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en qualité de souverain pontife? Je suppose donc qu'il voit en esprit le funeste changement de Joas, qui, après trente ans d'un règne fort pieux, s'abandonna aux mauvais conseils des flatteurs, et se souilla du meurtre de Zacharie, fils et successeur de ce grand prêtre. Ce meurtre, commis dans le temple, fut une des principales causes de la colère de Dieu contre les Juifs, et de tous les malheurs qui leur arrivèrent dans la suite. On prétend que depuis ce jour-là les réponses de Dieu cessèrent entièrement dans le sanctuaire. C'est ce qui m'a donné lieu de faire prédire de suite à Joad et la destruction du temple et la ruine de Jérusalem. Mais comme les prophètes joignent d'ordinaire les consolations aux menaces, et que d'ailleurs il s'agit de mettre sur le trône un des ancêtres du Messie, j'ai pris occasion de faire entrevoir la venue de ce consolateur, après lequel tous les anciens justes soupiraient. Cette scène, qui est une espèce d'épisode, amène trèsnaturellement la musique, par la coutume qu'avaient plusieurs prophètes d'entrer dans leurs saints transports au son des instruments: témoin cette troupe de prophètes qui vinrent au devant de Saül avec des harpes et des lyres qu'on portait devant eux; et témoin Élysée lui-même, qui, étant consulté sur l'avenir par le roi de Juda et par le roi d'Israël, dit, comme fait ici Joad: Adducite mihi psaltem'. Ajoutez à cela que cette prophétie sert beaucoup à augmenter le trouble dans la pièce, par la consternation et par les différents mouvements où elle jette le chœur et les principaux acteurs.

1 IVe liv. des Rois, c. III, v. 15.

PERSONNAGES.

JOAS, roi de Juda, fils d'Ochozias.
ATHALIE, veuve de Joram, aïeule de Joas.

JOAD, autrement JoïADA, grand prêtre.

JOSABETH, tante de Joas, femme du grand prêtre.
ZACHARIE, fils de Joas et de Josabeth.

SALOMITH, sœur de Zacharie.

ABNER, l'un des principaux officiers des rois de Juda. AZARIAS, ISMAEL, ET LES TROIS AUTRES CHEFS DES PRÊTRES ET DES LÉVITES.

MATHAN, prêtre apostat, sacrificateur de Baal.

NABAL, confident de Mathan.

AGAR, femme de la suite d'Athalie.

TROUPE DE PRÊTRES ET DE LÉVITES.

SUITE D'ATHalie.

LA NOURRICE DE JOAS.

CHOEUR DE JEUNES FILLES DE LA TRIBU DE LÉVI.

La scène est dans le temple de Jérusalem, dans un vestibule de l'appartement du grand-prêtre.

ATHALIE.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

JOAD, ABNER.

ABNER.

Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel;
Je viens, selon l'usage antique et solennel',
Célébrer avec vous la fameuse journée

Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.
Que les temps sont changés! Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,

Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques 2,
Et tous, devant l'autel avec ordre introduits,

De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits,
Au Dieu de l'univers consacraient ces prémices :
Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices.
L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours 3.
D'adorateurs zélés à peine un petit nombre

Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre :
Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal;

Ou même, s'empressant aux autels de Baal',

1 Antique et solennel ne font pas double emploi comme l'a prétendu certain Zoile du style de Racine. Solennel signifie qui revient tous les ans. Or, une fète peut être ancienne sans retour périodique, et celles qui sont annuelles n'ont pas toujours été antiques.

9 Mane salutantum totis vomit ædibus undam. (Virg.)

5 Le vers d'Esther, act. II, sc. VII:

Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres,

présente l'image opposée à celle que nous trouvons ici.

4 Baal, idole des Phéniciens et des Chaldéens, adoptée par les habitants du royaume d'Israël, qui mêlaient au culte de cette fausse divinité des cérémonies infàmes.

Se fait initier à ses honteux mystères,

Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères 1.
Je tremble qu'Athalie, à ne vous rien cacher,
Vous-même de l'autel vous faisant arracher,
N'achève enfin sur vous ses vengeances funestes,
Et d'un respect forcé ne dépouille 2 les restes.

JOAD.

D'où vous vient aujourd'hui ce noir pressentiment?

ABNER.

Pensez-vous être saint et juste impunément?
Dès longtemps elle hait cette fermeté rare
Qui rehausse en Joad l'éclat de la tiare;
Dès longtemps votre amour pour la religion
Est traité de révolte et de sédition.

Du mérite éclatant cette reine jalouse
Hait surtout Josabeth, votre fidèle épouse.
Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur,
De notre dernier roi Josabeth est la sœur 3.
Mathan, d'ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilége,
Plus méchant qu'Athalie, à toute heure l'assiége;
Mathan, de nos autels infâme déserteur,

Et de toute vertu zélé persécuteur.

C'est peu que, le front ceint d'une mitre étrangère,
Ce lévite à Baal prête son ministère ;

Ce temple l'importune, et son impiété

Voudrait anéantir le dieu qu'il a quitté.

Pour vous perdre il n'est point de ressorts qu'il n'invente‘;
Quelquefois il vous plaint, souvent même ii vous vante;
Il affecte pour vous une fausse douceur;

Et, par là de son fiel colorant la noirceur,
Tantôt à cette reine il vous peint redoutable,
Tantôt, voyant pour l'or sa soif insatiable,

5

Il lui feint qu'en un lieu que vous seul connaissez,
Vous cachez des trésors par David amassés.
Enfin, depuis deux jours, la superbe Athalie

1 Leurs se rapporte ici à reste, qui est un nom collectif; mais il faut remarquer que le verbe est au singulier. Ainsi, daus la même phrase, nous trouvons l'accord de mot et l'accord d'idée. Il ne faut être ni timide ni maladroit pour rendre cela régulier.

2 Latinisme.

Exue mentem. (Virg., En., I. IV, v. 319.)
3 Josabeth était fille de Joram et sœur d'Ochozias.
4«< On lisait dans la première édition de 1691 :

Pour vous perdre il n'est pas de ressorts qu'il ne joue
Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous loue.

Les amis de Racine lui représentèrent qu'on ne dit point jouer,
mais faire jouer des ressorts. L'auteur changea ce vers dans la
seconde édition, faite peu de temps après la première. » (L. Racine.)
5 Cette expression, inusitée avant et après Racine, est un lati-
nisme : «<<
Regina fingit loco tibi uni cognito te condere thesau-

ros, etc. »

Dans un sombre chagrin paraît ensevelie.
Je l'observais hier, et je voyais ses yeux
Lancer sur le lieu saint des regards furieux;
Comme si, dans le fond de ce vaste édifice,
Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.
Croyez-moi, plus j'y pense, et moins je puis douter
Que sur vous son courroux ne soit près d'éclater,
Et que de Jézabel la fille sanguinaire

Ne vienne attaquer Dieu jusqu'en son sanctuaire'.

JOAD.

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,

Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte 2.

1 « L'art de l'exposition, dit Geoffroy, ne peut aller plus loin. Nous ne sommes pas encore à la moitie de la première scène, et déjà non-seulement le lieu de la scène est marqué avec précision, le jour de l'action indiqué, mais les principaux caractères sont tracés. >>

2« Tout ce qu'il peut y avoir de sublime paraît rassemblé dans ces quatre vers la grandeur de la pensée, la noblesse du sentiment, la magnificence des paroles, et l'harmonie de l'expression, si heureusement terminée par ce dernier vers: Je crains Dieu, cher Abner, etc. D'où je conclus que c'est avec très-peu de fondement que les admirateurs outrés de Corneille veulent insinuer que monsieur Racine lui est beaucoup inférieur pour le sublime, puisque, sans apporter ici quantité d'autres preuves que je pourrais donner du contraire, il ne me parait pas que toute cette grandeur de vertu romaine tant vantée, que ce premier a si bien exprimée dans plusieurs de ses pièces, et qui a fait son excessive réputation, soit au-dessus de l'intrépidité plus qu'héroïque, et de la parfaite confiance en Dieu de ce véritablement pieux, grand, sage et courageux Israélite. » (Boileau, Réflexions critiques, XII.)

Dans une tragédie de R.-J. Nérée, intitulée le Triomphe de la Ligue, et imprimée en 1607, on lit les vers suivants :

Je ne crains que mon Dieu. lui tout seul je redoute...

Celui n'est délaissé qui a Dieu pour son père.

Il ouvre à tous la main; il nourrit les corbeaux;
Il donne la viande aux petits passereaux.
Aux bêtes des forêts, des prés et des montagnes:
Tout vit de sa bonté.

(Act. II, sc. 1.)

Voltaire attribue, à tort, ces vers qu'il a cités, en les modifiant un peu, à l'historiographe Pierre Matthieu, détestable auteur de la Guisiade; mais il ajoute judicieusement que cette rencontre n'enlève rien à l'originalité et à la beauté des vers de Racine. Notre poëte n'a pas eu besoin de consulter Nérée pour dire :

Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.

Il a pu également écrire (act. II, sc. VII):

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,

sans avoir rencontré chez un rimeur obscur : Il donne la viande aux petits passereaux,

Voici maintenant un passage du Tristan, de Chrestien de Troyes, qui nous est communiqué par le savant M. Chabaille, et qui peut

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