleurs?
Reste du sang d'un roi noble fils de la Terre,
Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre :
J'ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison
Six frères... Quel espoir d'une illustre maison 2!
Le fer moissonna tout, et la Terre humectée
But à regret le sang des neveux d'Érecthée 3.
Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi
Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi :
On craint que de la sœur les flammes téméraires
Ne raniment un jour la cendre de ses frères.

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1 Ismène est bien clairvoyante. Ces vers ont de la grâce, mais la scène n'en est pas moins languissante.

2 Six frères ! Cela serait peu de chose en comparaison de la progéniture de Priam, dont Virgile, que Racine imite en ce passage, a dit :

a Quinquagenta illi thalami, spes tanta nepotum. >> Virg. Æn., 1. II. v. 503. Mais Plutarque accorde aussi cinquante fils à Pallante. 3 Erecthée était fils de la Terre.

Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux
Je regardais ce soin d'un vainqueur soupçonneux :
Tu sais que, de tout temps à l'amour opposée,
Je rendais souvent grâce à l'injuste Thésée,
Dont l'heureuse rigueur secondait mes mépris.
Mes yeux alors, mes yeux n'avaient pas vu son fils.
Non que, par les yeux seuls lâchement enchantée,
J'aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée,
Présents dont la nature a voulu l'honorer,
Qu'il méprise lui-même, et qu'il semble ignorer :
J'aime, je prise en lui de plus nobles richesses,
Les vertus de son père, et non point les faiblesses;
J'aime, je l'avouerai, cet orgueil généreux
Qui jamais n'a fléchi sous le joug amoureux.
Phèdre en vain s'honorait des soupirs de Thésée :
Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée
D'arracher un hommage à mille autres offert,
Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible',
De porter la douleur dans une âme insensible,
D'enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné,
C'est là ce que je veux, c'est là ce qui m'irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu'Hippolyte :
Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,
Préparait moins de gloire aux yeux qui l'ont dompté.
Mais, chère Ismène, hélas! quelle est mon imprudence !
On ne m'opposera que trop de résistance:

Tu m'entendras peut-être, humble dans mon ennui,
Gémir du même orgueil que j'admire aujourd'hui.
Hippolyte aimerait! par quel bonheur extrême
Aurais-je pu fléchir...

ISMÈNE.

Vous l'entendrez lui-même :

Il vient à vous.

SCÈNE II.

HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.

HIPPOLYTE.

Madame, avant que de partir

J'ai cru de votre sort vous devoir avertir.
Mon père ne vit plus. Ma juste défiance

1 Opposition heureuse, comme dans le vers d'Athalie : Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

Au reste Corneille avait employé la même figure dans ce vers :

Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible.

(Le Cid, act. V. sc. vii.)

Présageait les raisons de sa trop longue absence :
La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
Pouvait à l'univers le cacher si longtemps.
Les dieux livrent enfin à la parque homicide
L'ami, le compagnon, le successeur d'Alcide.
Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.
Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
Je puis vous affranchir d'une austère tutelle;
Je révoque des lois dont j'ai plaint la rigueur.
Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;
Et dans cette Trézène, aujourd'hui mon partage,
De mon aïeul Pitthée autrefois l'héritage,
Qui m'a sans balancer reconnu pour son roi,
Je vous laisse aussi libre et plus libre que moi '.

ARICIE.

Modérez des bontés dont l'excès m'embarrasse.
D'un soin si généreux honorer ma disgrâce,
Seigneur, c'est me ranger, plus que vous ne pensez,
Sous ces austères lois dont vous me dispensez.

HIPPOLYTE.

Du choix d'un successeur Athènes incertaine,
Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

De moi, seigneur?

ARICIE.

HIPPOLYTE.

Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu'une superbe loi semble me rejeter 2:

La Grèce me reproche une mère étrangère.
Mais si pour concurrent je n'avais que mon frère,
Madame, j'ai sur lui de véritables droits,

Que je saurais sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace:
Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu
De ce fameux mortel que la terre a conçu3.
L'adoption le mit entre les mains d'Égée.
Athènes par mon père accrue et protégée,
Reconnut avec joie un roi si généreux,

Et laissa dans l'oubli vos frères malheureux.
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :
Assez elle a gémi d'une longue querelle;
Assez dans ses sillons votre sang englouti

A fait fumer le champ dont il était sorti *.

1 Voilà un commencement de déclaration.

2 Superbe. Hippolyte n'ose pas dire: injuste et insolente.

3 Erecthée.

4 Allusion à la naissance des géants, déjà indiquée plus haut par

ces vers:

Et la Terre humectée

But à regret le sang des neveux d'Erecthée.

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