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MITHRIDATE.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

XIPHARÈS, ARBATE.

XIPHARÈS.

On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport :
Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.
Les Romains vers l'Euphrate ont attaqué mon père,
Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.
Après un long combat, tout son camp dispersé
Dans la foule des morts en fuyant l'a laissé ;
Et j'ai su qu'un soldat dans les mains de Pompée
Avec son diadème a remis son épée.
Ainsi ce roi qui seul a, durant quarante ans',
Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants,
Et qui, dans l'Orient balançant la fortune,
Vengeait de tous les rois la querelle commune,
Meurt, et laisse après lui, pour venger son trépas,
Deux fils infortunés qui ne s'accordent pas.

ARBATE.

Vous, seigneur! Quoi! l'ardeur de régner en sa place
Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace 3?

1 Les guerres de Mithridate contre les Romains ne durèrent que trente ans, pendant lesquels ce roi du Pont eut à combattre Sylla, Lucullus et Pompée. Sa dernière défaite ne l'avait point terrassé, et il songeait, à l'exemple d'Annibal, à porter la guerre en Italie lorsque, détrôné par la trahison de son fils Pharnace, et réduit à mourir, il se fit donner la mort par un soldat gaulois, l'an 65 av. J. C.

2«Tout lecteur curieux d'étudier la période poétique fera sans doute attention à ce mot meurt, qui, après quatre vers imposants, tombe si juste au commencement du cinquième, et le coupe, en formant une césure qui force l'oreille de s'y arrêter. » (La Harpe.) 3 Arbate devrait mieux connaître Xipharès, et ne pas le soupçonner gratuitement de haine et d'ambition.

XIPHARÈS.

Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix,
D'un malheureux empire acheter le débris.
Je sais en lui des ans respecter l'avantage;
Et, content des Etats marqués pour mon partage,
Je verrai sans regret tomber entre ses mains
Tout ce que lui promet l'amitié des Romains.

ARBATE.

L'amitié des Romains? Le fils de Mithridate,
Seigneur? Est-il bien vrai ?

XIPHARÈS.

N'en doute point, Arbate;
Pharnace, dès longtemps tout Romain dans le cœur,
Attend tout maintenant de Rome et du vainqueur.
Et moi, plus que jamais à mon père fidèle,
Je conserve aux Romains une haine immortelle.
Cependant et ma haine et ses prétentions
Sont les moindres sujets de nos divisions.

ARBATE.

Et quel autre intérêt contre lui vous anime?
XIPHARÈS.

Je m'en vais t'étonner : cette belle Monime,
Qui du roi notre père attira tous les vœux,
Dont Pharnace après lui se déclare amoureux..........

Hé bien, seigneur ?

ARBATE.

XIPHARÈS.

Je l'aime, et ne veux plus m'en taire, Puisque enfin pour rival je n'ai plus que mon frère 2. Tu ne t'attendais pas, sans doute, ce discours; Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours. Cet amour s'est longtemps accru dans le silence. Que n'en puis-je à tes yeux marquer la violence, Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis 3! Mais, en l'état funeste où nous sommes réduits, Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire A rappeler le cours d'une amoureuse histoire. Qu'il te suffise donc, pour me justifier, Que je vis, que j'aimai la reine le premier'; Que mon père ignorait jusqu'au nom de Monime

1 En lui se rapporte à Pharnace qui était l'aîné de Xipharès 2 Le spectateur, dit Geoffroy, reçoit presque à chaque vers une instruction nouvelle : à peine connait-il les caractères differents des deux frères, qu'il apprend leur rivalité. C'est là le mérite essentiel d'une bonne exposition: jamais le sujet n'y est trop tôt expliqué.

3 Antithèse affectée. Ce vers ne s'unit au précédent que par l'ellipse trop forte d'un verbe qu'il n'est pas facile de suppléer.

4 La priorité n'est pas indifférente, au moins comme excuse. Xipharès rappellera cette circonstance dans la scène avec Monime.

Quand je conçus pour elle un amour légitime.
Il la vit. Mais, au lieu d'offrir à ses beautés
Un hymen, et des vœux dignes d'être écoutés,
Il crut que, sans prétendre une plus haute gloire',
Elle lui céderait une indigne victoire.

Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu ;
Et que, lassé d'avoir vainement combattu,
Absent, mais toujours plein de son amour extrême,
Il lui fit par tes mains porter son diadème.

Juge de mes douleurs quand des bruits trop certains
M'annoncèrent du roi l'amour et les desseins;
Quand je sus qu'à son lit Monime réservée
Avait pris avec toi le chemin de Nymphée ?!
Hélas! ce fut encor dans ce temps odieux

Qu'aux offres des Romains ma mère3 ouvrit les yeux ;
Ou, pour venger sa foi par cet hymen trompée,
Ou, ménageant pour moi la faveur de Pompée,
Elle trahit mon père, et rendit aux Romains
La place et les trésors confiés en ses mains.
Quel' devins-je au récit du crime de ma mère !
Je ne regardai plus mon rival dans mon père ;
J'oubliai mon amour par le sien traversé :
Je n'eus devant les yeux que mon père offensé.
J'attaquai les Romains; et ma mère, éperdue,
Me vit, en reprenant cette place rendue,

A mille coups mortels contre eux me dévouer,
Et chercher, en mourant, à la désavouer.

L'Euxin, depuis ce temps, fut libre, et l'est encore;
Et des rives de Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père; et ses heureux vaisseaux
N'eurent plus d'ennemis que les vents et les eaux.
Je voulais faire plus : je prétendais, Arbate,
Moi-même à son secours m'avancer vers l'Euphrate.
Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.
Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,
Monime, qu'en tes mains mon père avait laissée,
Avec tous ses attraits revint en ma pensée.

Que dis-je ? en ce malheur je tremblai pour ses jours;
Je redoutai du roi les cruelles amours;

Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses

Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses.

1 Voy. la note ci-dessus, p. 159.

2 « Ce n'est pas sans dessein qu'on nomme ici Nymphée : c'est le nom de la ville dans l'enceinte de laquelle l'action se passe. Nymphée ne rime pas avec réservée. » (Geoffroy.)

3 La mère de Xipharès s'appelait Stratonice.

A Foi rime avec l'hémistiche du vers suivant : c'est une négligence. 5 Que serait prosaïque et sans élégance. Quel est à sa place ici, aussi bien que dans ce vers de Phèdre, act. III, sc. VI:

Quel il m'a vu jadis, et quel il me retrouve

6 Par ma mort.

Je volai vers Nymphée ; et mes tristes regards
Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts.
J'en conçus, je l'avoue, un présage funeste.
Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.
Pharnace, en ses desseins toujours impétueux,
Ne dissimula point ses vœux présomptueux :
De mon père à la reine il conta la disgrâce,
L'assura de sa mort, et s'offrit en sa place.
Comme il le dit, Arbate, il veut l'exécuter.
Mais enfin à mon tour je prétends éclater:
Autant que mon amour respecta la puissance
D'un père à qui je fus dévoué dès l'enfance,
Autant ce même amour, maintenant révolté,
De ce nouveau rival brave l'autorité.

Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,
Condamnera l'aveu que je prétends lui faire ;
Ou bien, quelque malheur qu'il en puisse avenir',
Ce n'est que par ma mort qu'on la peut obtenir.
Voilà tous les secrets que je voulais t'apprendre.
C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre;
Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,
L'esclave des Romains, ou le fils de ton roi.
Fier de leur amitié, Pharnace croit peut-être
Commander dans Nymphée, et me parler en maître.
Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien :
Le Pont est son partage, et Colchos est le mien 3;
Et l'on sait que toujours la Colchide et ses princes
Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces “.

ARBATE.

Commandez-moi, seigneur. Si j'ai quelque pouvoir,

1 Advenir, qui a remplacé l'ancien verbe avenir, aurait moins de grâce. On a banni l'un et l'autre du style noble.

2 Choisir est pris ici dans son ancienne acception de voir, examiner, juger. Geoffroy critique ce mot sans voir pourquoi Racine l'a choisi.

3« Quelques savants prétendent qu'il n'y a point dans la Colchide de ville qui's'appelle Colchos. Colchos n'est pas non plus le nom d'une région, d'une province, comme Luneau se l'imagine. Colchos est un nom de peuple; c'est l'accusatif de Colchi, Colchorum. Il est vrai que Racine en parle toujours comme d'une ville.» (Geoffroy.)

4 «L'usage veut qu'on dise mettre au rang et compter au nombre; mais cet usage n'est une loi que pour la prose. Cette scène est écrite avec une élégance si naturelle, que La Motte-Houdard l'a choisie pour prouver l'inutilité de la versification: il a mis en prose les vers de Racine, et il n'a eu besoin pour cette opération que de rompre la mesure: tant le style de Racine est pur, correct et facile! Mais La Motte, au lieu de faire par là triompher sa cause, s'est avoué vaincu, puisqu'il a prouvé par le fait que les bons vers réunissent à toutes les qualités d'une bonne prose une grâce, une harmonie, une vivacité, auxquelles la prose ne peut atteindre: la scène de La Motte est élégante et bien écrite 2 mais froide et ennuyeuse en comparaison de celle de Racine. >> (Geoffroy.)

Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir :
Avec le même zèle, avec la même audace
Que je servais le père, et gardais cette place
Et contre votre frère, et même contre vous,
Après la mort du roi, je vous sers contre tous '.
Sans vous, ne sais-je pas que ma mort assurée
De Pharnace en ces lieux allait suivre l'entrée ?
Sais-je pas que mon sang, par ses mains répandu,
Eût souillé ce rempart contre lui défendu?
Assurez-vous du cœur et du choix de la reine;

Du reste, ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vaine,
Ou Pharnace, laissant le Bosphore en vos mains,
Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.

XIPHARÈS.

Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême !
Mais on vient. Cours, ami. C'est Monime elle-même 2.

SCÈNE II.

MONIME, XIPHARĖS.

MONIME.

Seigneur, je viens à vous: car enfin aujourd'hui 3,
Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui ?
Sans parents, sans amis, désolée et craintive;
Reine longtemps de nom, mais en effet captive,
Et veuve maintenant sans avoir eu d'époux,
Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.
Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime':
J'espère toutefois qu'un cœur si magnanime

1 « L'inversion de ces quatre vers est dure; et la répétition de la conjonction et rend la phrase extrêmement pénible. » (Geoffroy.) 2 «Le reste de cet acte ne nous offrira qu'une rivalité de deux jeunes princes, dont les amours et le caractère n'ont encore rien qui puisse nous y attacher beaucoup. Tout ce commencement m'a toujours paru très-faible: sans le nom de Mithridate, rien ne serait ici au-dessus du comique noble; mais dès qu'il paraitra, il relèvera tout, et Racine ne tombe pas longtemps.» (La Harpe.)

3« L'arrivée de la reine produit un grand effet, parce que le spectateur aime déjà sa vertu, et qu'il est impatient de savoir quels sont ses sentiments à l'égard des deux princes. On a demandé pourquoi Monime venait elle-même trouver Xipharès; on a trouvé cette démarche peu convenable à son sexe : le péril de Monime et sa situation présente répondent à cette observation. » (Geoffroy.) A Je tremble à vous nommer. « Je tremble de, » ainsi qu'on dirait aujourd'hui, sur la foi des grammairiens, n'aurait ni la même vivacité, ni la même énergie, ni tout à fait le même sens. Il faut se hâter de reprendre, dans nos grands écrivains, tout ce que la tyrannie des puristes ne nous a pas définitivement enlevé.

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