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LES PLAIDEURS.

ACTE PREMIER.

SCENE I.

PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.

Ma foi! sur l'avenir bien fou qui se fiera.
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera'.
Un juge, l'an passé, me prit à son service;
Il m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.
Tout Picard que j'étais, j'étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs2 me parlaient chapeau bas;
Monsieur de Petit Jean, ah! gros comme le bras.
Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie 3.
Ma foi! j'étais un franc portier de comédie :
On avait beau heurter et m'ôter son chapeau,
On n'entrait point chez nous sans graisser le marteau.
Point d'argent, point de suisse ; et ma porte était close.
Il est vrai qu'à monsieur j'en rendais quelque chose :
Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin:
Mais je n'y perdais rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
C'est dommage: il avait le cœur trop au métier ;

1 Ce proverbe date de loin. On trouve, dans un fabliau du XIIIe siècle, le vers suivant:

Tel rit au main (matin) qui le soir pleure.

2 Prononcez mosieu.

3 Boileau a dit :

Estula, v. 140. Barbasan, t. III, p. 397.

La vertu sans argent n'est qu'un meuble inutile;

et Horace, avant lui :

« Virtus post nummos. »

Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier' ;
Et bien souvent tout seul, si l'on l'eût voulu croire :
Il s'y serait couché sans manger et sans boire.
Je lui disais parfois : Monsieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.
Qui veut voyager loin ménage sa monture;
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure.
Il n'en a tenu compte. Il a si bien veillé

Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé 2.
Il nous veut tous juger les uns après les autres.

Il marmotte toujours certaines patenôtres

Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, mal gré,
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet quarré.
Il fit couper la tête à son coq 4, de colère,
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire;
Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.

Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire.
Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est alègre!
Pour moi, je ne dors plus aussi je deviens maigre,
C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller.
Mais, veille qui voudra, voici mon oreiller.

Ma foi! pour cette nuit il faut que je m'en donne.
Pour dormir 5 dans la rue on n'offense personne.
Dormons.

(Il se couche par terre.)

1 Imité d'Aristophane : « Il se désespère s'il n'occupe pas le premier banc des juges. » (Guépes, trad. de M. Artaud.)

2 Expression impropre : le timbre se fèle, et ne se brouille pas. 3 Où pour auxquelles : l'emploi de l'adverbe en ce sens est fort élégant et très-commun au XVIIe siècle. C'est un reste de l'ancien langage. Marot écrivait au XVIe siècle :

Ne vois-tu pas que celle

Où (à qui) tu écris ses nouvelles te cèle? ( Élég., xxii. )

Et Voltaire, au XVIIIe, disait encore:

Pardonne à cet hymen où (auquel) j'ai pu consentir.
Alz., act. III, sc. 1.

Voy., sur les divers usages de où, le Lexique comparé de la langue de Molière (p. 267 et suiv.), par M. F. Génin.

Il fit couper la tête à son coq, etc. Imité d'Aristophane, qui fait dire à Xanthias, esclave de Philocléon : « Son coq ayant chanté le soir, il dit que les accusés avaient sans doute gagné ce pauvre animal pour l'éveiller plus tard qu'à l'ordinaire. » (Les Guépes, trad. de M. Artaud, p. 162.) L'habile traducteur rapproche de ce passage les vers suivants, de Plaute :

Obtrunco gallum, furem manifestarium.

Credo ædepol illi mercedem gallo pollicitos coquos;
Si id palam fecisset. (Aulul., III, u, 18.)

5 Parce qu'on dort.

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Que diable! si matin que fais-tu dans la rue?

PETIT JEAN.

Est-ce qu'il faut toujours faire le pied de grue',
Garder toujours un homme, et l'entendre crier?
Quelle gueule ! Pour moi je crois qu'il est sorcier.
L'INTIME.

Bon!

PETIT JEAN.

Je lui disais donc, en me grattant la tête,
Que je voulais dormir. « Présente ta requête
« Comme tu veux dormir, » m'a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.

Bon soir.

L'INTIMÉ.

Comment, bon soir? Que le diable m'emporte Si... Mais j'entends du bruit au-dessus de la porte.

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1 Étre debout: la grue ne se couche pas,

même pour dormir. 2 Nos pères supportaient ce mot, que Molière a mis dans la bouche de madame Pernelle, parlant à Dorine:

Vous êtes, ma mie, une fille suivante,

Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente.

(Tartufe, acte I, sc. 1.)

3 Le nom de Dandin est un emprunt fait à Rabelais (Pant.,

1. III, ch. XXIX}

Si je leur donne temps, ils pourront comparaître ';
Cà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.

Hors de cour.

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Vite un flambeau, j'entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger?

Où courez-vous la nuit?

Et qui juger? tout dort.

DANDIN.

Je veux aller juger.
LÉANDRE.

PETIT JEAN.

Ma foi! je ne dors guères.
LEANDRE.

Que de sacs! il en a jusques aux jarretières.

DANDIN.

Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j'ai fait provision.

Et qui vous nourrira?

LÉANDRE.

DANDIN.

Le buvetier, je pense.
LÉANDRE.

Mais où dormirez-vous, mon père?

DANDIN.

A l'audience 3.

1 Comparaitre n'est pas le mot propre, mais Dandin ne sait que la langue de la chicane: sans la rime, il aurait dit, par la force de l'habitude, comparoir.

2 L'usage était alors de mettre dans des sacs les pièces de procédure autant de procès, autant de sacs.

3 C'est, en effet, un dortoir pour bien des juges.

LÉANDRE.

Non, mon père, il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade :

Et pour votre santé....

DANDIN.

Je veux être malade.

LÉANDRE.

Vous ne l'êtes que trop. Donnez-vous du repos ;
Vous n'avez tantôt' plus que la peau sur les os.

DANDIN.

Du repos? Ah! sur toi tu veux régler ton père?
Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère,
Qu'à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans?
L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense.
Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
Ma robe vous fait honte. Un fils de juge! Ah! fi!
Tu fais le gentilhomme: hé! Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre et dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins: tous ont porté la robe;
Et c'est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis :
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés 2,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche.
Voilà comme on les traite. Hé! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère est-ce là la leçon ?

La pauvre Babonnette! Hélas! lorsque j'y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes3.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu'un sot.

LÉANDRE.

Vous vous morfondez-là, Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître, Couchez-le dans son lit; fermez porte, fenêtre; Qu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud.

1 Tantôt, bientôt. Tantot s'emploie encore dans le langage familier: venez tantôt me voir; mais il indique un temps plus rapproché que bientôt.

2 Tout ce passage est imité d'Aristophane.

5 Allusion à madame Tardieu, femme du lieutenant criminel. Boileau, dans sa dixième satire, a stigmatisé l'avarice de ce couple ridiculement célèbre.

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