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Quel coup me l'a ravi? quelle foudre soudaine?
THERAMÈNE.

A peine nous sortions des portes de Trézène 1:
Il était sur son char; ses gardes affligés
Imitaient son silence autour de lui rangés;
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes;
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes2;
Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
L'œil morne maintenant, et la tête baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
Des airs en ce moment a troublé le repos;
Et, du sein de la terre, une voix formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est glacé;
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé 3.
Cependant, sur le dos de la plaine liquide,
S'élève à gros bouillons une montagne humide;
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux '.
Son front large est armé de cornes menaçantes;
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux;
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage;

1 Voilà ce récit si admiré et si critiqué. Il ne convient ni à la douleur de Théramène, ni à la confusion de Thésée, mais c'est un chef-d'œuvre de narration épique. Racine a eu sous les yeux Euripide, Ovide et Sénèque. Ces trois récits sont trop étendus pour trouver place ici. Il faut les lire et comparer. Celui d'Euripide est de tout point irréprochable. Lorsque Thésée l'écoute, il croit encore au crime de son fils. Dans Ovide, Hippolyte, ressuscité par Esculape, sous le nom de Virbius, raconte lui-même son aventure poétiquement, et, ce qu'il faut remarquer dans Ovide, sans prolixité ni bel esprit. Sénèque est emphatique et diffus: il prend plaisir à prolonger le supplice de Thésée, qui, du reste, s'y prête de bonne grace, car il demande une description détaillée du monstre, qui lui est faite par le narrateur avec toute la science d'un naturaliste consommé.

2 Voltaire a dérobé cet hémistiche pour le placer dans ces vers de la Henriade, ch. I:

Valois régnait encore, et ses mains incertaines

De l'État ébranlé laissait flotter les rênes.

3 Racine ne recherche pas l'harmonie imitative, ce qui est un soin puéril, mais il en tire dans l'occasion d'heureux effets.

4 M. Patin (t. II, p. 367) a rapproché de ce passage deux vers du vieux poëte Garnier: « Le mouvement des vers, si bien groupés, dans lesquels Racine a peint vomir par la vague qui se brise, le monstre envoyé par Neptune, est comme pressenti dans ceux-ci :

Elle bout, elle escume et suit en mugissant
Ce monstre qui se va sur le bord eslangant.»

La terre s'en émeut, l'air en est infecté;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté '.

Tout fuit; et, sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,

Il lui fait dans le flanc une large blessure 2.

De rage et de douleur le monstre bondissant,
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
La frayeur les emporte; et, sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;
En efforts impuissants leur maître se consume.
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d'aiguillons pressait leurs flancs poudreux.
A travers les rochers la peur les précipite;
L'essieu crie et se rompt3: l'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur : cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie;

Ils courent: tout son corps n'est bientôt qu'une plaie 5.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J'y cours en soupirant, et sa garde me suit:
De son généreux sang la trace nous conduit;

1

« Refluitque exterritus amnis. » (Virg. En., 1. VIII, v. 240.)

2 Racine, en écrivant ces vers, avait-il présent à la pensée ce passage du Rhésus d'Euripide (v. 794):

Παίει παραστὰς νείατην πλευρὰν ξίφει
Ανὴρ ἀκμάζων · φασγάνου γὰρ ἦσθόμην
Πληγῆς, βαθείαν ἄλοκα τραύματος λαβών.

«Je reçois dans le flanc un coup d'épée frappé d'une main vigoureuse; j'ai senti le fer, qui a laissé le sillon d'une profonde blessure. >>

3

Ἴαχε δὲ φήγινος ἄξων.

(Homère.)

Sophocle, dans le récit de la mort supposée d'Oreste aux jeux delphiques, offre un tableau semblable: « L'essieu se rompt, luimême est renversé et s'embarrasse dans les rênes: après sa chute, ses chevaux courent çà et là, etc. »

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« Unumque erat omnia vulnus.» (Ov. Met., 1. XV, v. 528.)

Les rochers en sont teints; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes '.
J'arrive, je l'appelle; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant, qu'il referme soudain :
« Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
Cher ami, si mon père, un jour désabusé,
Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive;
Qu'il lui rende... » A ce mot, ce héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l'œil même de son père 2.
THÉSÉE.

O mon fils! cher espoir que je me suis ravi!
Inexorables dieux qui m'avez trop servi!
A quels mortels regrets ma vie est réservée !
THÉRAMÈNE.

La timide Aricie est alors arrivée 3:

1 M. B. Julien, auteur estimé d'une Histoire de la Poésie sous l'empire, a cité, dans une spirituelle étude critique publiée sous le titre des Deux Phèdres ( L'Investigateur, mars 1847), un passage du récit de Pradon, qu'on ne lira pas sans intérêt à côté des admirables vers de Racine. Le contraste est piquant et révoltant:

Ils emportent le char, prennent le frein aux dents.
La crainte les maîtrise et les rend plus ardents;
Tous blanchissent d'écume, ils s'élancent, de rage,
A travers les rochers qui sont près du rivage.
Hippolyte alors tombe, et d'un trait malheureux
S'embarrasse en tombant d'indissolubles nœuds;
Par les rênes traîné, dont le nœud se resserre,
Sa tête qui bondit ensanglante la terre;

Sur les rochers pointus qui lui percent le flanc,
Il trace avec horreur des vestiges de sang.

2 M. Piccolos signale dans ces deux vers une double imitation. Sophocle a dit: Electre, vers 755 :

Εχυσαν αἱματηρὸν ὥστε μηδένα
Γνῶναι φίλων ἰδόντ ̓ ἂν ἄθλιον δέμας.

«Ils dégagent son corps sanglant, défiguré et méconnaissable à l'œil même de ses amis. »

Euripide, Médée, v. 1195 :

Πίπτει δ ̓ εἰς οἶδας ξυμφορά νικωμένη,

Πλὴν τῷ τέκοντι κάρτα δυσμαθὴς ἰδεῖν.

«Vaincue par le malheur, elle tombe sur le seuil, méconnaissable à tous les yeux, si ce n'est à ceux d'un père. » Racine va plus loin qu'Euripide; avec plus d'énergie, sa pensée est aussi naturelle et vraie.

3 Cet appendice, habilement détaché du récit par l'exclamation de Thésée, se rattache à l'amour épisodique d'Aricie, et il en reproduit les inconvénients. Nous surprenons encore ici en flagrant délit d'imitation et d'infériorité, Voltaire, Henr., ch. VIII, v. 273:

Du héros expirant la jeune et tendre amante

Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux.
A la face des dieux l'accepter pour époux.
Elle approche: elle voit l'herbe rouge et fumante;
Elle voit (quel objet pour les yeux d'une amante!)
Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.
Elle veut quelque temps douter de son malheur;
Et, ne connaissant plus ce héros qu'elle adore,
Elle voit Hippolyte et le demande encore.
Mais, trop sûre à la fin qu'il est devant ses yeux,
Par un triste regard elle accuse les dieux;
Et froide, gémissante, et presque inanimée,
Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
Ismène est auprès d'elle; Ismène tout en pleurs,
La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.
Et moi, je suis venu, détestant la lumière 1,
Vous dire d'un héros la volonté dernière,
Et m'acquitter, seigneur, du malheureux emploi
Dont son cœur expirant s'est reposé sur moi.
Mais j'aperçois venir sa mortelle ennemie.

SCÈNE VII.

THESEE, PHEDRE, THÉRAMÈNE, PANOPE,

GARDES.

THÉSÉE.

Hé bien! vous triomphez, et mon fils est sans vie!
Ah! que j'ai lieu de craindre! et qu'un cruel soupçon,
L'excusant dans mon cœur, m'alarme avec raison!
Mais, madame, il est mort, prenez votre victime;
Jouissez de sa perte injuste ou légitime :
Je consens que mes yeux soient toujours abusés.
Je le crois criminel, puisque vous l'accusez.
Son trépas à mes pleurs offre assez de matières
Sans que j'aille chercher d'odieuses lumières,
Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur,
Peut-être ne feraient qu'accroître mon malheur.
Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,

Par la terreur conduite, incertaine, tremblante,
Vient d'un pied chancelant sur ces funestes bords:
Elle cherche, elle voit dans la foule des morts,
Elle voit son époux; elle tombe éperdue;
Le voile de la mort se répand sur sa vue:
Est-ce toi. cher amant? » Ces mots interrompus,
Ces cris demi-formés ne sont point entendus;
Elle rouvre les yeux; sa bouche presse encore
Par ses derniers baisers la bouche qu'elle adore.
Elle tient dans ses bras ce corps pâle et sanglant,
Le regarde, soupire, et meurt en l'embrassant.

« Lucemque perosi. » (Virg., 1. V1.)

De mon fils déchiré fuir la sanglante image.
Confus, persécuté d'un mortel souvenir,
De l'uinvers entier je voudrais me bannir.
Tout semble s'élever contre mon injustice;
L'éclat de mon nom même augmente mon supplice :
Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.
Je hais jusques aux soins dont m'honorent les dieux;
Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.

Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté
Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté.

PHÈDRE.

Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence;
Il faut à votre fils rendre son innocence:

Il n'était point coupable.

THÉSÉE.

Ah! père infortuné!

Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné!
Cruelle! pensez-vous être assez excusée...

PHÈDRE.

Les moments me sont chers; écoutez-moi, Thésée :
C'est moi qui, sur ce fils chaste et respectueux,
Osai jeter un œil profane, incestueux.

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste:
La détestable OEnone a conduit tout le reste'.
Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur,
Ne découvrit un feu qui lui faisait horreur :
La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,
S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.
Elle s'en est punie, et, fuyant mon courroux,
A cherché dans les flots un supplice trop doux.
Le fer aurait déjà tranché ma destinée;
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :
J'ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu;
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel et l'époux que ma présence outrage;
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

1 << Elle a combattu sa funeste passion, et n'a cédé qu'aux artifices de sa nourrice. » (Eurip, v. 1295.) C'est Diane qui parle ainsi après la mort de Phèdre, et elle rend justice à la victime de Vénus. Ici Phèdre n'est pas sincère en accusant de tout OEnone, quand elle a fait elle-même l'aveu de sa passion à Hippolyte, et qu'après le retour de Thésée, elle a dit à sa confidente:

Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi.

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