Imágenes de páginas
PDF
EPUB

« En me servant de mes doigts
« Au lieu de poignard ou dague.
Le vieillard, pleurant de joie,
Lui répond: « Fils de mon âme,
Ta douleur chasse la mienne,
Ton air indigné me plaît.
« Cette fureur, mon Rodrigue,
« Montre-la dans la rescousse
De mon honneur qui n'est plus,
« Si ta main ne le regagne. »
Il lui conta son outrage,
Le bénit et puis l'arma
De l'épée avec laquelle
Rodrigue tua le comte,

Et commença ses cxploits1.

La rudesse héroïque des anciens âges n'est pas moins fortement empreinte dans la romance quatrième, où Rodrigue apporte à son vieux père, assis tristement à table, << la tête sanglante de son ennemi qu'il tient par les cheveux »; et la huitième, où Chimène met enfin un terme à ses poursuites, présente un tableau de mœurs des plus piquants.

De Rodrigue de Vibar2

Grand renom au loin courait;
Cinq rois il avait vaincus,
Maures de la Maurerie....
A Burgos était le roi
Que Fernand on appelait.
Notre Chimène Gomez,
Devant le bon roi paraît...
A ses pieds s'étant jetée,
Elle lui dit son projet :

« Mon père était don Gomez

1. Il faut, en lisant cette pièce, supposer à la fin de chaque second vers une assonnance que nous n'avons pu concilier toujours avec l'exa ctitude extrême dont nous nous sommes fait une loi.

:

2. Ou Bivar les Espagnols confondent presque, dans leur prononciation, le b avec le v; ils méritent la vieille épigramme d'Ausone contre les Gascons:

Felicem populum, vivere cui bibere est!

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors]

La mort que souffrit mon père A cela s'il consentait. » Au roi parut équitable Ce que Chimène voulait. Il écrivit à Rodrigue : De venir il lui disait A Plaisance, où fut le prince, Et que l'affaire importait. Rodrigue qui vit la lettre Que le roi lui envoyait, Chevaucha sur Babieça:

Trois cents guerriers le suivaient. Tous ils étaient hidalgos,

Ceux que Rodrigue menait;

Tous avaient des armes neuves,

Et tous ses couleurs portaient...
Le roi vint à sa rencontre,
Car tendrement il l'aimait :
Et le roi dit à Rodrigue:

« Vous venez; c'est fort bien fait.
Chimène, fille du comte,
Pour mari vous demandait.
Et le meurtre de son père,
Elle vous pardonnerait:
Consentez-y, je vous prie;
. Un grand plaisir j'en aurais.

Je vous ferais bien des grâces,

Des terres vous donnerais.

Alors répondit Rodrigue :

»

« Roi seigneur, cela me plaît, Ainsi que toute autre affaire

Où ta volonté serait. »
Le roi mercia Rodrigue;
Le mariage fut fait.

C'est ainsi que le chant populaire accompagne tous les grands hommes, tous les grands faits de l'Espagne à travers les siècles, depuis les Romains et les Goths, jusqu'à la découverte de l'Amérique et la conquête du Pérou. Sans doute cette chronique chantée ne mérite pas toujours une confiance entière pour les événements qu'elle nous transmet. Mais les idées, les mœurs, la vie morale de la nation y sont reproduites plus fidèlement que dans toute autre histoire. En ce sens, Sancho-Pança a parfaitement raison : « Les romances sont trop vieilles pour

mentir. >>

Si le caractère de loyauté guerrière est profondément empreint dans le poème du Cid et dans les romances, un autre trait distinctif de la nation espagnole se manifeste dans les œuvres du plus ancien de ses poètes

connus.

Gonzalo de Berceo, qui mourut vers 1268, a composé des poésies sacrées, de pieuses légendes, où se peignent tour à tour la naïve crédulité et la religion toute extérieure, toute matérielle de ses compatriotes. Gonzalo chante tantôt la vie du glorieux confesseur saint Dominique de Silos, et celle de saint Millan, né à Berceo comme lui; tantôt les miracles et les douleurs de la Vierge, ou le sacrifice de la messe, ou le martyre de saint Laurent.

Ce poète contemple le monde d'un point de vue tout monacal; sa pensée ne va guère plus loin que les murs de son cloître. Il en résulte un certain effet qui ne laisse pas d'être poétique. La nature se transforme pour ainsi dire à ses yeux: le merveilleux seul vit et s'anime le jour qui éclaire ses poèmes semble passer par les vitraux coloriés de son église.

:

LITT. MÉR.

12

C'est une heureuse idée que de faire raconter la passion du Christ par sa glorieuse mère et les paroles que lui prète l'écrivain ne sont pas toujours indignes de cette fiction. Il est remarquable que, chez le poète espagnol, les auteurs du supplice infligé au Christ ce ne sont plus seulement les Juifs, mais aussi les Mores.

Le caractère national perce encore dans l'énergie un peu féroce où se complait le poète, comme feront plus tard les peintres espagnols. Il affectionne les tourments et les martyres. Ses plus belles stances sont celles où il décrit le jugement dernier. Nous en traduisons quelques-unes.

Dans le septième jour, sera presse mortelle,
Les roches ébranlées auront combat entre elles;
Elles se heurteront comme troupes cruelles
Et resteront broyées menu comme du sel.

Les hommes effrayés, pleins d'une angoisse amère,
En voyant éclater ces signes de colère,

Chercheront à se mettre en quelque étroit repaire

Et diront aux montagnes : « Cachez-nous sous la terre.

1. Si l'épopée du Cid et les autres longs poèmes que nous avons déjà nommés laissaient quelques doutes sur l'influence qu'exerçaient alors les trouvères français en Espagne, le désir un peu jaloux d'imiter nos poètes se trahirait assez dans une strophe singulière de Gonzalo. Le poète introduit un moine qui prie la Vierge de raconter elle-même ses douleurs; il ajoute :

Sabran maiores nuevas de la tu alabancia

Que non renuncian todos los maestros de Francia.

On saura plus de choses à ta louange que n'en racontent tous les chantres de la France ».

2. Elles le sont quelquefois. Par exemple: la Vierge, importunée par les supplications du saint moine, se décide à l'exaucer pour se débarrasser de lui:

Disso santa Maria: pensemos de tornar :

Non quiere esti monge darnos ningun vagar.

Sainte Marie dit : Pensons à y aller ce moine ne veut pas nous lisser tranquille. »

Nul le douzième jour, n'osera contempler;
On verra dans le ciel grandes flammes voler;
On verra les étoiles, de leurs voûtes tomber
Comme tombent l'hiver les feuilles du figuier.

Les deux inspirations, l'une guerrière, l'autre monacale, qui animent les premiers chants des poètes espagnols, ne sont pas répandues au hasard sur toute la partie chrétienne de la Presqu'ile; elles se circonscrivent l'une et l'autre dans des limites déterminées elles ont leurs zones géographiques, comme les plantes. Vers la Catalogne, vers Valence, sur le territoire contesté entres les Mores et les chrétiens, retentissent les chants de guerre à Calahorra, à Astorga, en deçà du bruit des armes, à l'ombre des couvents qui s'élèvent sur le sol reconquis et s'avancent avec la victoire, on voit naître les poèmes sur les sujets religieux ou classiques, et les imitations moins nationales de nos derniers trouvères. Enfin à la cour des rois et des princes d'Aragon et de Castille fleurissent les chants lyriques empruntés aux troubadours.

:

Ainsi un prêtre de Léon, Juan Lorenzo Segura, écrit vers la fin du XIIIe siècle un poème sur Alexandre, avec le cortège d'anachronismes qui accompagne partout ce héros de la légende. Les poèmes moraux et allégoriques. détrônent, comme en France, les grandes chansons de geste. Nous rencontrons, au XIVe siècle, la célèbre Danse des morts, dont la terrible sarabande parcourt alors toute l'Europe. Un archiprêtre de Hita, Juan Ruiz, semble à la fois l'héritier de Rutebeuf et le devancier de Rabelais. Il écrivait en 1330 et 1350. Ses œuvres, bizarre mélange de dévotion et d'immoralité, sont composées de récits et d'anec dotes personnelles, mêlées de fictions et d'allégories. On y rencontre des fables et des contes, empruntés à nos fabliaux, entre autres le burlesque Combat du Carnaval et du Carême, associé de la manière la plus étrange aux

« AnteriorContinuar »