Imágenes de páginas
PDF
EPUB

montré, au troisième livre de l'Énéide, Andromaque, veuve de Pyrrhus, femme d'Hélénus, et pourtant si pieusement fidèle au souvenir d'Hector, que le spectacle de sa douleur fait douter qu'elle ait jamais eu un autre époux. Cette illusion produite par le génie est le germe de la conception de Racine, qu'on n'aurait pas dû rattacher sans intermédiaire au spiritualisme chrétien, puisque Virgile a préparé la transition. Ce qui appartient exclusivement à Racine, c'est le rôle entier de Pyrrhus, qui ne paraît point dans la pièce grecque, la jalousie d'Hermione, la passion d'Oreste et ses fureurs, et l'art merveilleux qui associe deux actions distinctes dans un intérêt unique concentré sur la noble et touchante figure d'Andromaque.

L'enthousiasme public éveilla l'envie, et la critique mêla sa voix discordante au bruit des acclamations. Un écrivain obscur, Subligny, composa, pour amortir l'éclat du succès, la folle Querelle, comédie d'ailleurs assez plate, en trois actes et en prose. Racine ne s'en émut pas et mit à profit quelques critiques de détail sur le style qui ne portaient pas à faux. Il fut plus sensible aux propos de certains courtisans qui cherchaient à l'abaisser pour maintenir le vieux Corneille à son rang. Créqui et la comtesse d'Olonne en furent cruellement punis par de sanglantes épigrammes. Racine leur prouva que l'aiguillon de l'abeille fait de cuisantes et profondes piqûres. Corneille lui-même ressentit quelque chagrin de ce triomphe, et il n'eut pas l'adresse de déguiser son dépit. « Je croyais, écrivait-il à Saint-Évremond, que l'amour était une passion trop chargée de faiblesses pour être la dominante dans une pièce héroïque; j'aime qu'elle y serve d'ornement et non pas de corps. » Racine aurait dû ménager cette faiblesse d'un vieillard dont il inquiétait la gloire; mais sa malice l'emporta, et, sans déclarer la guerre, il ne se refusa pas le plaisir de légères représailles dont Corneille fut

piqué. Le public remarqua dans les Plaideurs la parodie qui fait passer les vénérables rides de don Diègue sur le front patibulaire d'un huissier, sans parler du jeu de mots sur exploits :

Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.

Mais ce n'était pas la seule irrévérence de ce genre glissée dans cette pièce. Corneille, plus clairvoyant que la foule, reconnut sans doute le Viens, mon fils, viens, mon sang, de son héroïque vieillard dans le Viens, mon sang, viens ma fille de Chicaneau; et encore: Achève, et prends ma vie, dans : Achève, prends ce sac '. Ces trois espiègleries de Racine étaient autant de coups d'épingle en retour des censures de Corneille. Les grands hommes sont des hommes.

Les Plaideurs sont un accident de la vie dramatique de Racine: dans la chasse aux bénéfices qu'il avait entreprise avant de passer au théâtre, il avait gagné le prieuré de l'Épinay; mais un compétiteur le lui disputa avant qu'il pût en prendre possession, et il n'en tira qu'un procès où ni lui ni ses juges n'entendirent jamais rien. Ce n'est pas nous qui entreprendrons de débrouiller l'affaire; ce qui nous importe, c'est que Racine ait pris gaiement sa mésaventure, et qu'après avoir été débouté, il ait écrit, en compagnie de ses joyeux amis Boileau, Furetière et Chapelle, la piquante satire en dialogues et en tableaux où nous trouvons, sinon l'intérêt, au moins le style de la comédie. Racine, dans cette pièce, ne vise ni à la haute comédie de mœurs ni à la comédie d'intrigue : il amuse sans intéresser, il parodie, et il ne peint pas.

' Voir p. 77 de notre édition, note 4; p. 89, note 2; p. 102, note 2. Dans l'épigramme sur Créqui, Racine introduit encore, mais sans intention maligne, un vers de Corneille.

Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome,

est tiré textuellement du Menteur, acte V, scène v.

Les personnages qu'il met en scène ne sont pas des caractères; les passions de ceux qui en ont sont des manies. Dandin est un vieux fou ainsi que Chicaneau, et la comtesse de Pimbesche n'est qu'une vieille extravagante tous trois ont leur loge qui les attend aux Petites-Maisons. Isabelle et Léandre peuvent ou non se marier sans qu'on s'en émeuve ; l'Intimé et Petit-Jean appartiennent au genre bouffon. Le parterre de l'hôtel de Bourgogne goûta peu cette satire où la plaisanterie a trop de finesse et les travers une bizarrerie trop spéciale; le palais prit la chose de travers, et il n'y eut d'abord que Molière pour protester contre l'indifférence du public et la mauvaise humeur des hommes de chicane. Molière fit en cela preuve de goût et de générosité, car il avait à se plaindre de Racine, déserteur de son théâtre au profit d'une troupe rivale. Les bourgeois commencèrent à comprendre et se décidèrent à rire lorsque Louis XIV et sa cour eurent donné le signal. Malgré ce succès par ordre du roi, les Plaideurs, si divertissants à la lecture et dont tant de vers sont devenus proverbes, étincelants de tant d'esprit, et d'un style si net et si vif, les Plaideurs plaisent médiocrement à la représentation, parce que le spectateur, ne craignant rien et ne désirant rien, reste froid devant des travers excentriques et hyperboliques. Les Guépes d'Aristophane avaient à Athènes un tout autre intérêt pour un peuple de plaideurs, et le cadre fantastique où sont jetés les personnages prête de la vraisemblance à l'exagération de leurs travers. Au reste, le comique grec a fourni peu de traits et seulement quelques scènes à son imitateur, qui a puisé plus largement au trésor inépuisable de notre Homère bouffon, de Rabelais, véritable précurseur et seul rival de Molière.

On ne saurait passer des Plaideurs à Britannicus sans admirer la souplesse du génie de Racine. Il quitte Aristophane et Rabelais pour Tacite, ce rude joûteur,

comme on l'a dit, et il se gardera bien d'être vaincu. Dans Andromaque, le génie du poëte a déjà toute sa force; dans Britannicus il atteint sa maturité. Voltaire a dit que c'était la pièce des connaisseurs; et, en effet, plus le goût s'attache à examiner la savante structure de cette composition, la vérité des mœurs et des caractères, l'ordre et la proportion des scènes, l'art du style, et plus on admire. Il est vrai que l'émotion tragique n'est pas tout à fait au niveau de la gravité des événements, et cela tient à l'inévitable infériorité du héros à côté de personnages tels que Néron, Agrippine et Burrhus. L'intérêt est celui de l'histoire, qui ne donne pas toujours la première place aux victimes. C'est déjà beaucoup d'avoir élevé au point où l'a porté Racine cet adolescent qu'on n'a pu qu'entrevoir et qui meurt soudainement. Le miracle du poëte est d'avoir fait revivre la Rome impériale déjà souillée de crimes et de perfidies, et, retenant de sa force qui va s'épuiser, de sa grandeur qui chancelle, un prestige dont se tempère encore le spectacle de sa dégradation; d'avoir montré sous des formes imposantes le prélude de cette orgie qu'arrosera bientôt le sang des martyrs et que punira plus tard le glaive des Barbares. Sans doute, le poëte pouvait mettre à nu ces plaies qu'il voile de draperies majestueuses; mais, s'il dérobe quelque chose à nos yeux, il indique tout, il fait tout comprendre. On a regretté de nos jours que la pudeur du peintre et son amour de la beauté idéale aient éloigné de nos regards les impuretés et les horreurs que fournissait l'histoire : nous sommes bien loin de partager ce regret. L'art a une autre destination que de faire naître le dégoût; son but est d'élever et d'épurer les âmes par l'image idéalisée des vertus et des vices: l'ambition d'Agrippine, la lâcheté cruelle de Néron et sa luxure, la bassesse de Narcisse, déjà purgées par la forme poétique qui les limite en les exprimant, laissent à la mâle vertu de Burrhus, à la gé

néreuse candeur de Britannicus, à l'innocence de Junie, ce charme de pureté qui pénêtre l'âme et qui la fortifie. Agrippine n'est pas moins odieuse, Néron moins méprisable, Narcisse moins vil, parce que la réalité brutale de leurs passions et de leurs vices nous échappe; il suffit que l'image nous en soit présente dans leurs discours et dans leur conduite, et que la vérité des sentiments qu'ils expriment prête les apparences de la vie à la passion ou à l'idée qu'ils représentent. Ce ne sont pas de pures abstractions, comme on le prétend pour les réprouver, ce ne sont pas des portraits tels que les voudrait la critique réaliste, ce sont des idées qui ont pris un corps, un visage, une âme, idées vivantes de cette réalité poétique qui suffit à charmer les esprits délicats. L'illusion que produisent ces belles créations ne naît pas dans toutes les intelligences, cela est vrai; mais, qu'on y prenne garde, l'insensibilité qu'elles rencontrent, le dédain qui les accueille, ne les accusent ni ne les amoindrissent, et il est permis d'y voir, à la charge des insensibles et des railleurs, un signe d'infirmité ou de dépravation. En dépit des détracteurs, Britannicus demeure, avec Cinna, le chefd'œuvre de la tragédie historique.

Le parti de Corneille, grossi des envieux de toute gloire « qui maigrissent de l'embonpoint d'autrui, » chicana le succès d'abord contesté, bientôt brillant et définitif de Britannicus. Néron caché pendant l'entrevue de Junie et de Britannicus; ce jeune prince vieilli de deux ans ; Junie entrant aux vestales sans dispense d'âge dûment légalisée, et sur la volonté populaire; Narcisse calomnié, telles furent les armes de la critique, traits débiles qui n'atteignaient pas l'œuvre et qui n'auraient pas dû blesser l'auteur. Mais, cette fois encore, Racine manqua de sang-froid et de générosité. La première préface de Britannicus, supprimée depuis, car Racine avait du moins la vertu du repentir, abonde en sar

« AnteriorContinuar »