Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Je permets tout le reste à mon libre courroux :
Sortez de l'esclavage où vous êtes réduite;
Osez me suivre, osez accompagner ma fuite;
Arrachez-vous d'un lieu funeste et profané
Où la vertu respire un air empoisonné;
Profitez, pour cacher votre prompte retraite,
De la confusion que ma disgrâce y jette.
Je vous puis de la fuite assurer les moyens :
Vous n'avez jusqu'ici de gardes que les miens;
De puissants défenseurs prendront notre querelle;
Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :
A nos amis communs portons nos justes cris;
Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,
Du trône paternel nous chasse l'un et l'autre,
Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.
L'occasion est belle, il la faut embrasser...
Quelle peur vous retient? Vous semblez balancer?
Votre seul intérêt m'inspire cette audace :

Quand je suis tout de feu, d'où vous vient cette glace1?
Sur les pas d'un banni craignez-vous de marcher ?

ARICIE.

Hélas! qu'un tel exil, seigneur, me serait cher !
Dans quels ravissements, à votre sort liée,
Du reste des mortels je vivrais oubliée !
Mais, n'étant point unis par un lien si doux,
Me puis-je avec honneur dérober avec vous ??
Je sais que, sans blesser l'honneur le plus sévère,
Je me puis affranchir des mains de votre père :
Ce n'est point m'arracher du sein de mes parents;
Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.

Mais vous m'aimez, seigneur ; et ma gloire alarmée...

HIPPOLYTE.

Non, non, j'ai trop de soin de votre renommée.
Un plus noble dessein m'amène devant vous:
Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.

Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l'ordonne,
Le don de notre foi ne dépend de personne.
L'hymen n'est point toujours entouré de flambeaux.
Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,
Des princes de ma race antiques sépultures,
Est un temple sacré formidable aux parjures.
C'est là que les mortels n'osent jurer en vain :
Le perfide y reçoit un châtiment soudain 3:

1 Cette antithèse de feu et de glace, surtout quand le feu d'Hippolyte a si peu de chaleur, est bien voisine du ridicule. Les vers suivants nous présentent la mauvaise rime de cher et de marcher.

2 Dérober n'a pas ici de complément indirect, et n'en est que plus poétique.

3 On a justement remarqué que le voisinage de ce temple si vẻridique donnait à Thésée un moyen facile de sortir d'embarras. Ni

Et, craignant d'y trouver la mort inévitable,
Le mensonge n'a point de frein plus redoutable.
Là, si vous m'en croyez, d'un amour éternel
Nous irons confirmer le serment solennel ';
Nous prendrons à témoin le dieu qu'on y révère :
Nous le prierons tous deux de nous servir de père.
Des dieux les plus sacrés j'attesterai le nom,
Et la chaste Diane, et l'auguste Junon,

Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,
Garantiront la foi de mes saintes promesses.

:

ARICIE.

Le roi vient fuyez, prince, et partez promptement,
Pour cacher mon départ je demeure un moment.
Allez ; et laissez-moi quelque fidèle guide
Qui conduise vers vous ma démarche timide.

SCÈNE II.

THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE.

THÉSÉE.

Dieux! éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux
Montrer la vérité que je cherche en ces lieux2!

ARICIE.

Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.

SCÈNE III.

THÉSÉE, ARICIE.

THÉSÉE.

Vous changez de couleur, et semblez interdite,
Madame que faisait Hippolyte en ce lieu?

ARICIE.

Seigneur, il me disait un éternel adieu.

Thésée ni Phèdre n'y ont songé, et Hippolyte n'y pense qu'au profit de son amour.

1

[blocks in formation]

2 Thésée n'avait d'excuse qu'un complet aveuglement. Mais s'il doute, pourquoi chercher la vérité en ces lieux qui n'ont rien à lui dire, et non auprès de Phèdre, d'Hippolyte ou d'OEnone?

THÉSÉE.

Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage;
Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage1.

ARICIE.

Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :
De votre injuste haine il n'a pas hérité;
Il ne me traitait point comme une criminelle.
THÉSÉE.

J'entends: il vous jurait une amour éternelle.
Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant;
Car à d'autres que vous il en jurait autant.

Lui, seigneur?

ARICIE.

THÉSÉE.

Vous deviez le rendre moins volage, Comment souffriez-vous cet horrible partage?

ARICIE.

Et comment souffrez-vous que d'horribles discours
D'une si belle vie osent noircir le cours ?
Avez-vous de son cœur si peu de connaissance?
Discernez-vous si mal le crime et l'innocence?
Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux
Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux?
Ah! c'est trop le livrer à des langues perfides.
Cessez repentez-vous de vos vœux homicides;
Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes;
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes 2.
THÉSÉE.

Non, vous voulez en vain couvrir son attentat:
Votre amour vous aveugle en faveur de l'ingrat.
Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables :
j'ai vu couler des larmes véritables.

J'ai vu,

ARICIE.

Prenez garde, seigneur: vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains;
Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un... Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.
Instruite du respect qu'il veut vous conserver,
Je l'affligerais trop si j'osais achever.
J'imite sa pudeur, et fuis votre présence
Pour n'être pas forcée à rompre le silence 3.

1 Le moment est mal choisi pour ce compliment ironique. Tout devient faux dans une situation fausse.

2

« Quid tam dextro pede concipis ut te Conatus non pæniteat votique peracti? Evertere domos totas optantibus ipsis

Di faciles. »

(Juv. Sat., x, v. 7.)

3 Aricie veut aussi aller se marier, sans quoi elle profiterait de la belle occasion qui lui est offerte pour justifier Hippolyte.

SCÈNE IV.

THÉSÉE.

Quelle est donc sa pensée, et que cache un discours
Commencé tant de fois, interrompu toujours?
Veulent-ils m'éblouir par une feinte vaine?

Sont-ils d'accord tous deux pour me mettre à la gêne?
Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur?
Une pitié secrète et m'afflige et m'étonne.
Une seconde fois interrogeons OEnone :
Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
Gardes, qu'OEnone sorte, et vienne seule ici '.

1

SCÈNE V.

THÉSÉE, PANOPE.

PANOPE.

J'ignore le projet que la reine médite,

Seigneur; mais je crains tout du transport qui l'agite.
Un mortel désespoir sur son visage est peint;
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
Déjà de sa présence avec honte chassée,
Dans la profonde mer OEnone s'est lancée 2.
On ne sait point d'où part ce dessein furieux;
Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux.
THÉSÉE.

Qu'entends-je ?

PANOPE.

Son trépas n'a point calmé la reine;
Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs;
Et soudain, renonçant à l'amour maternelle,

1 Thésée commence par OEnone l'appel des morts. A la scène suivante, quand il demandera Hippolyte, il recevra même réponse, et personne ne sera tenté de le plaindre, tant il a fait abus de crédulité et de fureur :

Et j'en reçois le prix : je l'ai bien mérité!

2 Gilbert, à qui appartient l'idée du suicide d'OEnone, l'annonce

par ce vers:

Dans les flots de la mer elle a fini ses jours.

Sa main avec horreur les repousse loin d'elle;
Elle porte au hasard ses pas irrésolus;
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus;
Elle a trois fois écrit; et, changeant de pensée,
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée '.
Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir.

THÉSÉE.

O ciel! OEnone est morte, et Phèdre veut mourir?
Qu'on rappelle mon fils, qu'il vienne se défendre;
Qu'il vienne me parler, je suis prêt de l'entendre.
(Seul.)

Ne précipite point tes funestes bienfaits,
Neptune; j'aime mieux n'être exaucé jamais.
J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,
Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !

SCÈNE VI.

THESÉE, THÉRAMÈNE.

THÉSÉE.

Théramène, est-ce toi? Qu'as-tu fait de mon fils?
Je te l'ai confié dès l'âge le plus tendre.

Mais d'où naissent les pleurs que je te vois répandre ?
Que fait mon fils?

THÉRAMÈNE.

O soins tardifs et superflus!

Inutile tendresse! Hippolyte n'est plus.

Dieux !

THÉSÉE.

THÉRAMÈNE.

J'ai vu des mortels périr le plus aimable
Et j'ose dire encor, seigneur, le moins coupable?.

THÉSÉE.

Mon fils n'est plus? Hé quoi! quand je lui tends les bras Les dieux impatients ont hâté son trépas?

1 Ovide avait peint le même trouble, les mêmes incertitudes. (Met., 1. IX, v. 521.):

« Dextra tenet ferrum, vacuam tenet altera ceram.
Incipit et dubitat, scribit damnatque tabellas;

Et notat, et delet; mutat, culpatque, probatque,
Inque vicem sumptas ponit, positasque resumit. »

2 Le messager qui raconte dans Euripide la catastrophe d'Hippolyte, atteste son innocence par une hyperbole qui est en même temps une piquante épigramme contre les femmes : « Je ne pourrai jamais croire que ton fils est un méchant. Non, quand toutes les femmes se pendraient, quand des pins du mont Ida on ferait autant de tablettes accusatrices, je resterais convaincu de son in

nocence. »

« AnteriorContinuar »