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ESTHER.

Notre ennemi cruel devant vous se déclare :
C'est lui, c'est ce ministre infidèle et barbare
Qui, d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu,
Contre notre innocence arma votre vertu.

Et quel autre, grand Dieu! qu'un Scythe impitoyable
Aurait de tant d'horreurs dicté l'ordre effroyable!
Partout l'affreux signal en même temps donné
De meurtres remplira l'univers étonné :

On verra, sous le nom du plus juste des princes,
Un perfide étranger désoler vos provinces;
Et dans ce palais même, en proie à son courroux,
Le sang de vos sujets regorger jusqu'à vous 2.

Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis ?
Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Pendant que votre main, sur eux appesantie,
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes 3.
N'en doutez point, seigneur, il fut votre soutien :
Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l'Indien,
Dissipa devant vous les innombrables Scythes,
Et renferma les mers dans vos vastes limites;
Lui seul aux yeux d'un Juif découvrit le dessein
De deux traîtres tout prêts vous percer le sein.
Hélas! ce Juif jadis m'adopta pour sa fille.

Mardochée ?

ASSUÉRUS.

ESTHER.

Il restait seul de notre famille,

1 « Dixitque Esther: « Hostis et inimicus noster pessimus iste (Esther, cap. VIII.)

« est Aman. >>

2«Traditi enim sumus ego et populus meus, ut conteramur, jugulemur, pereamus.... Hostis noster est cujus crudelitas redundat in regem.» (Esther, cap vi)

3 Ils font des vœux pour nous qui les persécutons :

Et depuis tant de temps que nous les tourmentons,
Les a-t-on vus mutins? les a-t-on vus rebelles?

Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?

Corn., Polyeucte, act. IV, sc. VI.

A propos du premier de ces vers, auquel correspondent cinq vers de Racine, Voltaire fait, avec un goût exquis, la remarque suivante: «< Sévère, qui parle en homme d'Etat, ne dit qu'un mot, et ce mot est plein d'energie: Esther, qui veut toucher Assuérus, etend davantage cette idee. Sévère ne fait qu'une réflexion; Esther fait une prière. Ainsi l'un doit être concis, et l'autre déployer une éloquence attendrissante. Ce sont des beautés différentes, et toutes deux à leur place. »

Mon père était son frère. Il descend comme moi
Du sang infortuné de notre premier roi'.
Plein d'une juste horreur pour un Amalécite,
Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,
Il n'a devant Aman pu fléchir les genoux,

Ni lui rendre un honneur qu'il ne croit dû qu'à vous.
De là contre les Juifs et contre Mardochée
Cette haine, seigneur, sous d'autres noms cachée.
En vain de vos bienfaits Mardochée est paré :
A la porte d'Aman est déjà préparé

D'un infâme trépas l'instrument exécrable;

Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,
Des portes du palais par son ordre arraché,
Couvert de votre pourpre y doit être attaché.

ASSUÉRUS.

Quel jour mêlé d'horreur vient effrayer mon âme!
Tout mon sang de colère et de honte s'enflamme.
J'étais donc le jouet... Ciel, daigne m'éclairer !
Un moment sans témoins cherchons à respirer 2.
Appelez Mardochée : il faut aussi l'entendre.
(Le roi s'éloigne.)

UNE ISRAELITE.

Vérité que j'implore, achève de descendre!

SCÈNE V.

ESTHER, AMAN, ÉLISE, LE CHOEUR.

AMAN.

D'un juste étonnement je demeure frappé 3.
Les ennemis des Juifs m'ont trahi, m'ont trompé :
J'en atteste du ciel la puissance suprême,
Et les perdant j'ai cru vous assurer vous-même.
Princesse, en leur faveur employez mon crédit :
Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit.

Je sais par quels ressorts on le pousse, on l'arrête;
Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.
Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés.
Parlez vos ennemis aussitôt massacrés,
Victimes de la foi que ma bouche vous jure,
De ma fatale erreur répareront l'injure.
Quel sang demandez-vous ?

1 Cis, de la tribu de Benjamin, était père de Saül, et l'un des aïeux de Mardochée.

2 « Rex autem iratus surrexit, et de loco convivii intravit in hortum arboribus consitum. » (Esther, cap. vII.)

3 Aman quoque surrexit ut rogaret Esther reginam pro anima sua; intellexit enim a rege sibi paratum malum. » (Esther, cap. VII.)

ESTHER.

Va, traître, laisse-moi.

Les Juifs n'attendent rien d'un méchant tel que toi.
Misérable, le Dieu vengeur de l'innocence,
Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance!
Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé.

Tremble son jour approche, et ton règne est passé.

AMAN.

Oui, ce Dieu, je l'avoue, est un Dieu redoutable.
Mais veut-il que l'on garde une haine implacable?
C'en est fait mon orgueil est forcé de plier;
L'inexorable Aman est réduit à prier.

(Il se jette à ses pieds.)

Par le salut des Juifs, par ces pieds que j'embrasse,
Par ce sage vieillard, l'honneur de votre race,
Daignez d'un roi terrible apaiser le courroux;
Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.

SCÈNE VI.

ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, LE CHOEUR,

GARDES.

ASSUÉRUS.

Quoi! le traître sur vous porte ses mains hardies 1?
Ah! dans ses yeux confus je lis ses perfidies;
Et son trouble, appuyant la foi de vos discours,
De tous ses attentats me rappelle le cours.
Qu'à ce monstre à l'instant l'âme soit arrachée;
Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,
Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,
De mes peuples vengés il repaisse les yeux.

(Aman est emmené par les gardes.)

SCÈNE VII.

ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE,

LE CHOEUR.

ASSUÉRUS continue en s'adressant à Mardochée. Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie, Aux conseils des méchants ton roi n'est plus en proie; Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu : Viens briller près de moi dans le rang qui t'est dû. Je te donne d'Aman les biens et la puissance :

Voyez, pour cette scène, le livre d'Esther, e. vII.

Possède justement son injuste opulence.

Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis;
Je leur livre le sang de tous leurs ennemis ;

A l'égal des Persans je veux qu'on les honore,
Et que tout tremble au nom du Dieu qu'Esther adore.
Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités;
Que vos heureux enfants dans leurs solennités
Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire,
Et qu'à jamais mon nom vive dans leur mémoire'.

SCÈNE VIII.

ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ASAPH, ÉLISE,

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Seigneur, le traître est expiré,
Par le peuple en fureur à moitié déchiré.
On traîne, on va donner en spectacle funeste
De son corps tout sanglant le misérable reste.

MARDOCHÉE.

Roi, qu'à jamais le ciel prenne soin de vos jours!
Le péril des Juifs presse, et veut un prompt secours.
ASSUÉRUS.

Oui, je t'entends. Allons, par des ordres contraires,
Révoquer d'un méchant les ordres sanguinaires.

ESTHER.

O Dieu, par quelle route inconnue aux mortels
Ta sagesse conduit ses desseins éternels?!

SCÈNE IX.

LE CHOEUR.

TOUT LE CHOEUR.

Dieu fait triompher l'innocence :
Chantons, célébrons sa puissance.
UNE ISRAELITE.

Il a vu contre nous les méchants s'assembler,
Et notre sang prêt à couler.

1 Les Juifs célèbrent encore cette fête, qu'ils appellent phur ou sort, parce qu'Aman fit tirer au sort le mois et le jour auxquels les Hébreux seraient exterminés.

Cinq tragédies d'Euripide, Médée, Alceste, Andromaque, Hélène et les Bacchantes, ont pour conclusion la même moralité.

Comme l'eau sur la terre ils allaient le répandre ';
Du haut du ciel sa voix s'est fait entendre:
L'homme superbe est renversé,
Ses propres flèches l'ont percé.

UNE AUTRE.

J'ai vu l'impie adoré sur la terre;
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
Son front audacieux;

Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n'ai fait que passer: il n'était déjà plus2.

UNE AUTRE.

On peut des plus grands rois surprendre la justice.
Incapables de tromper,

Ils ont peine à s'échapper
Des piéges de l'artifice.

Un cœur noble ne peut soupçonner en autrui
La bassesse et la malice

Qu'il ne sent point en lui.

UNE AUTRE.

Comment s'est calmé l'orage?

UNE AUTRE.

Quelle main salutaire a chassé le nuage?

TOUT LE CHOEUR.

L'aimable Esther a fait ce grand ouvrage.

UNE ISRAELITE seule.

De l'amour de son Dieu son cœur s'est embrasé;
Au péril d'une mort funeste
Son zèle ardent s'est exposé;
Elle a parlé le ciel a fait le reste.

DEUX ISRAELITES.

Esther a triomphé des filles des Persans:
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.

L'UNE DES DEUX.

Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.
Jamais tant de beauté fut-elle couronnée!

L'AUTRE.

Les charmes de son cœur sont encor plus puissants.
Jamais tant de vertu fut-elle couronnée!

1 « Effuderunt sanguinem eorum tanquam aquam. » (Ps. LXXVII.) 2 « Vidi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani; et transivi, et ecce non erat. » (Psal. XXXVI.) — La paraphrase de Racine, toute sublime qu'elle est, ne peint pas toute la rapidité de la chute de l'impie. Racine le fils a essayé à son tour de lutter contre son père et contre la Bible:

Dans ton cœur tu disais : « A Dieu même pareil
J'établirai mon trône au-dessus du soleil.

Et près de l'aquilon, sur la montagne sainte,
J'irai m'asseoir sans crainte;

A mes pieds trembleront les humains éperdus ! »
Tu le disais, et tu n'es plus.

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