Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit? AGAMEMNON. Heureux qui, satisfait de son humble fortune, ARCAS. Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage? L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez ; 1 Ce vers est magnifique; mais, comme le remarque judicieusement M. Patin : « Chez Racine, l'esclave parle comme le maître. C'est que ce n'est point un esclave, mais simplement un confident. Il en est autrement chez Euripide; ce vieillard, auquel a recours dans sa détresse Agamemnon, a son caractère, son langage: l'infériorité de sa condition est marquée par celle de son langage. Dans la pièce grecque, c'est Agamemnon qui dit : « On n'entend ni le chant des oiseaux ni le bruit de la mer. Les vents se taisent sur l'Euripe. » 2 Euripide: AT. Ζηλῶ σε, γέρον, Ζηλῶ δ ̓ ἀνδρῶν ὃς ἀκίνδυνον Βίον ἐξεπέρασ ̓ ἀγνώς, ἀκλεής. «Je te porte envie, ô vieillard! Heureux l'homme qui, sans nom et sans gloire, mène une vie exempte de dangers. >> 3 « Grâce au mot tous, dit La Harpe, quelle place tiennent dans ce vers, comme dans l'imagination, ces mille vaisseaux ! » 4 Euripide: Οὐκ ἐπὶ πᾶσιν σ' ἐφύτευσ ̓ ἀγαθοῖς, Αγάμεμνον, Ατρεύς. Δεῖ δέ σε χαίρειν καὶ λυπεῖσθαι Θνητὸς γὰρ ἔφυς. « Pour un bonheur sans mélange Atrée ne t'a point engendré, Agamemnon! il te faut jouir et souffrir, car tu es né mortel. » Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change, AGAMEMNON. Non, tu ne mourras point; je n'y puis consentir. Seigneur... ARCAS. AGAMEMNON. Tu vois mon trouble; apprends ce qui le cause Et juge s'il est temps, ami, que je repose. Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés Une fille du sang d'Hélène, De Diane, en ces lieux, n'ensanglante l'autel. 1 Euripide décrit avec plus de détails l'agitation du roi : « Mais, à la lueur de cette lampe, tu écris une lettre que tu tiens encore à la main, puis tu effaces ce que tu as écrit; tu y mets ton cachet pour le briser ensuite, puis tu jettes à terre ces tablettes, le visage inondé de chaudes larmes : enfin des signes de la démence, aucun ne te manque. Qu'as-tu donc? qu'as-tu? O roi! qu'est-il survenu? allons, déclare-moi la cause de ton trouble. » (V. 35-44.) 2 On a critiqué le mot avertir dans le sens d'instruire, comme impropre. Racine l'avait déjà employé dans Bajazet, act. IV, SC. III: ATALIDE. Eh quoi, madame! Osmin... ROXANE. Etait mal averti. 3 Deux vers de Virgile ont concouru à former celui-ci : « Remigio... fatigant.» (L. VIII, v. 94.) « In lento luctantur marmore. » (L. VII, v. 28.) 4 Ainsi dans Mithridate, act. I, sc. I: Quel devins-je au récit du crime de ma mère ! Surpris, comme tu peux penser, De quel front, immolant tout l'État à ma fille, 1 Cet oracle est tiré du prologue de l'Iphigénie en Tauride d'Euripide. En voici la traduction : « Mais en présence d'une mer impraticable et des vents contraires, il a recours aux sacrifices, et Calchas répond: « O toi qui commandes l'armée des Grecs, Aga«memnon, tes vaisseaux ne sortiront point du port avant que Diane n'ait reçu pour victime ta fille Iphigénie. Tu fis vœu d'immoler à la « déesse qui éclaire les cieux, ce que l'année produirait de plus beau. Ton épouse Clytemnestre a enfanté dans ton palais une fille: c'est «elle que tu dois immoler. » (Euripide, v. 15-24, trad. de M. Artaud, t. II, p. 84.) 2«En entendant cet oracle, j'ordonnai à Talthybius de proclamer à haute voix le départ de l'armée, décidé que j'étais à ne point souffrir que ma fille fût immolée. » V. 94-96. 3 « Turpemque trahens inglorius alvum, » ( Virg.) Voulait revoir ma fille, et partir son époux'. ARCAS. Et ne craignez-vous point l'impatient Achille ?? Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom? Achille était absent; et son père Pelée, Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras: T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi 5. 1 << Mais mon frère, par tous les artifices du langage, me força de consentir à ce terrible sacrifice. J'écrivis, j'ordonnai à la reine d'envoyer sa fille pour la marier à Achille: je vantai la gloire de ce héros, qui refusait de partir avec les Grecs, s'il ne recevait à Phthie une compagne de notre sang.» (Eurip., v. 97-103.) 2« Et comment Achille, frustré de cet hymen, ne s'élèvera-t-il pas, tout bouillant de colère, contre toi et contre Clytemnestre?» (Eurip., v. 124-126.) 3 Agamemnon n'ose pas dire barbare, et il appelle un arrét le caprice des dieux et sa faiblesse. « Latona tacitum pertentant gaudia pectus. » (Virg. 1. I, v. 506.) Euripide place ce détail dans la bouche du vieillard : «< Tyndare m'a donné à son épouse, comme une partie de sa dot, et m'a attaché comme un homme sûr à son service. » (V. 46-48.) Racine l'a fait passer du service de la reine à celui d'Agamemnon, pour justifier sa présence. Prends cette lettre, cours au-devant de la reine, Par les timides Grecs sera seule écoutée ; 1 Le poëte grec anime la fin de cette scène par un dialogue où le vieillard, immobile et muet dans Racine, intervient par des réponses conformes à son caractère et à sa condition : «AG.: Allons, précipite tes pas; oublie ta vieillesse. LE VIEIL. J'y cours, oroi! - AG. Ne t'arrête point près des fontaines ombragées, ne cède pas aux douceurs du sommeil. LE VIEIL.: Point de mauvais présages! AG. Surtout, à l'endroit où la route se sépare en deux, regarde bien, de peur qu'un char, emporté par des roues rapides, n'échappe à ta vue, et n'amène ma fille auprès des vaisseaux des Grecs. Si tu rencontres son cortége, saisis le frein des coursiers, et fais-les retourner en arrière, vers les murs bâtis par les Cyclopes. LE VIEIL. Tu seras obéi. AG.: Franchis donc ces barrières. » (V. 138-152.) 2 Fera taire nos pleurs. On oublie la hardiesse de cette métaphore, tant elle est juste. On peut imposer silence aux pleurs, puisqu'ils ont un langage. 3« Déjà cette lampe pâlit devant la lueur de l'aurore et le feu des quatre coursiers du soleil. » (Eurip., v. 155-7.) 4 Racine substitue heureusement Ulysse au personnage de Ménélas, que lui donnait Euripide. |