évident, il n'en était que plus délicat à extirper. Giraud crut donc prudent de dissimuler son mécontentement: il s'adressa en particulier à l'abbesse, lui ouvrit les yeux sur le désordre qui s'introduisait dans son monastère, et ce n'est qu'après avoir obtenu son assentiment qu'il osa attaquer le mal en face. Touchées par ce discours, dans lequel le zélé directeur avait su adroitement tempérer la rudesse des préceptes par la douceur et par l'onction, comme il convenait, toutes les religieuses se firent à l'instant couper les cheveux, et il fut ajouté aux statuts qu'à l'avenir aucune religieuse ne porterait de longs cheveux (1). Le moyen-âge, on le sait, en voulant s'élever à un idéal surnaturel de vertu et d'héroïsme, est plus d'une fois descendu à des raffinements et à des témérités bizarres. On connaît l'histoire de ce moine d'Alexandrie qui, la nuit, parcourait les repaires les plus infâmes pour en arracher les victimes du vice et de la misère (2). (1) Giraudo igitur prædicante regnum Dei et dicta fratris confirmante, contigit ad moniales Fontis Ebraldi prædicationis gratiâ declinare; ingressusque capitulum, vidit in mulieribus illis, Deo et angelis dicatis, abominabile monstrum. Nam crinium suorum tortura et circumdatura more meretricio falcras et manticas prætedebat posterius, cornua anterius. Inspectis ergo cornulis illis rationabilibus bestiis, cœpit primo eas attrahere blanditiis; sciebat namque generosum esse hominis animum, ut ducatur potius quam trahatur, et solitariam prius aggressus est abbatissam, sciens quod alias facilius vendicaret per ipsam, nec facile membra præstarent dissensum, ubi capitis præambulum viderent consensum : Domina inquit, abbatissa, unum munusculum peto à vobis ; quæso ne negaveritis. Assensit abbatissa; in idipsum assensæ sunt et reliquæ omnes. Mox exerens linquam, quam in talibus satis habeta dissertam, edidit eis apostolicam formam mulieribus impositam, Non in tortis, inquit, crinibus, aut circumdatura auri et argenti, et incipiens ab hâc scripturâ apostoli Petri: Volo, inquit, ut singulæ detis mihi incontinenti omnes capillos capitis vestri. Quomodo enim tolerandum est in sanctimoniali fœminâ, quod apostolus damnat in sæculari matronâ. Spiritu sancto suscitaute, et per os Giraudi suggerente, tondentur universæ repente, et pro lege deinceps statuitur ut à nullâ moniali in posterum coma nutriatur. (2) Vitalis Alexandriæ monachi, mira erat caritatis industria, qui prostibula sæpe adibat fæminarum, et, cum eâ quæ impudentiore lasciviâ diffluere videbatur, noctem pactus, pretium afferebat; admissus autem, in aliquo fornicis angulo procumbens, orationi vacabat donec illucesceret dies. Factum admirans mulier cogebatur interim tacita intra se cogitare non certe quantum lucri Au commencement du XIIe siècle, le bienheureux Robert d'Arbrissel, cédant à la même exagération, entreprit de montrer que la continence pouvait aussi avoir ses héros, en soutenant contre la nature ces défis singuliers qui excitèrent l'étonnement d'un siècle où les mœurs étaient encore grossières, quoique la foi brillât alors du plus vif éclat. A l'exemple de son maître, Giraud de Salles fit également éclater sa vertu en opérant, à Saint-Maixent, dans une circonstance assez étrange, une conversion qui fut regardée comme miraculeuse. Lorsqu'il entrait dans une ville pour y faire entendre la parole de Dieu, Giraud, selon le précepte évangélique, avait coutume d'accepter l'hospitalité chez la première personne qui l'en invitait. Or, il arriva que dans un voyage qu'il fit à Saint-Maixent, il fut abordé à l'entrée de la ville par une fille de mauvaise vie qui eut l'impudence de l'inviter à descendre chez elle. Le pieux missionnaire, bien loin de soupçonner à qui il avait affaire, accepte sans défiance l'invitation et promet à cette femme de descendre chez elle. Des personnes honnêtes courent l'avertir et le supplient d'accepter leur maison pour son logis. Giraud refuse en disant que Dieu se servirait de sa présence dans cette maison infâme pour opérer la conversion de cette fille, plutôt que de laisser succomber son serviteur à de grossières embûches, En effet, après avoir prêché jusqu'à midi, Giraud se fit conduire dans la maison indiquée pour s'y reposer. Le repas du soir terminé, le saint homme se mit au lit. La courtisane, s'approchant alors de lui, le pria de lui faire un peu de place. « Volontiers, répond Giraud, mais éloignez-vous un instant. » En même temps, il se lève, s'approche du foyer rempli de charbons enflammés, en fait un amas au milieu de la chambre, se couvre de son mantean, et, s'adressant à la courtisane, il l'invite, si elle l'ose, à venir par fecisset, sed quantum turpiter vivendo cœleste numen offendisset. Sed per versâ hominum opinione jactatus, palam audiebat quod frequens circa lupanaria esset, ut facile intelligam hujusmodi mulierum correctionem tanto cum salutis et famæ discrimine, tanto cum labore et industriâ a sanctissimis viris tentatam, quam exiguo cum fructu sæpe successerit. (Acta sanctorum, VII cal. februarii, p. 269.) tager cette couche. A cette vue, cette malheureuse, vaincue par la grâce d'en haut, se jette à ses pieds en fondant en larmes. Touchée d'un repentir sincère, dit le biographe de Giraud, elle se coupa les cheveux et se fit conduire à Fontevrault, où elle se fit recevoir parmi les filles pénitentes. Ce voyage de Giraud de Salles à Saint-Maixent eut lieu, vraisemblablement, à l'occasion de l'établissement de ses disciples aux Châtelliers. Une note intitulée: Observations sur la fondation de l'abbaye des Châtelliers, contenue dans le tome 55 de la collection de dom Fonteneau, nous fournit à ce sujet quelques détails qui complèteront ceux que j'ai donnés en tête de cette Notice. << La croyance commune, dit l'auteur anonyme de cette note, écrite au milieu du siècle dernier, est que la première fondation de l'abbaye des Châtelliers fut faite par saint Giraud, dans un lieu où s'est formé depuis un hameau assis dans l'étendue du territoire de la parroisse de Chantecors et dénommé SaintGiraud, lequel est dépendant de l'abbaye. On y voit encore quelques fondations d'un bâtiment qu'on dit avoir été la chapelle du saint, mais qui était seulement l'oratoire des religieux (1). L'emplacement est resté inculte et n'a jamais été assencé par les religieux, par vénération pour le lieu saint. Dans une des extrémités, on voit encore une statue que l'on distingue parfaitement avoir représenté la sainte Vierge. Des baillettes du XIVe siècle font mention de cette chapelle. << Le titre primordial ne se se trouve point; il aura subi, sans doute, le sort de tant d'autres de la même abbaye, qui, quoique existants, ne peuvent ne se lire ou ne se présentent que par lambeaux. Il peut se faire aussi qu'ils soyent devenus la proye des flammes, dans les incendies survenus dans les guerres ou autrement. La charte la plus ancienne qui se trouve est de 1159, du tems d'Aimeri, premier abbé; elle est de Calo de Rochefort. « Le titre primordial de la fondation perdu, comme il a été observé, on se trouve sans ressource du côté de l'antiquité, pour (1) Cette chapelle n'est pas mentionnée dans le Pouillé du diocèse de Poitiers, publié par M. Beauchet-Filleau. constater au juste quels sont les véritables fondateurs ou dotateurs de l'abbaye des Châtelliers. Les titres anciens qui restent ne sont que des donations ou augmentations: tous supposent la fondation existante. La croyance commune est que cette abbaye est de fondation royale; cette dénomination lui est attribuée par des actes d'une date reculée ; dans tous les modernes et dans le public, elle est dénommée abbaye royale. L'écusson de la maison vient à l'appui de cette croyance : c'est une tour adossée de deux tourelles, (ce qui a rapport à la dénomination du lieu et peut passer pour des armes parlantes); dans un coin de l'écusson, dans la partie supérieure, est une fleur de lis isolée. De l'autre côté, le champ est semé de trèfles qui peuvent représenter la maison de Rochefort comme bienfaiteur: il se trouve, en effet, dans les chartes plusieurs monuments de leurs libéralités; nulle part néanmoins le titre de fondateurs. >> Contrairement à l'opinion émise par l'auteur de cette note, et malgré l'absence des titres primitifs de la fondation, nous inclinons à penser que les seigneurs de Rochefort ont été réellement les fondateurs de l'abbaye des Châtelliers. L'auteur du Pouillé du diocèse de Poitiers, de 1782, va même jusqu'à avancer positivement que cette abbaye « a été bâtie dans un fonds donné par Ebbon de Rochefort, seigneur d'Aubigny. » Nous ignorons sur quel fondement repose cette affirmation qui nous paraît contestable. Cette question, d'ailleurs, ne saurait avoir pour nous qu'un intérêt secondaire; mais il en était autrement pour les religieux des Châtelliers. C'est ce qui nous explique le long et important procès que les religieux soutinrent, de 1466 à 1474, contre Jean de Chourses, époux de Marie de Vivonne, issue de la maison de Rochefort. A la mort de cette dame, Jean de Chourses fit peindre, à l'intérieur et à l'extérieur de l'église, une litre funèbre à ses armes, comme il se pratiquait à la mort des seigneurs patrons ou fondateurs. Il s'en suivit un procès, dont on trouve les principales pièces dans le Cartulaire, et qui se termina par une lettre de Louis XI, donnant gain de cause aux religieux dans leur opposition. La propre mère du roi, femme de Charles VII, étant morte aux Châtelliers, en 4463, et ayant fait des legs importants à cette ab baye, ce prince ordonna de faire apposer aux murs les armes de la reine et reconnut l'abbaye comme étant de fondation royale (1). Moins d'un an après l'établissement de ses disciples aux Châtelliers, Giraud de Salles, qui avait promis de les visiter avant sa mort, rendit le dernier soupir entre leurs bras. Dans un dernier voyage qu'il avait fait, peu de temps auparavant, à l'Absie-en-Gâtine, pour y établir, comme il l'avait fait ailleurs, la règle de saint Benoît, et ériger cet ermitage en abbaye régulière, pressé d'achever son œuvre, il avait passé près des Châtelliers sans s'y arrêter, comme il avait coutume de le faire, en promettant à ses disciples de revenir bientôt. Sa mission à l'Absie terminée, Giraud se disposait à se rendre aux Châtelliers, lorsqu'il sentit les premières atteintes d'une fière violente. Malgré les soins assidus de ses disciples, qui conservaient l'espoir de le ramener à la santé, il reconnut bientôt que sa mort était proche (2). Il fit alors venir le seigneur du pays, nommé Tirol (3), et le pria de le faire trans (1) V. le Cartulaire de l'abbaye des Châtelliers, numéros CCXXIX, CCXXX, CCXXXIV, CCXXXVIII, CCXLI. (2) Quodam die, cum Giraudus secus Castellaria transiret, et locum Absiæ peteret, ut ibi, sicut in multis jam locis fecerat, de heremitario abbatiam constitueret, fratres illâ vice non visitavit, ut consueverat, mandavitque fratribus ne transitum ejus ægre ferrent; sed expleto Absiæ opere eum venturum veracius expectarent; clerici etenim Absienses sicut et Castellarienses erant et heremitæ domino famulantes in puritate vitæ. Absiam itaque pervenit et quæ circa fratres desideraverat, devote complevit. Interea Dominus tyronem suum tam emeritum et virtutum ac operum numerositate refertum volens remunerare, triticumque purgatum septuplum in horrea cœlorum congregare, per febrim, nuncium, voluit vocare; repente cœpit infirmari, et cum eo fratres sunt infirmati. Decubuit lecto, et vicissim univeri cum eo. Quis non tanto patri infirmanti non coinfirmaretur! Ipse tamen sciebat quid de eo Deus esset facturus, cæteri nesciebant. Exierat tamen sermo inter fratres quod magister ista vice non moritur; sibi placentia imaginabantur, et ex abundantiâ cordis loquebantur. Cæterum Deus aliter disposuerat. Giraudus igitur sciens quæ futura erant super eum, recogitansque quid Castellariensibus promiserat, per se ipsum præstare cœpit de promisso inter discipulos, quos ad hoc convocaverat in vicum, qui omnes voce consuluerunt et unanimi competentius, sive viveret, sive moreretur, eum esse Castellariis, quam alibi (Vita B. Giraudi). (3) Ce personnage est sans doute le même que Hugo Tirol, qui figure dans un certain nombre de Chartes de la fin du XIe et du commencement du XIIe |