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Sa facile bonté, sur son front répandue,
Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue.
Il s'épanchait en fils qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
Mais bientôt, reprenant un visage sévère,
Tel que d'un empereur qui consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d'où dépend le destin des humains '.
Non, il le faut ici confesser à sa gloire,
Son cœur n'enferme point une malice noire;
Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté,
Abusaient contre nous de sa facilité.

Mais enfin à son tour leur puissance décline:
Rome encore une fois va connaître Agrippine :
Déjà de ma faveur on adore le bruit.

Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit :
Passons chez Octavie 3, et donnons-lui le reste
D'un jour autant heureux que je l'ai cru funeste.
Mais qu'est-ce que j'entends? quel tumulte confus?
Que peut-on faire?

JUNIE.

O ciel, sauvez Britannicus!

SCÈNE IV.

AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.

AGRIPPINE.

Burrhus, où courez-vous ? arrêtez. Que veut dire...

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1 « Quelles superbes expressions! et comme elles sont faites pour donner une haute idée de sa puissance.» (La Harpe.) Mais aussi, quelle déception!

2 « Quelle heureuse hardiesse, s'écrie La Harpe, dans le choix des mots! et cette hardiesse est si bien mesurée, qu'elle paraît toute simple: la réflexion seule l'aperçoit; le poëte se cache sous le personnage. »

3 Agrippine et Junie devaient y passer au moment même où Britannicus les quitta: mais le théâtre eût été vide. Racine a trouvé, dans les pleurs de Junie, le motif d'une explication qui devait se faire sans témoin, et qui justifie le séjour des deux princesses sur la scène pendant le temps nécessaire à l'accomplissement du crime de Néron.

Madame.

BURRHUS.

Ou plutôt il est mort,

JUNIE.

Pardonnez, madame, à ce transport.

Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.

SCÈNE V.

AGRIPPINE, BURRHUS.

Quel attentat, Burrhus!

AGRIPPINE.

BURRHUS.

Je n'y pourrai survivre,

Madame; il faut quitter la cour et l'empereur.

AGRIPPINE.

Quoi! du sang de son frère il n'a point eu d'horreur!

BURRHUS.

Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère '.
A peine l'empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l'embrasse, on se tait ; et soudain
César prend le premier une coupe à la main :

« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
Ma main de cette coupe épanche les prémices,
Dit-il; dieux, que j'appelle à cette effusion,
Venez favoriser notre réunion. »

Par les mêmes serments Britannicus se lie.

La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie :
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts,
Madame: la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s'épouvante et sort avec des cris ;
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage,
Sur les yeux de César composent leur visage.

1 Voici le tableau que Tacite a tracé de ce tragique repas (Ann., 1. XIII, c. XVI.): « Illic epulante Britannico, quia cibos potusque ejus <<< delectus ex ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum, <«<aututriusque morte proderetur scelus, talis dolus repertus est. In« noxia adhuc ac præcalida et libata gustu potio traditur Britannico. « Dein, postquam fervore aspernabatur frigida in aqua adfunditur «< venenum ; quod ita cunctos ejus artus pervasit ut vox pariter et spiritus raperentur. Trepidatur a circumsedentibus: diffugiunt "< imprudentes. At quibus altior intellectus, resistunt defixi et Ne<< ronem intuentes. Ille ut erat reclinis et nescio similis,« solitum «ita, ait, per comitialem morbum quo primum ab infantia adflic«taretur Britannicus, et redituros paulatim visus sensusque. » At

Cependant sur son lit il demeure penché ;
D'aucun étonnement il ne paraît touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
A souvent sans péril attaqué son enfance. »
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.

Pour moi, dût l'empereur punir ma hardiesse,
D'une odieuse cour j'ai traversé la presse ;
Et j'allais, accablé de cet assassinat,
Pleurer Britannicus, César et tout l'État.

AGRIPPINE.

Le voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire'.

Agrippinæ is pavor, ea consternatio mentis, quamvis vultu pre« meretur, emicuit, ut perinde ignaram fuisse ac sororem Britan<< nici Octaviam, constiterit: quippe sibi supremum auxilium << ereptum et parricidii exemplum intelligebat. Octavia quoque, « quamvis rudibus annis, dolorem, caritatem, omnes affectus abs«condere didicerat. Ita post breve silentium repetita convivii læti<< tia. » << Britannicus était à l'une de ces tables. Comme il ne mangeait ou ne buvait rien qui n'eût été goûté par un esclave de confiance, et qu'on ne voulait ni manquer à cette coutume, ni déceler le crime par deux morts à la fois, voici la ruse qu'on imafut servi gina. Un breuvage encore innocent, et goûté par l'esclave, Britannicus; mais la liqueur était trop chaude, et il ne put la boire. Avec l'eau dont on la rafraichit, on y versa le poison, qui circula si rapidement dans ses veines, qu'il lui ravit en même temps la parole et la vie. Tout se trouble autour de lui; les moins prudents s'enfuient; ceux dont la vue pénètre plus avant demeurent immobiles, les yeux attachés sur Néron. Le prince, toujours couché sur son lit et feignant de ne rien savoir, dit que c'était un événement ordinaire, causé par l'épilepsie dont Britannicus était attaqué depuis l'enfance; que peu à peu la vie et le sentiment lui reviendraient. Pour Agrippine, elle composait inutilement son visage: la frayeur et le trouble de son âme éclataient si visiblement, qu'on la jugea aussi étrangère à ce crime que l'était Octavie, sœur de Britannicus: et, en effet, elle voyait dans cette mort la chute de son dernier appui, et l'exemple du parricide. Octavie aussi, dans un âge si jeune, avait appris à cacher sa douleur, sa tendresse, tous les mouvements de son âme. Ainsi, après un moment de silence, la gaîté du festin recommença. » (Burnouf.) Ces deux récits sont deux modèles achevés, l'un pour l'histoire, l'autre pour le drame. Le poëte est contraint à quelques sacrifices qu'il compense par d'autres beautés : ainsi l'accueil fait par Néron à Britannicus n'est pas indiqué par l'historien; mais le poëte reste au-dessous de son modèle dans ce trait : « At quibus «altior intellectus, resistunt defixi et Neronem intuentes. » L'immobilité des convives, leurs regards immobiles arrêtés sur César, manquent dans ce vers :

Sur les traits de César composent leur visage.

Et le dernier trait, qui peint toute la cruauté voluptueuse de la cour impériale: «< Post breve silentium repetita convivii lætitia, » est à peine indiqué par

D'une odieuse cour j'ai traversé la presse.

1 Ce mot trahit la mauvaise conscience d'Agrippine. Elle craint d'être soupçonnée, ayant trempé dans tant de crimes.

SCÈNE VI.

AGRIPPINE, NÉRON, BURRHUS, NARCISSE.

Dieux !

NÉRON, voyant Agrippine.

AGRIPPINE.

Arrêtez, Néron ; j'ai deux mots à vous dire.
Britannicus est mort: je reconnais les coups;
Je connais l'assassin.

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Moi! voilà les soupçons dont vous êtes capable.
Il n'est point de malheur dont je ne sois coupable;
Et si l'on veut, madame, écouter vos discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours'.
Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre :
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.

AGRIPPINE.

Non, non; Britannicus est mort empoisonné:
Narcisse a fait le coup; vous l'avez ordonné.

NÉRON.

Madame!... Mais qui peut vous tenir ce langage?

NARCISSE.

Hé seigneur! ce soupçon vous fait-il tant d'outrage ??
Britannicus, madame, eut des desseins secrets
Qui vous auraient coûté de plus justes regrets:
Il aspirait plus loin qu'à l'hymen de Junie;
De vos propres bontés il vous aurait punie.
Il vous trompait vous-même, et son cœur offensé
Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.

Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie;
Soit qu'instruit des complots qui menaçaient sa vie
Sur ma fidélité César s'en soit remis,

Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis ;
Qu'ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres :
Mais vous...

AGRIPPINE.

Poursuis, Néron; avec de tels ministres,

1 Néron est ici un instrument de la justice divine. A défaut de remords, Agrippine est punie, par l'ingratitude de son fils, des crimes qu'elle a commis pour lui.

2 Néron a la lâcheté du crime, Narcisse en a l'impudence.

Par des faits glorieux tu te vas signaler;
Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer:
Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
Je prévois que tes coups viendront jusqu'à ta mère ':
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais;
Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile:
Ne crois pas qu'en mourant je te laisse tranquille;
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m'offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies:
Tu croiras les calmer par d'autres barbaries;
Ta fureur, s'irritant soi-même dans son cours,
D'un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j'espère qu'enfin le ciel, las de tes crimes 2,
Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes;
Qu'après t'être couvert de leur sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien;
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu tu peux sortir 3.

NÉRON.
Narcisse, suivez-moi.

SCÈNE VII.

AGRIPPINE, BURRHUS.

AGRIPPINE.

Ah ciel! de mes soupçons quelle était l'injustice!
Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse!
Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés pour adieux?
C'en est fait, le cruel n'a plus rien qui l'arrête;
Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tête.
Il vous accablera vous-même à votre tour.

1 << Parricidii exemplum. » (Tac. ) Voy. p. 188, note, l. 4. 2 Malherbe avait dit :

Et le ciel fatigué de supporter ses crimes

Est résolu de se justifier.

3 Ce mot est un ordre, ainsi Agrippine conserve sur Néron l'ascendant d'une âme fortement trempée sur la faiblesse criminelle. Néron n'est pas au niveau de ses crimes. Il cède d'abord par faiblesse à ses mauvais penchants; il s'y abandonnera ensuite par folie. Ces monstres, dont les crimes nous épouvantent, étaient des aliénés, et leur démence était tout à la fois le chàtiment de leurs vices et de la lâcheté des peuples qui les supportaient.

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