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Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit?
Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune ́.

AGAMEMNON.

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché?!

ARCAS.

Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs la plus riche contrée :
Du sang de Jupiter issu de tous côtés,

L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez ;
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent;
Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois 3,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ;
Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes
D'llion trop longtemps vous ferment le chemin :
Mais, parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin ';

1 Ce vers est magnifique; mais, comme le remarque judicieusement M. Patin : « Chez Racine, l'esclave parle comme le maître. C'est que ce n'est point un esclave, mais simplement un confident. Il en est autrement chez Euripide; ce vieillard, auquel a recours dans sa détresse Agamemnon, a son caractère, son langage: l'infériorité de sa condition est marquée par celle de son langage. Dans la pièce grecque, c'est Agamemnon qui dit : « On n'entend ni le chant des oiseaux ni le bruit de la mer. Les vents se taisent sur l'Euripe. »

2 Euripide: AT.

Ζηλῶ σε, γέρον,

Ζηλῶ δ ̓ ἀνδρῶν ὃς ἀκίνδυνον

Βίον ἐξεπέρασ ̓ ἀγνώς, ἀκλεής.

«Je te porte envie, ô vieillard! Heureux l'homme qui, sans nom et sans gloire, mène une vie exempte de dangers. >>

3 « Grâce au mot tous, dit La Harpe, quelle place tiennent dans ce vers, comme dans l'imagination, ces mille vaisseaux ! » 4 Euripide:

Οὐκ ἐπὶ πᾶσιν σ' ἐφύτευσ ̓ ἀγαθοῖς,

Αγάμεμνον, Ατρεύς.

Δεῖ δέ σε χαίρειν καὶ λυπεῖσθαι

Θνητὸς γὰρ ἔφυς.

« Pour un bonheur sans mélange Atrée ne t'a point engendré, Agamemnon! il te faut jouir et souffrir, car tu es né mortel. »

Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous versez?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie?
Pleurez-vous Clytemnestre ou bien Iphigénie ?
Qu'est-ce qu'on vous écrit1? Daignez m'en avertir 2.

AGAMEMNON.

Non, tu ne mourras point; je n'y puis consentir.

Seigneur...

ARCAS.

AGAMEMNON.

Tu vois mon trouble; apprends ce qui le cause Et juge s'il est temps, ami, que je repose.

Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés :
Nous partions; et déjà par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport:
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
Il fallut s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile 3.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux;
Suivi de Ménélas, de Nestor et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse! et quel devins-je, Arcas',
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas :
« Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si dans un sacrifice auguste et solennel,

Une fille du sang d'Hélène,

De Diane, en ces lieux, n'ensanglante l'autel.
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,

1 Euripide décrit avec plus de détails l'agitation du roi : « Mais, à la lueur de cette lampe, tu écris une lettre que tu tiens encore à la main, puis tu effaces ce que tu as écrit; tu y mets ton cachet pour le briser ensuite, puis tu jettes à terre ces tablettes, le visage inondé de chaudes larmes : enfin des signes de la démence, aucun ne te manque. Qu'as-tu donc? qu'as-tu? O roi! qu'est-il survenu? allons, déclare-moi la cause de ton trouble. » (V. 35-44.) 2 On a critiqué le mot avertir dans le sens d'instruire, comme impropre. Racine l'avait déjà employé dans Bajazet, act. IV,

SC. III:

ATALIDE.

Eh quoi, madame! Osmin...

ROXANE.

Etait mal averti.

3 Deux vers de Virgile ont concouru à former celui-ci :

« Remigio... fatigant.» (L. VIII, v. 94.)

« In lento luctantur marmore. » (L. VII, v. 28.)

4 Ainsi dans Mithridate, act. I, sc. I: Quel devins-je au récit du crime de ma mère !

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Surpris, comme tu peux penser,
Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les dieux, et, sans plus rien ouïr,
Fis vou, sur leurs autels de leur désobéir.
Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée!
Je voulais sur-le-champ congédier l'armée 2.
Ulysse, en apparence, approuvant mes discours,
De ce premier torrent laissa passer le cours.
Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie,
Il me représenta l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis:

De quel front, immolant tout l'État à ma fille,
Roi sans gloire 3, j'irais vieillir dans ma famille.
Moi-même, je l'avoue avec quelque pudeur,
Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce,
Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse.
Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits,
Dès qu'un léger sommeil suspendait mes ennuis,
Vengeant de leurs autels le sanglant privilége,
Me venaient reprocher ma pitié sacrilége;
Et présentant la foudre à mon esprit confus,
Le bras déjà levé menaçaient mes refus.
Je me rendis, Arcas; et, vaincu par Ulysse,
De ma fille, en pleurant, j'ordonnai le supplice.
Mais des bras d'une mère il fallait l'arracher.
Quel funeste artifice il me fallut chercher!
D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le langage :
J'écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,
Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,

1 Cet oracle est tiré du prologue de l'Iphigénie en Tauride d'Euripide. En voici la traduction : « Mais en présence d'une mer impraticable et des vents contraires, il a recours aux sacrifices, et Calchas répond: « O toi qui commandes l'armée des Grecs, Aga«memnon, tes vaisseaux ne sortiront point du port avant que Diane n'ait reçu pour victime ta fille Iphigénie. Tu fis vœu d'immoler à la « déesse qui éclaire les cieux, ce que l'année produirait de plus beau. Ton épouse Clytemnestre a enfanté dans ton palais une fille: c'est «elle que tu dois immoler. » (Euripide, v. 15-24, trad. de M. Artaud, t. II, p. 84.)

2«En entendant cet oracle, j'ordonnai à Talthybius de proclamer à haute voix le départ de l'armée, décidé que j'étais à ne point souffrir que ma fille fût immolée. » V. 94-96.

3

« Turpemque trahens inglorius alvum, » ( Virg.)

Voulait revoir ma fille, et partir son époux'.

ARCAS.

Et ne craignez-vous point l'impatient Achille ??
Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
Ce héros, qu'armera l'amour et la raison,

Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom?
Verra-t-il à ses yeux son amante immolée?
AGAMEMNON.

Achille était absent; et son père Pelée,
D'un voisin ennemi redoutant les efforts,
L'avait, tu t'en souviens, rappelé de ces bords;
Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,
Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent?
Achille va combattre, et triomphe en courant;
Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée,
Hier avec la nuit arriva dans l'armée.

Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras:
Ma fille, qui s'approche, et court à son trépas;
Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère3,
Peut-être s'applaudit des bontés de son père;
Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si saints,
Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains *:
Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,
Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer,
Et que j'avais promis de mieux récompenser.
Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
Approuve la fureur de ce noir sacrifice :
Tes oracles sans doute ont voulu m'éprouver;
Et tu me punirais si j'osais l'achever.
Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence:
Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.
La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,

T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi 5.

1 << Mais mon frère, par tous les artifices du langage, me força de consentir à ce terrible sacrifice. J'écrivis, j'ordonnai à la reine d'envoyer sa fille pour la marier à Achille: je vantai la gloire de ce héros, qui refusait de partir avec les Grecs, s'il ne recevait à Phthie une compagne de notre sang.» (Eurip., v. 97-103.)

2« Et comment Achille, frustré de cet hymen, ne s'élèvera-t-il pas, tout bouillant de colère, contre toi et contre Clytemnestre?» (Eurip., v. 124-126.)

3 Agamemnon n'ose pas dire barbare, et il appelle un arrét le caprice des dieux et sa faiblesse.

« Latona tacitum pertentant gaudia pectus. » (Virg. 1. I, v. 506.) Euripide place ce détail dans la bouche du vieillard : «< Tyndare m'a donné à son épouse, comme une partie de sa dot, et m'a attaché comme un homme sûr à son service. » (V. 46-48.) Racine l'a fait passer du service de la reine à celui d'Agamemnon, pour justifier sa présence.

Prends cette lettre, cours au-devant de la reine,
Et suis sans t'arrêter le chemin de Mycène.
Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer,
Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte point, prends un fidèle guide 1:
Si ma fille une fois met le pied dans l'Aulide,
Elle est morte: Calchas, qui l'attend en ces lieux,
Fera taire nos pleurs2, fera parler les dieux;
Et la religion, contre nous irritée,

Par les timides Grecs sera seule écoutée ;
Ceux même dont ma gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur brigue et leur prétention,
M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse...
Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.
Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,
Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
Que, s'il se peut, ma fille, à jamais abusée,
Ignore à quel péril je l'avais exposée;
D'une mère en fureur épargne-moi les cris;
Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris.
Pour renvoyer la fille et la mère offensée,
Je leur écris qu'Achille a changé de pensée ;
Et qu'il veut désormais, jusques à son retour,
Différer cet hymen que pressait son amour.
Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en secret cette jeune Ériphile
Que lui-même captive amena de Lesbos,
Et qu'auprès de ma fille on garde dans Argos.
C'est leur en dire assez le reste, il le faut taire.
Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire 3;
Déjà même l'on entre, et j'entends quelque bruit.
C'est Achille. Va, pars. Dieux! Ulysse le suit!

1 Le poëte grec anime la fin de cette scène par un dialogue où le vieillard, immobile et muet dans Racine, intervient par des réponses conformes à son caractère et à sa condition : «AG.: Allons, précipite tes pas; oublie ta vieillesse. LE VIEIL. J'y cours,

oroi! - AG. Ne t'arrête point près des fontaines ombragées, ne cède pas aux douceurs du sommeil. LE VIEIL.: Point de mauvais présages! AG. Surtout, à l'endroit où la route se sépare en deux, regarde bien, de peur qu'un char, emporté par des roues rapides, n'échappe à ta vue, et n'amène ma fille auprès des vaisseaux des Grecs. Si tu rencontres son cortége, saisis le frein des coursiers, et fais-les retourner en arrière, vers les murs bâtis par les Cyclopes. LE VIEIL. Tu seras obéi. AG.: Franchis donc ces barrières. » (V. 138-152.)

2 Fera taire nos pleurs. On oublie la hardiesse de cette métaphore, tant elle est juste. On peut imposer silence aux pleurs, puisqu'ils ont un langage.

3« Déjà cette lampe pâlit devant la lueur de l'aurore et le feu des quatre coursiers du soleil. » (Eurip., v. 155-7.)

4 Racine substitue heureusement Ulysse au personnage de Ménélas, que lui donnait Euripide.

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