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pensionnaires applaudies. Si, au lieu d'être jouée clandestinement dans la chambre du roi, Athalie eût paru comme Esther sous les yeux de la cour, sur la scène aristocratique de Saint-Cyr, l'opinion publique aurait suivi une seconde fois le suffrage royal. Racine souffrit de cet abandon, et, en dépit de Boileau, impuissant à le rassurer, il en vint à penser que son œuvre était condamnée irrévocablement. Pardonnonslui, dans le dépit qu'il dut en ressentir, le retour de malignité qui lui inspira vers ce temps deux épigrammes, l'une sur la Judith de Boyer, l'autre contre l'Aspar du neveu de Corneille. Nous devons bien les noter, car ni Marot, ni J.-B. Rousseau n'ont jamais aiguisé plus finement le trait railleur.

Racine n'en continua pas avec moins de conscience ses fonctions d'historiographe et ses promenades militaires. Il partit courageusement (1693) pour ce glorieux siége de Namur, cause de la grande mésaventure pindarique de Boileau'. La faveur du roi, qui lui donnait alors une charge de gentilhomme de la chambre, la confiance de madame de Maintenon, la cordialité apparente du P. de La Chaise, l'inaltérable amitié de Despréaux, la prospérité de sa famille entretenue par le produit de ses emplois, sa maison sagement administrée par madame Racine, les espérances que donnait son fils aîné engagé dans la diplomatie sous le patronage de M. de Torcy, la piété exemplaire de ses filles, leur vêture même et leurs vœux, car elles

Racine, mieux avisé, ne fit point d'ode, et il écrivit en prose simple et noble une relation du siége, qui a été conservée. On lui attribue encore, sur la retraite précipitée de Guillaume III, l'épigramme suivante :

Si César vint, vit et vainquit,

Guillaume vint et vit de même ;
C'est un vrai César en petit :
Des trois choses que César fit,
Il ne manque que la troisième.

entraient au couvent et donnaient cours à ces larmes qu'il aimait tant à verser, tous ces bienfaits du roi et de la Providence charmaient l'arrière-saison de Racine et cicatrisaient certainement la blessure que lui avait faite la disgrâce d'Athalie; mais, après quelques années de ce calme heureux, son âme tendre et disposée à la mélancolie, cette âme à laquelle rien n'a manqué que d'être fortement trempée, fut soumise à une épreuve qui abrégea ses jours et qui empoisonna la fin d'une vie si bien remplie et si glorieuse.

Madame de Sévigné disait, en 1689: «Racine aime Dieu comme il a aimé ses maîtresses. » L'imprudent aimait aussi Louis XIV, et il s'en croyait aimé, parce qu'il en avait reçu des largesses et des sourires. L'affection sincère qu'il éprouvait lui servait de mesure au sentiment qu'il croyait inspirer. Aussi combien fut amer le mécompte de son cœur lorsqu'il lui fallut reconnaître que l'amitié n'avait pas germé à cette hauteur où régnait souverainement l'égoïsme! Louis XIV, Fénelon et Saint-Simon en sont d'assurés témoins, n'a jamais aimé que lui-même; et le jour où Racine blessa ce moi si prodigieusement gonflé qui absorbait l'État, la nation, l'Église même, une parole méprisante l'écrasa. Le faste du roi et ses guerres ruineuses avaient tellement épuisé la France (1696), que, même sur les marches de son trône, on parlait avec effroi de la misère publique. Madame de Maintenon s'en alarmait, Racine partageait ses alarmes; et comme il avait gémi avec éloquence, madame de Maintenon l'engagea à consigner dans un mémoire le tableau de ces calamités et les moyens d'alléger des maux devenus intolérables. Ce mémoire, confié à celle qui l'avait demandé, tomba sous les yeux du roi, qui voulut connaître le nom de l'auteur: «< Croit-il tout savoir, s'écria-t-il, parce qu'il sait faire des vers? et, parce qu'il est grand poëte, veut-il être ministre ? » Ce mot cruel, qui lui fut trans

mis, entra comme une flèche dans le cœur de Racine. Dès lors il dut se perdre dans la foule des courtisans, d'où il cherchait douloureusement un regard qui ne tombait plus sur lui, pendant que la prudente madame de Maintenon ne l'abordait plus que rarement et à la dérobée. Racine espérait encore (tant une bonne conscience a de clémence et d'illusions!) que le mécontentement du roi s'effacerait: un sourire, un mot lui auraient rendu l'âme : il attendit vainement; sa disgrâce était sans remède. Il se souvint alors des vers par lui composés à la louange d'Arnauld; et si on ne les lui avait pas reprochés au passage, si le P. La Chaise avait continué de lui être gracieux, il pensa que peutêtre on ne les avait pas oubliés, et que le tort d'avoir paru sensible à la détresse du peuple s'aggravait dans l'esprit du roi du crime de jansénisme.

Madame de Maintenon gémissait du mal qu'elle avait causé, sans oser tenter un effort énergique pour le réparer. Tremblante elle-même devant la volonté du roi, esclave de ses caprices, il lui était défendu de recevoir Racine dans son appartement, et elle était réduite à profiter de rencontres fortuites, où elle essayait de calmer la douleur du poëte par des espérances qu'elle n'avait pas. Il y a, à ce propos, dans les Mémoires de Louis Racine, une page qu'on ne saurait lire sans un serrement de cœur, et qu'il faut transcrire: «Un jour, madame de Maintenon ayant aperçu mon père dans le jardin de Versailles, elle s'écarta dans une allée pour qu'il pût l'y joindre. Sitôt qu'il fut près d'elle, elle lui dit : «Que craignez-vous? c'est moi qui suis la cause << de votre malheur; il est de mon intérêt et de mon << honneur de réparer ce que j'ai fait; votre fortune de« vient la mienne. Laissez passer ce nuage; je ramène<< rai le beau temps. - Non, non, Madame, lui répon<«< dit-il, vous ne le ramenerez jamais pour moi. — Et << pourquoi, reprit-elle, avez-vous une pareille pensée?

<< Doutez-vous de mon cœur ou de mon crédit? » Il lui répondit : « Je sais, Madame, quel est votre crédit, et « je sais quelles bontés vous avez pour moi; mais j'ai << une tante qui m'aime d'une façon bien différente. « Cette sainte fille demande tous les jours à Dieu pour << moi des disgrâces, des humiliations, des sujets de << pénitence; et elle aura plus de crédit que vous. » Dans le moment qu'il parlait, on entendit le bruit d'une calèche : C'est le roi qui se promène, s'écria madame de Maintenon: cachez-vous! Il se sauva dans un bosquet. » Combien cette scène est poignante dans le simple récit qui nous la transmet! Racine se cacher ! Racine se dérober pour éviter la présence de Louis XIV! Hâtons-nous d'écarter ce douloureux souvenir et de remettre à son rang le poëte humilié; relevons-le par les magnifiques paroles que nous fournit à propos son éloge de Corneille : « Du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-d'œuvre, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité, qui se plaît, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l'excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd'hui d'avoir produit Auguste ne se glorifie guère moins d'avoir produit Horace et Virgile. »

Ce que Racine disait pour Corneille, la postérité le répète aujourd'hui pour Racine. Égalité tardive! stérile justice! car, après cette avanie, Racine n'avait plus qu'à mourir. Atteint bientôt d'une de ces maladies que la mélancolie engendre et qu'elle développe rapidement, il n'essaya point de lutter le ressort qui l'aurait ranimé était brisé; il ne fit plus que languir,

consolé cependant par les saintes espérances de la religion, auxquelles il s'était toujours confié, et qu'il embrassait alors avec ferveur. Son recours était à celui qui << entend les soupirs de l'humble qu'on outrage. » A ses derniers moments, il était résigné et courageux; sa famille, dont il réprimait les larmes, ne remarqua aucun signe de faiblesse. Il reçut de Boileau les soins pieux qu'il avait rendus quelques années auparavant à La Fontaine mourant, et il lui laissa pour adieu ces paroles touchantes, qui peignent son âme et qui nous montrent comment il savait aimer : « Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous. » Louis XIV ne soupçonna point l'atteinte que sa froideur avait portée au cœur du poëte qui allait mourir; il crut s'acquitter en lui faisant témoigner quelque intérêt pour ses souffrances, comme il avait autrefois consolé par une dernière aumône la détresse du grand Corneille à son lit de mort.

Racine mourut le 21 avril 1699. Sa dernière pensée fut pour les maîtres de son enfance. Il voulut que son corps fût transporté au monastère de Port-Royal des Champs, noble témoignage de repentir et de reconnaissance, courage posthume, si l'on veut, mais qu'avait annoncé et que faisait pressentir l'hommage publiquement rendu à la mémoire d'Antoine Arnauld. Arrière donc ce lâche et méchant mot si souvent répété : « Il n'aurait pas fait cela de son vivant.»>

GERUZEZ.

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